La sénatrice et l’imposteur

Le 21 juin, au Sénat, la sénatrice Nathalie Goulet a organisé « un point presse » avec Vadim Rabinovitch, un magnat de presse ukrainien et dirigeant du parti pro-russe « Plate-forme d’opposition Pour la Vie », et Marek Halter en tant qu’invité d’honneur. Ils allaient discuter à la fois de « L’antisémitisme en Ukraine » et de « Comment commémorer 80 ans du massacre de Babi Yar ? ». Mais Vadim Rabinovitch est-il un interlocuteur légitime ?

Si Marek Halter était là, Noémie Nadar, présidente de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), pourtant affichée, n’est finalement pas venue. Quant à la possibilité de s’inscrire pour cette séance, tout dépendait du bon vouloir de la sénatrice. Alla Lazareva, correspondante de l’hebdomadaire ukrainien Tyzhden, a essuyé un refus pur et simple. Quant à la co-autrice de ce texte, la sénatrice lui a promis d’envoyer un lien la veille (comme c’est indiqué sur l’invitation) et même de lui donner la possibilité d’interviewer au téléphone des participants, avant et après la réunion, mais rien de tel ne s’est produit. A son tour, la demande de l’ambassade d’Ukraine est restée sans réponse (un conseiller a dû demander l’assistance d’un autre sénateur pour entrer dans la salle par ailleurs pratiquement vide). La réunion, annoncée pour une durée de 2h (10h-12h), s’est réduite à un « point presse » de 35 minutes.

Nathalie Goulet, une centriste, a une longue relation avec Vadim Rabinovitch — elle l’a déclaré elle-même au début de ce point presse. Fin mai, elle est allée en Ukraine, tous frais payés, invitée de l’oligarque et magnat de médias pro-russes Viktor Medvedtchouk, qui est un vieil ami de Poutine (ce dernier est même le parrain de sa fille Dacha). Cette visite, où Mme Goulet a été accompagnée de deux autres sénateurs centristes, Joël Guerriau et Jean-Pierre Moga, avait pour objectif premier de s’entretenir avec Vadim Rabinovitch, le bras droit de Medvedtchouk, accusé actuellement par les services de sécurité ukrainiens de « haute trahison », pour avoir transmis aux Russes des informations confidentielles, et de « tentative de pillage des ressources en Crimée occupée ». Nathalie Goulet cultive des contacts avec Rabinovitch depuis 2015 : sur son invitation, il est venu à plusieurs reprises au Palais du Luxembourg où il est, selon elle, « toujours le bienvenu ».

Puisque la relation entre Mme Goulet et M.Rabinovitch est ancienne, elle aurait peut-être dû se renseigner sur le véritable parcours de cet « ami » et « député-rabbin » (ainsi qu’elle l’a présenté au cours du point-presse). Elle aurait pu savoir notamment que l’homme qui est présenté sur l’affiche ci-dessus comme « le président de la communauté juive de l’Ukraine » est tout simplement un imposteur. Au cours de sa brève allocution au Sénat (que nous avons pu suivre sur le compte Twitter de la sénatrice Goulet), M.Rabinovitch s’est présenté de manière encore plus ronflante : « président depuis 25 ans de la communauté juive de l’Ukraine » et « président du Parlement européen juif » à Bruxelles.

Or, il n’existe pas de communauté juive unie en Ukraine qui parle d’une seule voix et qui possède des organes électifs. Les Juifs ukrainiens ont constitué une multitude de structures et d’associations cultuelles, d’entraide, culturelles, de survivants de ghettos et de camps nazis, etc. dont une grande partie, plus de 250, font partie du Vaad (conseil) d’Ukraine, en quelque sorte un équivalent du CRIF en France. Mais M. Rabinovitch ne fait pas partie du Vaad. Une autre organisation qui réunit une partie importante d’associations juives en Ukraine, près de 140, s’appelle La communauté juive d’Ukraine réunie. Mais M.Rabinovitch ne fait pas partie de sa direction non plus. Il existe encore une organisation-parapluie juive importante, La Confédération juive de l’Ukraine, et là non plus, M. Rabinovitch n’occupe aucune fonction. En fait, sa seule fonction actuelle dans le monde juif dont on trouve la confirmation, est celle de président du Congrès juif ukrainien.

Ce Congrès, qui fait formellement partie du Congrès juif mondial, a été créé en 1997 par Vadim Rabinovitch lui-même, qui a donné, pour lancer ses activités, un million de dollars. C’était d’ailleurs la pratique adoptée dans l’espace post-soviétique : les branches du Congrès juif mondial nouvellement créées étaient généralement dirigées par les donateurs les plus généreux. Nos tentatives de trouver sur Internet des traces d’activités récentes et tangibles de ce Congrès juif ukrainien n’ont pas été couronnées de succès.

En revanche, comme M. Rabinovitch lui-même, le directeur exécutif de ce Congrès, Edouard Dolinski, est un pro-Kremlin notoire, connu pour ses publications approximatives sinon mensongères sur la situation des Juifs en Ukraine et sur les nationalistes. Curieusement, l’hypersensibilité de ces personnes à l’antisémitisme s’arrête aux frontières de la Russie. Et pourtant, l’antisémitisme, qui n’est pas réservé uniquement aux groupuscules nationalistes et nazis mais pénètre insidieusement le discours de certains députés et dignitaires, sans parler des réseaux sociaux, est bel et bien présent en Russie. Voici comment Iossif Zissels, ancien dissident et prisonnier politique soviétique, coprésident du Vaad et vice-président du Congrès juif mondial, caractérise M. Rabinovitch dans une déclaration officielle qu’il nous a adressée en vue de sa diffusion « à qui de droit » :

« Vadim Rabinovich, qui prétend être le leader de la communauté juive d’Ukraine, est le chef d’une des centaines d’organisations juives ukrainiennes, le Congrès juif ukrainien. Malgré son nom à consonance respectable, l’organisation n’a pas participé ces dernières années à des activités publiques importantes. Vadim Rabinovitch est un homme d’affaires et un politicien. À l’époque soviétique, il a été arrêté pour détournement de fonds publics d’un montant particulièrement élevé, a été condamné et a été enrôlé dans le KGB. Aujourd’hui, Vadim Rabinovich est député et l’un des dirigeants du parti pro-russe « Plate-forme d’opposition Pour la Vie ». Le président du conseil politique du parti, Viktor Medvedtchouk, est sous le coup d’accusations de trahison. L’Association des organisations et communautés juives d’Ukraine (Vaad of Ukraine) réunit plus de 250 organisations juives. Nous déclarons fermement que Vadim Rabinovich n’est pas autorisé à représenter la communauté juive ukrainienne dans son ensemble ni à exprimer son opinion ».

Reste un autre titre sonnant de M. Rabinovitch, à savoir celui de « président du Parlement européen juif » à Bruxelles. En effet, à l’initiative de deux oligarques ukrainiens, Igor Kolomoïsky et Vadim Rabinovitch, un « Parlement juif européen » s’est constitué à Bruxelles le 16 février 2012. Il s’agit d’un projet que Roger Cukierman, ancien président du CRIF, a qualifié en termes peu amènes : « Le pseudo-parlement juif européen est une vaste fumisterie ». A force d’investir beaucoup d’argent, on peut certes créer une structure, mais gagner une autorité internationale et s’insérer dans le tissu d’organisations juives nationales et internationales, c’est une autre paire de manches.

Par ailleurs, Mme Goulet aurait dû s’intéresser de près aux activités politiques de son ami et du parti d’opposition qu’il représente. Pour caractériser sa ligne politique, à savoir l’allégeance totale à la politique et l’idéologie de Moscou, notons simplement deux faits. Sur le site Wikipédia consacré au parti « Plate-forme d’opposition Pour la Vie », on ne mentionne que deux partenaires internationaux : le parti du pouvoir russe Russie unie et le Rassemblement national (sic !). En décembre 2016, Vadim Rabinovitch, aux côtés d’ un autre chef du parti « Pour la vie », Evgueni Mouraïev, a même organisé une rencontre officielle avec Marine Le Pen, alors candidate à l’élection présidentielle, pour discuter avec elle des questions de la paix à l’Est et de la lutte contre la corruption en Ukraine. La photo de cette rencontre orne à ce jour la page Facebook de Rabinovitch.

En Ukraine, comme partout en Europe, il y a certes une mouvance d’extrême-droite, faible et peu nombreuse, et bruyante, mais elle n’est aucunement soutenue par le gouvernement qui condamne toute manifestation de ce genre. C’est une stratégie de désinformation constante de la Russie que de dénoncer tout patriote ukrainien comme fasciste ou néo-nazi. Rappelons que la loi ukrainienne interdit tous les symboles nazis et communistes dans l’espace public, en tant qu’idéologies totalitaires et criminelles. Rappelons également que l’Ukraine s’apprête à commémorer solennellement le 80e anniversaire du massacre de Babi Yar, comme elle l’avait fait en 2016 (75e anniversaire), en présence des chefs d’État israélien, allemand, polonais, hongrois et de nombreuses personnalités du monde entier. En Ukraine, il existe une multitude d’organisations juives et non juives parfaitement légitimes pour traiter aussi bien de l’antisémitisme, ce fléau européen et mondial, que des questions de mémoire notamment sur la Shoah en Ukraine, qui fait depuis 2014 l’objet d’un enseignement dans les écoles et les lycées.

Choisir des interlocuteurs d’allégeance douteuse n’avance pas les relations entre la France et l’Ukraine.

Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

Maître de conférences à l’université Paris II Panthéon-Assas. Enseigne la philosophie et la science politique. Collaborateur régulier de Commentaire, chroniqueur au magazine Ukrainski Tyzhden. Ses travaux portent sur l’histoire du totalitarisme et les sorties du totalitarisme. A notamment publié: Naissances du totalitarisme (Paris, Cerf, 2011), Exercices d’humanité. Entretiens avec Vincent Descombes (Paris, Pocket Agora, 2020).

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