Guerre du Karabakh : comment l’image de la Russie s’est détériorée en Arménie et en Azerbaïdjan

Rien ne prouve qu’une Russie économiquement affaiblie ait cessé de voir les conflits non résolus comme un outil permettant de garder le contrôle sur ce qu’elle considère comme sa sphère d’influence. Le résultat de la guerre du Karabakh de 2020 pour la Russie pourrait se résumer ainsi : la Russie a facilité la fin des combats afin de renforcer sa présence militaire et d’accroître son contrôle coercitif sur la région. Mais cette lecture ne tient pas compte du fait que l’issue de la guerre du Karabakh a également offert une illustration frappante de la faiblesse de la Russie : une présence militaire accrue n’a pas empêché une nouvelle détérioration de l’autorité et de l’image de Moscou dans la région.

En Arménie, la récente guerre du Karabakh a mis en évidence la futilité d’avoir la Russie comme alliée, et en Azerbaïdjan, elle a provoqué un choc et un ressentiment au sein de la population. La Russie a servi de médiatrice pour un cessez-le-feu et a déployé des troupes, mais on s’attend à ce qu’elle fasse de son mieux pour retarder toute solution à long terme de ce conflit. Un climat de menaces « entretenues » et un cycle sans fin de récits nationalistes, tant en Arménie qu’en Azerbaïdjan, servent les intérêts de la Russie. Cela sert de justification à une plus grande présence militaire russe, qui à son tour dresse des obstacles encore plus élevés au rapprochement de ces pays avec les structures européennes et euro-atlantiques.

Certains en Europe peuvent déceler un rôle bénin de la Russie, qui produirait au moins une stabilité temporaire. Mais il ne faut pas oublier que c’est précisément la prolongation d’une situation de « ni paix, ni guerre » qui a conduit à l’irruption des combats l’an dernier.

Que peut faire l’Occident ? Situé à la périphérie de l’Europe, le Caucase du Sud se caractérise depuis la disparition de l’Union soviétique par une zone de « non-droit » : aucune des violations du droit international ou humanitaire dont nous avons été témoins en trois décennies n’a entraîné de conséquences pour les auteurs de ces violations. Une façon pour l’Occident de réduire l’influence de la Russie serait de contribuer à remédier à cette absence de responsabilité. Aider à créer les conditions permettant aux griefs de trouver une réparation juridique ou politique relève certainement d’une tâche complexe, mais cela pourrait contribuer à réduire l’emprise de la Russie. Une autre façon pour l’Occident d’agir serait de soutenir des efforts de réconciliation d’après-guerre, par le biais de contacts informels et de projets d’intégration dans les zones frontalières.

Cela peut sembler paradoxal, mais cette dernière guerre a fait naître dans certaines parties des sociétés arménienne et azerbaïdjanaise une plus grande conscience de la nécessité de compter sur soi-même plutôt que sur le grand voisin du nord ou sur d’autres puissances extérieures. Tenter de normaliser les relations entre les deux pays, au niveau régional et en tirant parti des contacts interpersonnels, est une idée qui a pris un nouvel élan. Cela contraste certes avec l’inertie de la « vieille » pensée des médiateurs européens qui se concentrent sur les acteurs étatiques sans envisager une approche plus normative et non partisane.

Le conflit concernant la région du Haut-Karabakh en Azerbaïdjan, peuplée d’une majorité d’Arméniens, s’est développé comme un héritage des politiques soviétiques en matière de nationalités. Sur les ruines de l’Union soviétique, il s’est transformé en une véritable guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, après leur accession à l’indépendance. À l’époque, les deux pays ont adopté des positions opposées vis-à-vis de Moscou. Le dirigeant démocratiquement élu de l’Azerbaïdjan, Elchibey, a fixé comme l’un de ses objectifs stratégiques le retrait total des bases soviétiques du territoire azerbaïdjanais et il a semblé être le premier président de toutes les républiques post-soviétiques à y parvenir (à l’exception de la base radar russe de Gabala).

L’Arménie, en revanche, a signé un accord de défense et de sécurité avec la Russie, autorisant non seulement le stationnement de bases russes, mais aussi la présence de gardes russes à ses frontières, et une dépendance totale en matière d’approvisionnement en armes russes.

Le refus de l’Azerbaïdjan d’accueillir des bases russes a eu un prix élevé : son premier gouvernement indépendant a été renversé, le pays a perdu le contrôle de 20 % de son territoire, y compris les zones situées en dehors des limites de la région autonome du Haut-Karabakh, et 700 000 personnes ont été déplacées.

L’embrasement du conflit du Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en septembre 2020 s’inscrit dans un contexte d’échec de la diplomatie internationale : le « groupe de Minsk » de l’OSCE était incapable depuis des années de dépasser le maintien du statu quo et d’apporter une solution durable, les États-Unis s’étaient quasiment retirés du dossier, l’UE a joué un rôle faible, et Bakou et Erevan ont fait preuve d’intransigeance. Quatre résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies datant de 1993 sur un retrait des troupes arméniennes étaient restées sur le papier. Entre-temps, la géopolitique a été partiellement redéfinie par une Turquie plus active et plus affirmée. La situation intérieure de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan a changé par rapport aux années 1990. En Azerbaïdjan, les libertés publiques ont été encore plus restreintes après de multiples répressions de la société civile. En 2014, l’Arménie était le théâtre d’une « révolution de couleur ». La Russie était désormais déterminée à punir les nouveaux dirigeants de l’Arménie, son vieil allié stratégique désormais en quête d’une plus grande indépendance politique, et cela se produisant trente ans après que la Russie eut exercé des pressions sur l’autre partie, l’Azerbaïdjan.

Les événements ont rapidement accéléré dans le sillage de la guerre de 2020. L’accord trilatéral entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, négocié par la Russie et signé à Moscou, a mis fin aux combats et établi un calendrier de mesures de cessez-le-feu, en particulier le déploiement de 1 960 soldats russes et de 470 véhicules blindés et autres dans la zone de conflit. Les observateurs ont noté le déploiement quasi immédiat de soldats russes dans le Haut-Karabakh. Le 10 novembre, au lendemain de la signature de l’accord trilatéral, l’agence de presse TASS rapportait que cinq avions IL-76 se dirigeaient vers l’Azerbaïdjan depuis Ulyanovsk en Russie. Les analystes relèvent aussi que les tensions survenues en mai 2021 à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan se sont produites alors que Lavrov effectuait une visite dans la région. La Russie a alors proposé sa médiation et la création d’une commission trilatérale sur la délimitation et la démarcation de la frontière.

L’intense activité de la Turquie dans la région a incité la Russie à ne pas s’impliquer dans un premier temps. Une autre raison de sa retenue était clairement sa volonté de faire pression sur le « rebelle » Pachinian en Arménie. Le rôle de la Turquie venait en fait parfaitement s’inscrire dans le vieux paradigme impérial de la Russie. En mettant à vif les sensibilités arméniennes, et avec le déclenchement de nouvelles hostilités entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, cela contribuerait à justifier la présence de la Russie dans la région en tant que « faiseuse de paix ».

Mais la passivité de la Russie pendant la guerre a aussi contribué au sentiment de l’Arménie de perdre le paradigme de sécurité dont elle avait longtemps bénéficié. De plus en plus de voix en Arménie soulignent le manque de fiabilité de la Russie en tant qu’alliée et certains ont même appelé à la diversification des alliances de sécurité et de défense.

En Azerbaïdjan, le retour de la plupart des territoires occupés était moins attribué à la non-intervention de la Russie aux côtés de l’Arménie qu’au soutien apporté par la Turquie. Aujourd’hui, la Russie est considérée comme un « occupant » ou un « agresseur » par un grand nombre de personnes en Azerbaïdjan. Vue d’Azerbaïdjan, la Turquie semblait être le seul allié qui se souciait de la souveraineté du pays, de ses frontières internationalement reconnues et de son urgence humanitaire. Le groupe de Minsk avait été encore plus discrédité à la suite des déclarations ouvertement pro-arméniennes d’Emmanuel Macron pendant la guerre de 44 jours. Le leader de l’opposition et ancien président par intérim, Isa Gambar, a exprimé une opinion largement répandue en Azerbaïdjan lorsqu’il a déclaré dans une interview : « La position pro-arménienne des coprésidents, notamment de la France, est absolument inacceptable ».

L’adoption du russe comme langue officielle au Haut-Karabakh a ajouté au ressentiment et à la suspicion à l’égard de la Russie en Azerbaïdjan. Tout comme les retards dans le retrait de tous les groupes armés arméniens du territoire azerbaïdjanais, prévu par l’accord trilatéral du 9 novembre 2020. Avec la construction d’importantes installations pour les troupes russes de maintien de la paix, il a semblé à beaucoup en Azerbaïdjan que la Russie répétait le scénario d’autres conflits sécessionnistes ou « gelés », peut-être dans la perspective d’augmenter le nombre de troupes russes et même d’intégrer un jour la région à la Russie.

Les conflits non résolus créent une situation où les élites se polarisent de plus en plus et où les réformes sont retardées. Toute notion d’intégration européenne ou euro-atlantique apparaît vaine. Les États deviennent vulnérables à la manipulation, le nationalisme devient l’idéologie dominante. La modernisation et l’ouverture des sociétés sont rendues impossibles. Il ne fait aucun doute que cela convient à Moscou.

En déployant des troupes et en étendant ses moyens de contrôle, la Russie a « rempli » le vide laissé par le peu d’intérêt occidental pour la région. Cela a eu quelques conséquences. Des moyens militaires ont été utilisés pour effectivement modifier le statu quo. Pour les Européens et les Américains, cela signifie que leur rôle dans la région ne peut exister qu’aux conditions de la Russie. Dans certaines parties de l’Europe semble circuler l’idée que la Russie pourrait être un acteur bénin sur la question du Karabakh, contrairement à d’autres conflits sécessionnistes de l’espace post-sovietique, et que son rôle de « pacificateur » pourrait jouir d’une certaine légitimité. C’est une illusion que peu de gens entretiennent dans la région, que ce soit à Erevan ou à Bakou.

Leila Alieva est affiliée au département d'études russes et est-européennes de l'École d'études mondiales et régionales de l'Université d'Oxford. Elle était auparavant membre senior du Common Room du St. Antony's College. Ses recherches portent sur les conflits, l'énergie, l'intégration à l'UE et à l'OTAN et la démocratisation dans le Caucase, en Russie et dans d'autres anciennes républiques soviétiques.

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