Entretien avec VALERI KARBALEVITCH, journaliste et politologue indépendant à Minsk, auteur du livre Le satrape de Biélorussie : Alexandre Loukachenko, dernier tyran d’Europe, François Bourin, coll. Les Moutons Noirs, 2012.

Propos recueillis par Natalia Kanevsky.

Après les arrestations de masse de l’été-automne 2020, l’opposition au Bélarus est exsangue. Svetlana Tikhanovskaïa, qui a défié Loukachenko aux élections présidentielles du 9 août 2020, contrainte depuis de vivre en exil (en Lituanie), reste un vrai symbole, mais combien de temps encore réussira-t-elle à porter ce flambeau ? Aujourd’hui, quand la rue est réduite au silence, le poids de tous les centres d’opposition en exil diminue lui aussi. Valéri Karbalevitch n’est pas optimiste quant à l’avenir du pays. Selon cet analyste, Moscou compte sur la nouvelle constitution bélarusse pour restreindre radicalement les pouvoirs du président ; des partis politiques pro-russes verront le jour avec le soutien de la Russie, et ils gagneront les élections. C’est ainsi que la Russie cherche à garantir ses intérêts au Bélarus à long terme.

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Valéri Karbalevitch, photo envoyée par l’auteur

Natalia Kanevsky : Pendant des années, le modèle social biélorusse subsistait en grande partie grâce aux subventions économiques russes. Cependant, vers la fin de 2018, la Russie a pris une décision politique de réduire, voire de stopper ces subventions, si le Bélarus n’avançait pas sur la voie d’intégration avec la Russie. Mais Minsk et Moscou ne voient pas cette intégration, exposée dans plusieurs feuilles de route, de la même façon. Serait-il à présent plus facile pour Moscou de faire avaler cette pilule à Loukachenko ?

Valéri Karbalevitch : En 2019, les négociations n’ont pas abouti, à cause de la dernière, la 31e feuille de route. Celle-ci parlait de la création d’institutions supra-étatiques, et du passage à la monnaie unique. Mais la partie biélorusse a refusé de négocier sur ce sujet car il s’agissait d’une menace sur la souveraineté. Or, pour la Russie, c’était tout ou rien. L’année 2020 et la révolution biélorusse sont arrivées ensuite, et ce sujet a été mis de côté. Il ressurgit maintenant, en 2021, et la Russie est certaine que cette fois le Bélarus ne pourra pas lui échapper, car Loukachenko se trouve en situation vulnérable : il est discrédité en Occident et sa propre société ne lui fait pas confiance.

Il est encore trop tôt pour juger si ce calcul russe est juste. Mais les premiers signaux laissent peu de doutes : Alexandre Loukachenko a confirmé que lors de sa rencontre de quatre heures avec Vladimir Poutine, le 22 avril dernier à Moscou, ils ont évoqué les 25 feuilles de route qui seront, d’après lui, élaborées d’ici l’automne, et signées par la suite. On ne sait pas si la fameuse 31e feuille de route — de jure l’anéantissement de l’Etat biélorusse souverain — fait partie de ce nouveau paquet proposé par la Russie. Ce projet est classé secret d’Etat. Même les membres du parlement biélorusse, sans parler de la presse, n’en savent rien.

Dans ce vide médiatique on pourrait bien imaginer que le « deal » que Poutine propose à Loukachenko est de lui garantir une présidence tranquille en échange de sa loyauté sans condition. Est-ce le cas ?

Le Kremlin voit bien au-delà du président impopulaire actuel. En septembre 2020, en pleine crise politique au Belarus, Poutine a rencontré Loukachenko à Sotchi. A la suite de cette rencontre, le ministre russe des affaires étrangères Serguei Lavrov a accordé une interview à la chaîne RTVi où il a affirmé : la Russie garantit à Loukachenko un soutien immédiat, à condition qu’il commence sans tarder la transition du pouvoir — tout d’abord, la réforme constitutionnelle, et ensuite, les élections présidentielles et législatives anticipées Foreign Minister Sergey Lavrov’s interview with RTVI television, Moscow, September 17, 2020 – News – The Ministry of Foreign Affairs of the Russian Federation (mid.ru) .

Pourtant, en rentrant à Minsk, Loukachenko a commencé à freiner ce processus. Il a promis un référendum sur la constitution au début de 2021, et par la suite, peut-être, des élections anticipées, mais rien ne bouge. De son côté, la Russie a relâché la pression, car Loukachenko a su rétablir le contrôle de la situation.

Pourquoi Alexandre Loukachenko qui, comme Vladimir Poutine, est adepte du pouvoir autoritaire illimité dans l’espace et dans le temps, ne convient-il pas à Moscou ?

Après des protestations de masse au Bélarus, Moscou a dû comprendre que Loukachenko était une personnalité toxique sur laquelle il serait dangereux de parier à long terme. Moscou souhaite que la situation soit plus claire et moins explosive. Et puis, Loukachenko n’est jamais convenu avec la Russie sur 100% des sujets. Il a essayé de garder un équilibre dans les relations entre la Russie et l’Occident, et entre la Russie et l’Ukraine. Il a longtemps essayé de garder sa neutralité vis-à-vis du conflit ukraino-russe. Il ne souhaite toujours pas céder aux capitaux russes les entreprises clés de l’économie biélorusse. Loukachenko se bat contre l’intégration économique. Il n’est toujours pas prêt à assumer les schémas que Poutine impose. Il ne s’agit donc pas d’un président marionnette à 100%, et le Kremlin aspire désormais à l’époque post-Loukachenko.

Pensez-vous que Moscou a jeté son dévolu sur un successeur possible ?

A ce jour, le Kremlin n’y a fait aucune allusion. En fait, Moscou espère que la nouvelle Constitution biélorusse, issue de la réforme, va restreindre radicalement les pouvoirs du président. Cela va engendrer un processus politique normal au Bélarus, et les partis politiques pro-russes vont voir le jour, avec le soutien de la Russie. Ils vont gagner les élections car le sentiment prorusse dans la société biélorusse reste très élevé [NDR : cette perception est toutefois contestée par certains analystes, la révolution et la répression ayant considérablement fait changer les esprits], et ils seront en mesure de former le gouvernement. C’est ainsi que la Russie vise à garantir ses intérêts au Bélarus.

Le 19 avril, à trois jours de la visite de Loukachenko à Moscou, Washington a renouvelé les sanctions économiques, suspendues depuis 2015, contre neuf compagnies énergétiques biélorusses. Cette démarche s’ajoute aux sanctions européennes déjà en place. Peut-on dire que, vu de Minsk, l’Occident ne laisse pas d’autre choix au Bélarus, que de se jeter dans les bras de son grand voisin ?

Ce dilemme vis-à-vis du Bélarus a toujours existé aux Etats-Unis et en Europe. Il y a ceux qui disaient : il ne faut pas mettre trop de pression sur Loukachenko car cela va mener à son rapprochement avec Moscou. Mais aujourd’hui la situation a changé. Aujourd’hui, Loukachenko lui-même a fait le choix en faveur de la Russie. Il a délibérément coupé le vecteur occidental de sa politique ; il a renoncé à la coopération avec l’Occident, notamment avec l’Union européenne. Il vient d’accuser les Etats-Unis de la préparation d’un coup d’Etat au Bélarus et de son propre assassinat [NDR : cette accusation sans fondement a été aussi reprise par Vladimir Poutine lors de sa dernière conférence de presse].

Etant donné que les entreprises touchées par les sanctions ont déjà un très faible niveau de collaboration avec les pays occidentaux, l’impact principal de ces sanctions concerne le secteur financier biélorusse. Celui-ci est à présent complètement coupé du système financier international, et cela signifie, entre autres, que le Bélarus ne peut plus obtenir de crédits occidentaux, ce qui le lie encore plus à la Russie et fournit à cette dernière un puissant levier de pression sur Loukachenko.

Svetlana Tikhanovskaïa qui a défié Loukachenko aux élections présidentielles frauduleuses de 9 août 2020, contrainte depuis de vivre en exil en Lituanie, est un vrai symbole, mais combien de temps réussira-t-elle à maintenir ce flambeau ?

C’est un symbole, un visage, un étendard de l’opposition biélorusse, plutôt qu’un vrai leader. Selon tous les indicateurs indirects, la majorité des Biélorusses ont réellement voté pour elle. Mais son poids politique dépend directement de l’activité de l’opposition au Bélarus. Lors des protestations de l’année dernière, le poids politique de Tikhanovskaïa et de ses partisans était très important. Aujourd’hui, quand la rue a été réduite au silence, le poids de tous les centres d’opposition en exil diminue lui aussi. Cependant, à l’étranger, l’ex-mère au foyer devenue l’ennemie numéro 1 du régime biélorusse, reste très active : fin avril, la veille de sa visite en Italie, dans une interview au journal italien La Repubblica, Svetlana Tikhanovskaïa a appelé l’Europe à « faire preuve d’un plus grand courage face à Loukachenko ».

Née à Sébastopol, elle a construit sa carrière en Israël et en France, en tant que journaliste et traductrice. Installée en France depuis 2013, elle était la correspondante de Radio Free Europe / Radio Liberty à Paris. Elle est à présent la correspondante en France de la radio publique d’Israël, ainsi que traductrice et interprète assermentée près la Cour d'Appel d'Amiens.

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