Poutine oublie les alliés de l’URSS en évoquant la défaite nazie

Le 9 mai, comme chaque année, l’armée russe a fait la démonstration de ses armements et de la fière allure de ses hommes et femmes sous les drapeaux lors du défilé sur la place Rouge. Les invités étrangers, eux, n’étaient pas légion : à noter toutefois le président tadjik Emomali Rahmon et Marion Maréchal. À l’occasion de la fête de la Victoire sur l’Allemagne nazie, devenue la principale fête du pays, Vladimir Poutine a prononcé un discours où il a affirmé que, dans les combats décisifs, le peuple soviétique s’est battu seul. Il est revenu au traitement de la Grande Guerre patriotique (1941-1945) dans les manuels scolaires de l’époque Brejnev. Cette affirmation révisionniste, suivie d’autres, où il paraît assimiler tous ceux qui s’élèvent contre les agressions du régime à des « nazis », a provoqué de nombreuses réactions indignées dans la société russe. La quintessence de celles-ci a été formulée par Léonid Gozman, homme politique d’opposition, connu notamment pour ses critiques de la réécriture de l’histoire qui est à l’œuvre en Russie, où le discours officiel essaie de gommer ou de justifier les « taches sombres » de la période stalinienne, notamment le pacte Molotov-Ribbentrop, assorti de protocoles secrets sur le partage de l’Europe entre deux puissances agressives, l’URSS et l’Allemagne nazie.

Allocution de Vladimir Poutine lors du défilé de la Victoire à Moscou le 9 mai, place rouge (extraits)

Выступление Владимира Путина на параде Победы в Москве. Полный текст – ТАСС (tass.ru)

Je vous souhaite une heureuse fête de la Victoire ! Une Victoire dont la signification a une portée historique colossale pour le monde entier. Tous mes compliments à l’occasion de ce jour qui fut, est et restera sacré pour la Russie, pour notre peuple. […]

Nous nous souviendrons toujours que cet exploit grandiose a été accompli par le peuple soviétique. Aux moments les plus difficiles de la guerre, au cours des batailles décisives, qui ont déterminé l’issue de la lutte contre le fascisme, notre peuple était seul, seul sur le chemin semé d’embûches, d’actes héroïques et de sacrifices, qui l’a mené vers la Victoire. Il s’est battu à mort sur toutes les frontières, lors des combats les plus féroces livrés sur terre, sur mer et dans les airs. […]

Près d’un siècle nous sépare des événements qui ont vu, au cœur de l’Europe, la bête immonde du nazisme gagner en force et en sauvagerie avec insolence. Les mots d’ordre prônant la supériorité raciale et nationale, l’antisémitisme et la russophobie, résonnaient de manière toujours plus cynique. Les accords destinés à empêcher que l’on ne dérive vers une guerre mondiale ont été aisément annulés.

L’histoire exige que l’on tire des conclusions et des leçons. Mais, malheureusement, bien des aspects de l’idéologie des nazis, de ceux qui étaient possédés par la théorie délirante de leur propre distinction, cherchent à reprendre du service.

Il ne s’agit pas seulement là de radicaux de différentes espèces et de groupes terroristes internationaux. Aujourd’hui nous assistons au rassemblement des bourreaux réchappés de cette époque et de leurs continuateurs, à des tentatives de réécriture de l’histoire, de justification des traîtres et des criminels qui ont les mains couvertes du sang de centaines de milliers de gens pacifiques. […]

La Russie défend avec constance le droit international, tout en protégeant fermement ses intérêts nationaux et en assurant la sécurité de son peuple.

Les plus solides garants en sont les valeureuses forces armées de Russie, les héritiers des soldats de la Victoire.

Réaction de l’homme politique d’opposition Léonid Gozman

Речь президента — Блоги — Эхо Москвы, 09.05.2021 (echo.msk.ru)

Le discours du président

J’ai été sidéré par le discours de Vladimir Poutine au moment de la parade. D’ordinaire, ce discours est un rituel, une partie incontournable mais plutôt inconsistante des célébrations. Cette fois, il était tout autre.

Dans son bref discours, Poutine a réussi à dire beaucoup de choses — des choses effrayantes. Il a déclaré que pendant les années de guerre les plus dures nous étions seuls face à l’ennemi. On pouvait, certes, ne parler que de notre propre tragédie et de nos exploits. Mais le mot « seul » représente la négation de la réalité de la guerre mondiale. Poutine a trouvé le moyen de ne pas dire un mot sur ceux que même Staline avait appelés « nos vaillants alliés ». Il a fait comme si les combats en Afrique du Nord et en Asie n’avaient pas existé, pas plus que le Lend-Lease Act ou les bombardements de Londres. Aujourd’hui, comme hier, nous sommes seuls contre le monde. Ou peut-être avec Rahmon [le président du Tadjikistan, NDLR], le seul invité de ces célébrations.

De fait, il a assimilé à l’Allemagne nazie tous ceux avec qui l’État qu’il préside est aujourd’hui en conflit – autrement dit, le monde entier. Nous préparons-nous encore à la guerre ?

Il a de nouveau mentionné les traîtres, que rien ne peut justifier : une chance qu’il n’ait rien dit de la cinquième colonne.

Puisqu’il a débordé le cadre des vœux festifs, des questions surgissent. À son intention. Quel est le bilan de ce énième anniversaire de la Victoire ?

Nous sommes isolés, nous n’avons pas d’alliés, nous n’avons personne avec qui conclure ne serait-ce qu’un pacte scélérat, un nouveau Molotov-Ribbentrop. À l’époque, en 1945, on fêtait la victoire de l’humanité sur le mal planétaire. Il ne reste pas trace de ces ressources universelles ; nous sommes les uniques vainqueurs et nous sommes à nouveau entourés d’ennemis.

Nous avons brutalement enfreint les accords internationaux, nous nous sommes emparés de territoires étrangers, nous faisons la guerre en Ukraine et en Géorgie, pareilles choses ne pouvaient être imaginées même dans nos cauchemars. Le monde se rappelle de plus en plus souvent les années d’avant-guerre, mais à présent c’est nous qu’il considère comme la menace pesant sur l’humanité.

Nos anciens combattants – les rares à être encore parmi nous – ne vivent pas seulement plus mal que les vétérans allemands, ils vivent dans la pauvreté, pour ne pas dire la misère. Et ce n’est pas parce que notre pays est pauvre. L’État a de l’argent pour les armes et le sport, pour les palais et les avions de ses fonctionnaires, pour assurer leur protection rapprochée face à leur propre peuple, pour « aider » Loukachenko. L’État efface la dette de Cuba et de l’Afrique, mais il se décharge des soldats de cette guerre par des aumônes.

Et notre État ne s’est toujours pas repenti devant son peuple d’avoir conduit ces millions à la mort en raison de l’incompétence et de la cruauté de ses représentants d’alors, d’avoir laissé périr des soldats encerclés par l’ennemi, d’avoir abandonné des prisonniers à leur sort, d’avoir fusillé des combattants et des commandants de l’Armée rouge, d’avoir envoyé les vainqueurs dans des camps sur ordre de Staline.

J’ai peur pour notre pays !

Traduit par Ève Sorin

Pour aller plus loin : Le Régiment Immortel, Premier Parallèle

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