VIH/SIDA en Russie, une épidémie longtemps ignorée

Il y a quarante ans, en juin 1981, deux chercheurs français, Françoise Barré-Sinoussi et Luc Montagnier, découvraient une nouvelle forme virale de déficit immunitaire que l’on allait connaître désormais sous le nom de VIH. L’épidémie du SIDA s’est répandue dans le monde, sans épargner la Russie. Aujourd’hui, avec plus d’un million de personnes séropositives, la Russie figure parmi les pays les plus touchés par le VIH/SIDA, alors que les ONG russes et internationales tirent la sonnette d’alarme depuis plusieurs années.

Fin 2016, la ministre de la Santé russe, Veronika Skvortsova, provoque un tollé en parlant d’un million de personnes infectées par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) en Russie. La situation serait critique dans une dizaine de régions russes, celles qui affichent par ailleurs une flambée de consommation de drogues, comme Ekaterinbourg. Il s’agit d’un aveu d’une rare franchise au niveau officiel. Si le virus VIH est parmi les plus répandus en Russie, plusieurs raisons sanitaires, sociales et politiques ont mené à cette situation.

Diversification des canaux de transmission

Les premiers cas sont apparus en URSS en 1987 au sud de l’Ukraine (port d’Odessa) et depuis, le nombre de personnes séropositives n’a cessé de croître, passant de 78 500 en 2000 à 747 352 en 2019, selon le Service fédéral des statistiques. Fin 2017, le Programme commun des Nations unies sur le VIH/SIDA (ONUSIDA) a déclaré que la Russie était le troisième pays du monde en termes de nouvelles infections, derrière l’Afrique du Sud et le Nigeria. Cette année, la Russie enregistrait 71 porteurs de VIH pour 100 000 personnes, alors qu’en Europe centrale cet indicateur était de 3,2.

Dès son apparition en URSS, le VIH/SIDA est considéré comme un fléau réservé à certaines catégories de personnes à risque : les utilisateurs de drogues par injection (70 % des personnes infectées par le VIH au début des années 2000), des toxicomanes, des homosexuels et des prostitués. Le manque d’action en matière de traitement vis-à-vis des publics touchés, mais aussi de prévention à l’égard des « populations passerelles » aboutit à la diversification des voies de transmission. Les hétérosexuels représentent aujourd’hui plus de 50% des contaminations, selon l’Agence fédérale de lutte contre le SIDA. La transmission de la mère vers l’enfant lors des grossesses devient plus fréquente. Selon ONUSIDA, à partir de 2010, la Russie franchit le seuil (1% de la population active touchée dans le pays, plus de 2% pour certaines régions) qui fait qualifier la situation d’épidémie. Épidémie d’autant plus grave que la Russie connaît déjà une crise démographique : le nombre de personnes actives en Russie est passé de 88 millions en 2000 à 82 en 2019.

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Une campagne de sensibilisation au VIH. Tomsk, 2019 / AIDS Healthcare Foundation

Quand l’économie et la politique font mal à la santé publique

Dans les années 1990, le pays a d’autres urgences économiques et sociales à traiter, et les financements font cruellement défaut au secteur de santé publique comme à d’autres. La Russie est d’ailleurs toujours en retard en ce qui concerne les dépenses publiques pour la santé sur les pays de l’OCDE : en 2018, elle n’y consacre que 5,3% du PIB selon l’OCDE (pour comparer, la France y consacre 11,2% la même année). Mais outre les difficultés financières, les autorités montrent aussi des réticences à appliquer les stratégies de prévention (comme l’échange de seringues) et les traitements de substitution qui ont fait leurs preuves en Occident pour lutter contre la consommation des drogues ou le SIDA. Ainsi, la Russie est l’un des rares pays à interdire les traitements à la méthadone et à la buprénorphine pour les usagers de drogues injectables dès la fin des années 1990. En 2015, dans un Mémorandum pour la Cour européenne des droits de l’homme, la Russie expliquait sa position par la crainte d’augmentation du nombre de personnes dépendantes de ces traitements « qui pourraient basculer dans les activités criminelles et le terrorisme, dirigés contre l’État et les membres des organes du pouvoir », alors que la thérapie de substitution alimenterait la circulation des drogues et la corruption dans les établissements médiaux.

Marquées par les perceptions héritées de l’époque soviétique, la société et les autorités stigmatisent le VIH/SIDA comme résultat d’un comportement social déviant. L’ONUSIDA a longtemps pointé l’indifférence, sinon les préjugés, autour de ce problème en Russie et le manque de volonté politique face à son ampleur. Depuis 2014, la montée des valeurs conservatrices face à l’Occident, présenté comme amoral et décadent par la propagande des chaînes de la télévision fédérale, justifie encore plus le rejet des méthodes occidentales. C’est ainsi que les propositions de renforcement de l’éducation morale, spirituelle et religieuse à l’école sont de plus en plus souvent formulées comme les meilleurs remparts contre la propagation du VIH/SIDA par des personnalités politiques de premier plan, à commencer par l’ancienne ministre de la Santé Skvotsova. Le cas de la Crimée est parlant : l’utilisation de la méthadone, auparavant autorisée, a été interdite depuis l’annexion en 2014. Par conséquent, en 2015, l’envoyé spécial sur le SIDA pour l’ONU dans les pays d’Europe de l’Est et d’Asie centrale, Michel Kazatchkine, pointait l’augmentation du nombre de morts par overdose parmi les toxicomanes n’ayant plus accès aux traitements de substitution. Le nombre de personnes séropositives en Crimée est passé de 15 300 en 2014 à 21 836 en 2019. Les ONG étrangères, frappées par la loi sur les « agents de l’étranger », ont vu leurs capacités d’action se réduire : par exemple, The Global Fund a distribué des traitements antirétroviraux (ARV) à 66 000 patients en 2009, mais seulement à 4 300 en 2015 (d’après Sophie Hohmann, « L’épidémie de SIDA en Russie », Russie 2016, Regards de l’Observatoire franco-russe, Paris, 2017).

Vers une lente prise de conscience ?

Une lente prise de conscience semble pourtant s’opérer chez la population et les élites. Les perceptions de la population évoluent sur deux plans. D’une part, la crainte d’être contaminé est de plus en plus marquée : le nombre de ceux qui reconnaissent « avoir une peur permanente » ou « avoir peur » a augmenté de 27% à 45% entre 2008 et 2021. D’autre part, les sondages constatent un changement d’attitude à l’égard de plusieurs catégories de personnes dont la condition nécessite une politique spécifique de l’État, comme les sans-abri, les consommateurs de drogues, les prostitués. Les malades du VIH/SIDA sont parmi ceux qui bénéficient de l’évolution la plus positive dans les perceptions. Ainsi, en 2020, la réponse « ils doivent être aidés et soignés » est donnée par 79% des Russes interrogés, contre 53% en 1989, alors que le nombre de ceux qui exigent leur isolation sociale baisse de 25 % à 14 % pour la même période. En février 2019, un jeune blogueur très populaire, Iouri Doud, a donné un véritable coup de fouet à cette prise de conscience dans un documentaire qui dénonce l’attitude des autorités, mais aussi de la société : le film a été visionné plus de 21 millions de fois sur YouTube et aurait fait augmenter tant la vente des tests de SIDA que le nombre de personnes qui se sont déclarées et ont pu accéder aux traitements antirétroviraux.

En février 2020, une nouvelle stratégie de lutte contre le SIDA jusqu’en 2030 (après celle qui courait jusqu’en 2020) a été élaborée en tenant compte des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé. Elle prévoit l’augmentation des financements (qui restent néanmoins bien inférieurs à ceux des pays occidentaux), un meilleur dépistage et une plus large diffusion des traitements antirétroviraux. En 2019, pour la première fois depuis plusieurs années, le ministère de la Santé annonçait la réduction du nombre de nouvelles contaminations (de 7%) et de la mortalité (de 8%) grâce à une meilleure prise en charge et à la diffusion des thérapies ARV (que recevraient désormais 70% des malades). Il reste à espérer que cette tendance pourra s’ancrer dans la durée sans se briser contre des facteurs objectifs, comme la difficulté d’accès aux groupes de population à risque, mais aussi les procédures bureaucratiques, le manque de crédits, les réticences politiques et des considérations autres que celles de santé publique.

Tatiana Kastouéva-Jean est spécialiste des politiques intérieure et étrangère russes. Elle a enseigné les relations internationales à l’Institut d’État des relations internationales de Moscou (MGIMO). Actuellement, elle dirige le Centre Russie/Nouveaux états Indépendants (NEI) de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Elle dirige également la collection électronique trilingue Russie.Nei.Visions.

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