Les fosses communes d’Odessa : enquête sur le passé stalinien

Au mois d’août, 29 fosses communes comportant les restes de victimes de la Grande Terreur stalinienne ont été découvertes dans un terrain vague près d’Odessa. Plusieurs milliers de personnes avaient été abattues à cet endroit à la fin des années 1930. Selon les experts, il s’agit d’un des plus grands sites d’exécution de toute l’Ukraine : les victimes étaient fusillées sans procès et leurs corps étaient simplement ensevelis sous des déchets de construction. Entretien avec l’historien Serhii Hutsalyuk, directeur de la filiale à Odessa de l’Institut de la mémoire nationale, et membre du groupe de travail interministériel sur la perpétuation de la mémoire des victimes de la guerre et de la répression politique auprès du Conseil municipal d’Odessa.

Propos recueillis par Natalia Kanevsky

Quels sont les premiers résultats de vos recherches?

Le 30 août dernier le groupe de travail interministériel a rendu publiques ses premières conclusions. Les fouilles ont été précédées d’un travail dans des archives et des recherches historiques. Nous avons pu établir une liste d’environ 40 000 victimes des répressions politiques dans cette région à la fin des années 1930, dont 8120 avaient été condamnées à mort. Le principal site où les condamnés étaient fusillés se trouve dans la banlieue d’Odessa, au 6e kilomètre sur la route Ovidiopolskaya.

Dans quelles circonstances ces fosses communes ont-elles été retrouvées ?

Des documents dans nos archives [les archives nationales de l’Ukraine, NDLR.] mentionnent un site secret du NKVD [prédécesseur du KGB, NDLR] appelé Tatarka. Il est précisé que des exécutions avaient lieu à cet endroit.

En 1943, les autorités d’occupation roumaines ont effectué la première exhumation sur place. L’information officielle sur l’existence de ce site date donc de 1943. Les autorités roumaines ont exhumé près de 500 corps. Une partie des documents concernant ces exhumations se trouve dans les archives roumaines.

Des demandes de documents ont été envoyées aux archives de Roumanie, aux archives d’Allemagne, mais aussi aux archives de Russie. Étant donné la guerre qu’elle mène contre l’Ukraine, il y a peu d’espoir que la Russie réponde favorablement.

Après la libération d’Odessa, les autorités soviétiques ont-elles mené une enquête ?

A l’époque soviétique ce sujet était un tabou total. A proximité du site se trouve l’aéroport d’Odessa. Dans les années 1960, on y a effectué des travaux d’élargissement. Des ouvriers ont raconté avoir trouvé des ossements humains, y compris des crânes troués par balle. Les agents du KGB ont pris en charge cette affaire et les ossements ont été vite enfouis pour effacer toute trace. On possède des documents d’archives comprenant les témoignages directs de ces travaux et d’employés de l’aéroport dans les années 1960.

Il a donc fallu attendre l’indépendance de l’Ukraine pour creuser ?

En 2008, on a procédé à des recherches sur le site et à l’exhumation des restes de 1084 personnes. Quelques années plus tard, ces restes ont été inhumés, avec une cérémonie religieuse, au cimetière ouest de la ville d’Odessa. Un mémorial y a été installé.

Et aujourd’hui ?

L’an dernier le Conseil municipal a adressé au ministère de la Culture une demande d’autorisation de travaux de repérage sur le site. Car l’aéroport de la ville d’Odessa est en train de s’élargir, et il a besoin de terrains attenants. Quand ce plan a été rendu public, cela a créé une forte inquiétude dans la société. L’État a donc accordé l’autorisation pour ces travaux. Le but est de définir les dimensions de cet ancien site secret du NKVD, Tatarka, de retrouver des fosses communes supplémentaires sans exhumer les corps, et de rassembler des artefacts indiquant la période de l’inhumation et éventuellement l’identité des personnes tuées.

Ce processus bureaucratique a pris du temps, même si la ville a essayé de l’accélérer. Notre groupe de travail a été créé pour mener, d’un côté, les recherches dans les archives, et, d’un autre côté, pour superviser les travaux de repérage. Le groupe est dirigé par le maire adjoint d’Odessa Oleh Bryndak, qui est également un historien et un ancien du SBU [services de renseignements ukrainiens, ndlr]. S’y trouvent des fonctionnaires de la mairie d’Odessa, des représentants d’ONG telles que les instituts culturels allemand et polonais, les consuls de la Roumanie et de la Pologne, moi-même en tant que représentant de l’Institut de la mémoire nationale.

Le repérage a donc commencé il y a plus d’un mois, et à ce jour on a découvert 29 fosses de fusillés. On va continuer ces travaux pendant un mois supplémentaire, tant que la météo le permet.

Vous n’allez donc pas toucher aux ossements ?

Exactement. L’exhumation doit se faire avec une autorisation spéciale, et par des organismes spécialisés. C’est une chose cruciale, car, si maintenant, sans suivre ce protocole, on réalise une exhumation, par la suite on n’aura aucune preuve de la provenance des restes exhumés.

En ce moment, les archéologues effectuent leur partie de la mission sur le site. A mon avis, on terminera le travail de repérage vers fin septembre — début d’octobre, et on en présentera un rapport détaillé. Il faut souligner que les archéologues effectuent ce travail de manière bénévole. Il s’agit de professionnels venant de notre ville, mais aussi de Dnipro et de Kryvyï Rih, spécialisés dans la recherche de dépouilles de soldats de la Seconde Guerre mondiale. C’est la première fois dans leur parcours professionnel qu’ils sont confrontés à des fosses communes d’une telle ampleur.

Qu’avez-vous trouvé jusque-là ?

Les archéologues ont trouvé de nombreux objets permettant de confirmer la période des exécutions de masse. On a découvert des pièces de monnaie des années 1930, des douilles de fusils et de pistolets de cette époque, des fragments de chaussures avec le marquage des années 1930, des brosses à dents. D’ailleurs, une brosse à dents, avec le manche en os, très bien préservée, était taillée comme un couteau. C’est un artefact typique du milieu carcéral. On a également trouvé de nombreux flacons de parfum. D’après les spécialistes dans ce domaine, les bourreaux utilisaient le parfum et l’alcool pour retirer les traces de sang qu’ils pouvaient avoir sur eux. Le territoire où nous avons découvert ces vingt-neuf fosses communes s’étend jusqu’à une base militaire. Il faut explorer également le territoire de cette base.

Avez-vous réussi à établir le nombre des victimes dans ces fosses ?

D’après les documents d’archives concernant les condamnations à mort de 1937 à 1939 dans la région, on estime qu’il s’agit de cinq à huit mille corps sur ce site. Pourtant, on ne possède pas de listes de condamnés à mort. Toutes ces listes se trouvent en Russie.

Le KGB de l’Ukraine soviétique n’a pas conservé ces listes dans ces archives ?

On estime que toutes ces listes ont été transférées à Moscou. Soit directement après les faits, soit lors d’évacuations de documents en 1941, à la suite de l’occupation. Les experts de notre groupe de travail ne disposent que des verdicts des « troïka » — les tribunaux extrajudiciaires mis en place contre les personnes taxées d’etre « ennemis » du régime.

Quelle est la prochaine étape de votre mission ?

Comme l’a annoncé le maire d’Odessa, la ville va déposer au ministère de la Culture une demande d’autorisation d’exhumation. Le processus d’exhumation sera documenté selon les règles en vigueur. Une cérémonie d’enterrement devrait suivre, avec installation, sur ce site, d’un mémorial qui rendra hommage aux victimes. La cérémonie religieuse devrait inclure des représentants de toutes les confessions, car, comme en témoignent les documents dont on dispose, il s’agissait de personnes de toutes les ethnies et les religions vivant à cette époque à Odessa – majoritairement des Ukrainiens, mais aussi des Allemands, des Russes, des Moldaves, des Bulgares, des Juifs.

Quel discours concernant ce vaste projet de mémoire nationale se fait-il entendre en Ukraine ?

Ce sujet est très important pour l’Ukraine, car dans les années 1930 et 1940 notre pays a connu des exécutions de masse extrajudiciaires dans plusieurs régions. Et dans le sud de l’Ukraine, surtout dans les grandes villes, il existe d’autres sites de ce genre. A Odessa, les circonstances nous ont donné l’occasion d’explorer un de ces sites, et de démontrer à l’Ukraine, ainsi qu’au monde entier, l’horreur des répressions staliniennes qui ressemblent aux crimes nazis. La loi en Ukraine condamne ces deux régimes totalitaires : le stalinien et le nazi. Tous les pays qui étaient soumis au contrôle de l’Union Soviétique, ont appliqué ces pratiques horrifiantes.

Quant à moi, je me suis battu pendant trois ans dans le Donbass et j’y ai vu des choses terrifiantes. Pourtant, quand je me rends sur ce site des fouilles, j’éprouve un sentiment d’horreur pur. C’est vraiment dur. Personnellement, je déconseille aux gens d’y aller. C’est un endroit effrayant, presque mystique. Voilà pourquoi il est tellement important d’en parler au monde entier.

Sergueï Lavrov a récemment déclaré que ceux qui s’attaquent à Staline, s’attaquent à la victoire soviétique lors de la Seconde Guerre mondiale…

En effet, notre travail revêt une grande importance dans le contexte actuel où la Fédération Russe procède activement à un processus de « blanchiment » du régime stalinien. On y qualifie Staline de « manager réussi ». Le système de propagande et de travail d’influence [du Kremlin, NDLR] dans les républiques ex-soviétiques est puissant, et nous ne sommes pas encore en mesure de leur résister, nous apprenons à peine à le faire. Non seulement en Ukraine, mais en Europe en général. C’est un adversaire expérimenté et rusé.

Poutine a récemment déclaré que le peuple ukrainien était inexistant. Selon lui, notre peuple fait partie du peuple russe. Moscou alloue des budgets gigantesques aux films et séries de propagande, et finance des activités de subversion au sein de notre population. Ceci n’est pas un secret qu’une grande partie de nos parlementaires servent les intérêts de Moscou. Ces forces politiques sont bien présentes ici aussi, à Odessa. Et leurs représentants disent : « Ces gens ont été fusillés parce qu’il s’agissait d’ennemis du peuple ».

Qu’attendez vous de la part de la Russie, et avez-vous eu des retours de Moscou au sujet de ces fosses communes ?

Le ministère des Affaires étrangères ne nous a rien communiqué. Mon avis personnel est que la Russie va mettre sous le boisseau tous les documents relatifs à cette affaire, si elle ne l’a pas encore fait.

Née à Sébastopol, elle a construit sa carrière en Israël et en France, en tant que journaliste et traductrice. Installée en France depuis 2013, elle était la correspondante de Radio Free Europe / Radio Liberty à Paris. Elle est à présent la correspondante en France de la radio publique d’Israël, ainsi que traductrice et interprète assermentée près la Cour d'Appel d'Amiens.

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