Covid-19 en Russie : quels effets économiques, politiques et humains ?

Fin septembre, la Russie est entrée dans une nouvelle vague de Covid-19 qui dépasse les précédentes en termes de contamination et de mortalité. Pourtant, contrairement au tout début de la crise sanitaire au printemps 2020, ni les élites ni la société ne semblent s’en émouvoir outre mesure. Le sujet n’a même pas été au cœur de la campagne électorale, ni pour les élections parlementaires, ni pour celles de niveau régional ou local à la mi-septembre. Comment expliquer cette indifférence ? Quel impact économique, politique et social le Covid-19 a-t-il eu en Russie ?

Un impact limité sur l’économie

Première préoccupation de la population selon les sondages, la situation économique de la Russie a finalement été plus stable qu’on ne l’imaginait au printemps 2020, quand la chute du prix mondial du pétrole s’était greffée sur la crise du Covid-19 et les mesures restrictives qui se sont ensuivies. Plus d’un an après, on constate que les dommages économiques ont été limités : la baisse du PIB a été de – 3 % en 2020 au lieu des – 10 % initialement prévus. En septembre 2021, les autorités russes annonçaient même un retour du PIB au niveau d’avant la pandémie.

Plusieurs raisons ont contribué à ce que les indicateurs macroéconomiques restent au vert. Les mesures restrictives ont été variables selon les régions, mais globalement plus limitées qu’en Europe (à l’exception du premier confinement, au printemps 2020) et/ou respectées d’une manière aléatoire, ce qui a permis à l’économie de continuer à fonctionner. Le commerce de détail, les industries manufacturières, le bâtiment, le transport et l’hôtellerie ont été les secteurs les plus touchés, mais le secteur des services représente une part moindre dans l’économie russe que dans celle des pays européens (54 % en 2019, contre 74 % dans la zone euro), ce qui a aussi contribué à amortir le choc. Enfin, une politique budgétaire et une politique monétaire souples, tout comme les réserves accumulées, ont aussi amorti l’impact de la crise sur les revenus et les emplois.

Le chômage a certes augmenté, passant de 4,6 % en octobre 2019 à 6,3 % un an plus tard — le chiffre le plus élevé depuis une dizaine d’années. Mais la situation se normalise progressivement (4,5 % en juillet 2021). Une grande partie des Russes travaillent dans le secteur public — un facteur contribuant à amortir en temps de crise les chocs du chômage et de la chute des revenus. Cette dernière est pourtant significative : – 10 % depuis 2014. Deux points inquiètent le gouvernement : l’inflation qui touche les produits alimentaires de base et qui requiert l’attention au plus haut niveau pour prévenir la grogne sociale et la pauvreté (20 millions de personnes, soit 13,5 % de la population russe). Et pourtant, à l’exception de quelques catégories (par exemple, les familles avec enfants) ou périodes (par exemple, la distribution d’aides financières aux retraités la veille des élections parlementaires), l’aide financière aux ménages et aux PME a été bien moindre que dans la plupart des pays européens. Paradoxalement, durant la crise, le pays a même réussi à augmenter ses réserves de change (562 milliards de dollars fin janvier 2020 et 618 début septembre 2021, selon la Banque centrale russe), ainsi que le Fonds de « bien-être national » (124 milliards de dollars début février 2020, soit 7,3 % du PIB ; 190,5 milliards de dollars début septembre 2021, soit 12 % du PIB). Les indicateurs macroéconomiques et l’équilibre budgétaire ont été ainsi privilégiés au détriment des aspects sanitaires et démographiques.

Une catastrophe démographique

Le bilan humain de l’épidémie est en effet très lourd. Loin sont les années 2010 où les autorités russes pouvaient se targuer d’avoir inversé les tendances démographiques négatives grâce à des mesures natalistes. La crise du Covid-19 aggrave la crise démographique. Les chiffres de mortalité sont incertains et ne cessent d’être révisés à la hausse a posteriori, mais la surmortalité, 600 000 personnes depuis le début de la pandémie, est un indicateur alarmant. Outre certains déboires au printemps 2020, le système de santé publique semble avoir résisté au choc, même si les chiffres officiels sont sujets à caution et que l’on connaît les craintes du personnel médical à critiquer publiquement les autorités. Les régions présentent des différences sensibles en termes de capacités d’accueil, de gestion et de traitement, Moscou concentrant la majorité des ressources financières et attirant le personnel médical avec des salaires plus attractifs. Il n’est pas certain que cette résilience du secteur de la santé publique perdure, tant la situation début octobre évolue rapidement.

Alors que la Russie a été le premier pays à annoncer la création d’un vaccin anti-Covid-19 (Sputnik V) en août 2020 et en dispose de trois autres depuis, moins d’un tiers des Russes sont vaccinés (environ 30 % en octobre 2021). Si Moscou a déployé une diplomatie vaccinale active et exporté le vaccin dans plus d’une cinquantaine des pays, de l’Amérique du Sud (Venezuela) à l’Asie (Corée du Sud) en passant par l’Europe (Hongrie, Slovaquie), la campagne interne de vaccination est un échec patent. Les Russes ne font guère confiance au vaccin : selon le centre Levada (3 septembre 2021), 52 % des Russes interrogés n’étaient toujours pas prêts à se faire vacciner. Plusieurs raisons expliquent cette réticence, des craintes des effets secondaires aux théories complotistes. La politique contradictoire des autorités russes, qui ont privilégié les enjeux économiques (pas de restrictions à part au printemps 2020) et politiques (le vote pour la réforme constitutionnelle en été 2020 a eu lieu en dépit de l’épidémie) par rapport à la sécurité sanitaire, a certainement joué un rôle néfaste, tout comme le dénigrement des vaccins occidentaux.

Des bénéfices politiques ?

Un autre paradoxe de la crise sanitaire en Russie réside dans sa faible répercussion immédiate sur l’image des élites et de Vladimir Poutine, qui est toujours crédité de 60 % de confiance de la population. Plus d’une fois, Vladimir Poutine a affirmé que la Russie avait mieux surmonté la crise et la pandémie que les pays occidentaux. Cependant, à titre personnel, le président russe semble prendre la pandémie au sérieux, en faisant observer la quarantaine aux personnes qu’il rencontre, en raréfiant ses apparitions publiques et en respectant lui-même un « auto-confinement » à la mi-septembre, juste avant les élections parlementaires, en raison de cas de Covid-19 dans son entourage.

Le prétexte de la pandémie a même été instrumentalisé en faveur du Kremlin. En 2020, les mesures sanitaires n’ont pas dissuadé les autorités d’organiser le scrutin sur la réforme constitutionnelle, ainsi que plusieurs autres manifestations au Kremlin, de la parade militaire aux manifestations de soutien. En septembre 2021, les élections parlementaires ont été étalées sur trois jours sous prétexte de pandémie, rendant ainsi le travail des observateurs difficile, voire impossible. Les chiffres affichés ont obéi au calendrier politique : quelques semaines avant les élections, ils ont été contenus dans une fourchette de variation étonnamment étroite de moins de 800 morts par jour. En revanche, des instructions judiciaires pour violation des règles sanitaires sont en cours à l’encontre de plusieurs organisateurs de protestations sociales en soutien à Alexeï Navalny au cours de l’hiver 2021.

Une prise de conscience semble cependant s’opérer après les élections avec le nouveau pic. Fin septembre, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a évoqué de tristes records de mortalité, motif sérieux de préoccupation, en raison du taux de vaccination insuffisant. Il reste à voir à plus long terme, sur l’ensemble de la période de la pandémie — qui est loin d’être terminée —, quel sera son vrai bilan et s’il entamera la confiance des citoyens dans les élites, les institutions et le président. Dans des conditions de durcissement du contrôle sur la société et de répressions contre les contestataires, le prochain test politique n’aura probablement lieu que lors des élections présidentielles de 2024.

Tatiana Kastouéva-Jean est spécialiste des politiques intérieure et étrangère russes. Elle a enseigné les relations internationales à l’Institut d’État des relations internationales de Moscou (MGIMO). Actuellement, elle dirige le Centre Russie/Nouveaux états Indépendants (NEI) de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Elle dirige également la collection électronique trilingue Russie.Nei.Visions.

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