Le Nord Stream 2, un « projet économique », vraiment ?

Jusqu’à tout récemment, la chancelière Merkel n’a cessé de répéter que Nord Stream 2 était un projet purement commercial, dénué de toute implication politique. Cette insistance des Occidentaux à chercher des avantages matériels immédiats en faisant preuve d’une abyssale myopie face aux conséquences à long terme des décisions prises est habilement exploitée par le Kremlin depuis Lénine. A Moscou on raisonne en termes inverses : les aspects économiques sont secondaires, seul compte le projet de puissance qui lui ne varie pas.

Mettons-nous un instant à la rude école du Kremlin et apprenons à penser dans la durée. Le projet du Nord Stream remonte à 2000, lorsque Vladimir Poutine, le président russe nouvellement élu, propose solennellement à l’Europe, à l’Allemagne surtout, un « partenariat énergétique » mutuellement bénéfique. Il reprend l’idée d’un gazoduc qui relierait directement l’Allemagne à la Russie par le fond de la mer Baltique, condition sine qua non de la réalisation de ce « partenariat ». Dès ce moment, il exige que le tracé du futur gazoduc contourne l’Ukraine, première manifestation de la stratégie d’asphyxie économique de ce pays poursuivie par Poutine jusqu’à aujourd’hui. En 2009 un article intitulé Les agrafes d’acier de l’Eurasie expose la vision géopolitique russe inspirant le projet du Nord Stream. « Toute la courte histoire de l’existence de l’Europe de l’Est après l’effondrement du bloc socialiste montre une fois de plus que les élites de ces pays [est-européens] ne poursuivront jamais une politique étrangère indépendante. Ces pays ne peuvent donc pas être pour la Russie des partenaires égaux, qu’il faille traiter avec respect. » Le Nord Stream et le South Stream « peuvent contribuer à détruire les ligaments émergents dans le triangle Biélorussie-Pologne-Ukraine ». L’objectif du Nord Stream est « de mettre de l’ordre dans la configuration géopolitique de l’Europe orientale ». En particulier « la Pologne commencera à recevoir du gaz russe non pas via le territoire de la Biélorussie, mais en provenance de l’Allemagne. Ainsi la Pologne cessera d’être un pays de transit, » ce qui entraînera « une meilleure compréhension des réalités géopolitiques et géo-économiques du monde moderne par l’élite polonaise ».

Les travaux du gazoduc Nord Stream 1 démarrent fin 2005 pour se terminer par une mise en service effective en 2012. Le chantier du gazoduc Nord Stream 2, destiné à doubler la capacité de transport de gaz qui, pour la majeure partie de son parcours, suit le même itinéraire que Nord Stream 1, a débuté en avril 2018, malgré la vive opposition des pays d’Europe centrale, à commencer par la Pologne. Les travaux ont ensuite été interrompus en décembre 2019 du fait des sanctions américaines. Le 21 juillet 2021, Angela Merkel est parvenue à un compromis avec Joe Biden sur Nord Stream 2. Les États-Unis ne feront pas obstacle à la réalisation et à la mise en service du gazoduc, mais se réservent le droit d’imposer des sanctions à l’avenir si la Russie essaie d’utiliser l’énergie comme une arme ou se livre à des menées agressives contre l’Ukraine et d’autres pays. De son côté, les Allemands déclarent qu’ils s’opposeront aux actions déstabilisatrices de Moscou au niveau tant national qu’européen.

Cette reculade américaine a été perçue à Moscou comme un immense triomphe. « Ce qu’il y a de sûr c’est qu’il y a un gagnant dans cette histoire, et c’est Gazprom et le Kremlin qui sont derrière lui. En ce moment, les hauts dirigeants et les responsables se frottent les mains et rappellent aux Européens les procès perdus, toutes les tentatives de bloquer la construction de Nord Stream 2, introduire des quotas et réviser les prix. Dans le même temps, la Russie a carrément battu l’Europe selon ses propres règles. »

Et en effet, Moscou a de quoi pavoiser. Faisons l’inventaire des avantages que le Kremlin escompte tirer de la situation nouvelle en nous reportant aux analyses parues dans la presse proche du pouvoir :

D’abord l’achèvement du Nord Stream 2 « a porté un coup sérieux à tout le système de sanctions occidental ». Ensuite cette affaire brouille l’Ukraine avec les Etats-Unis : « Les politiciens de Kiev se sont même permis de critiquer sévèrement les États-Unis et l’Allemagne pour cet accord, ce qui a provoqué la colère de Washington, d’où sans doute la décision de Biden de réserver un accueil extrêmement froid à Zelensky lors de la tournée américaine du leader ukrainien. » L’Ukraine va être obligée de renoncer à sa souveraineté pour éviter de geler en hiver : « L’Ukraine doit s’apprêter à ramper pour obtenir le gaz russe », titre RIA Novosti le 28 juillet. En outre l’achèvement du Nord Stream 2 « supprime l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de Moscou ». En effet jusqu’ici les Occidentaux menaçaient d’interrompre le chantier en cas d’agression russe contre l’Ukraine. « Les menaces visant à empêcher Moscou de prendre des mesures pour protéger ses intérêts nationaux sont maintenant levées ».

Et même l’insistance des pays occidentaux à maintenir un transit gazier par les pays européens peut tourner à l’avantage de Moscou en permettant de brouiller l’Ukraine et la Pologne. Revenons à l’analyse du think tank Russtrat citée plus haut: « Pour remplir ses obligations contractuelles en Europe, Gazprom doit vendre environ 200 BCM (milliards de mètres cubes de gaz) par an à l’UE. Et l’infrastructure dont il dispose aujourd’hui, compte tenu des restrictions actuelles, ne permet le transit que de 160 milliards. Les 40 restants devront passer par un autre pays. Il y a deux options ici — soit par la Pologne, soit par l’Ukraine. Et là cela devient intéressant. Si les Polonais continuent d’insister « sur le respect des intérêts de l’Ukraine », alors la Russie devra « fournir du gaz via Kiev », puisque ce sont exactement 40 BCM par an qui constituent le volume « garanti » par l’accord avec l’Ukraine. Dans ce cas, Varsovie est privée de ses revenus de transit. […] Ainsi, les dirigeants polonais se retrouvent devant un choix : soit la politique étrangère et le soutien d’un partenaire ukrainien, soit leur propre portefeuille. » Gazprom a déjà fait savoir aux Ukrainiens que le nouveau contrat de transit conclu pour quinze ans, d’un montant de 45 à 50 BCM par an, ne sera signé que s’ils renoncent à utiliser le gazoduc Yamal-Europe (un peu plus de 30 BCM de gaz), c’est-à-dire à la condition que l’Ukraine entre en conflit avec la Pologne. « Le plus important, c’est que l’Ukraine s’engage à jouer contre la Pologne ».

Nord Stream 2 va aussi fournir au Kremlin un prétexte pour militariser la Baltique. Moscou se propose, en effet, d’équiper la flotte russe de la Baltique en sous-marins diesel-électriques, en avions et en complexes côtiers sous prétexte d’assurer la sécurité du gazoduc.

Pour la perspective à long terme revenons à l’analyse de 2009 citée plus haut : « Le Nord Stream permettra à l’Allemagne de devenir non seulement le destinataire final du gaz russe, mais aussi le principal pays de transit, ce qui renforcera considérablement le lien géopolitique entre la Russie et l’Allemagne et servira la cause de la véritable unification de l’Eurasie en un seul organisme financier et économique ». Ainsi le Nord Stream cimente le couple germano-russe grâce auquel Moscou compte dominer le continent eurasien : « L’effondrement de l’UE dans sa forme actuelle, centrée sur les États-Unis, entraînera un renforcement de l’influence de l’Allemagne — pas des États-Unis — et est donc bénéfique pour la Russie. […] C’est pourquoi la Russie aide l’Allemagne à devenir un leader européen. » L’Allemagne, solidement tenue en laisse par le Nord Stream, deviendra le principal vecteur de finlandisation du reste de l’Europe. Au Kremlin on est déjà si persuadé de contrôler l’Allemagne quoi qu’il arrive que la perspective de l’écologiste anti-russe Annalene Baerbock au ministère des Affaires étrangères de la RFA en cas de coalition entre la SPD et les Verts n’inquiète guère : elle « ne pourra pas complètement gâcher les relations avec les dirigeants russes, car le dernier mot appartiendra toujours aux « camarades haut placés » plus pragmatiques. »

Certes dans l’immédiat « il reste des obstacles : il faut parvenir à soustraire Nord Stream 2 à la législation européenne » qui prévoit un « accès au tiers », c’est-à-dire que tout gazoduc européen doit être ouvert à plusieurs fournisseurs : pour contourner cet obstacle on peut faire appel à Rosneft qui « achètera du gaz à Gazprom et le fournira plus loin à l’Europe avec un profit minimum, remplissant les 50% restants du tuyau ». En outre Gazprom doit obtenir la certification du nouveau gazoduc. Pour forcer la main aux Européens, Gazprom se livre depuis le printemps à un jeu dangereux qui montre à quel point la Russie a déjà le vent en poupe. Cette « opération spéciale » consiste à réduire progressivement les livraisons de gaz au marché européen et à vendre le gaz contenu dans les installations de stockage en Europe. Du coup les prix du gaz s’envolent et il existe un réel danger que, d’ici l’hiver, les réserves de gaz se révèlent nettement insuffisantes par rapport aux besoins. Les Allemands en sont à se demander s’ils n’ont pas commis une erreur stratégique en donnant en 2014 à Gazprom le contrôle sur des installations de stockage de gaz particulièrement importantes en Allemagne. « Si de fortes gelées surviennent, la situation deviendra dramatique, » peut-on lire dans un article intitulé « Gazprom a mis les Allemands à genoux ». « Le président russe Vladimir Poutine a déclaré début septembre que les pays qui ont conclu des contrats à long terme pour le gaz russe, contrairement aux « gros malins de la Commission européenne », peuvent « se frotter les mains » car ils l’achètent moins cher face à la hausse des prix mondiaux de l’énergie… Gazprom perçoit cette situation comme un facteur positif pour que les Européens ne mettent pas un bâton dans les roues et lancent le gazoduc au plus vite. » « De cette façon, Gazprom encourage les Européens à délivrer tous les certificats et autorisations nécessaires à la mise en service de Nord Stream 2 sans faire de chichis », selon l’expert Igor Youchkov. Si par malheur l’hiver prochain est rude, les Européens de l’Ouest commenceront à sentir le poids de la férule russe, et ils pourront se remémorer les avertissements des Européens de l’Est auxquels ils se sont montrés sourds jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, enseigne l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

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