RT, des procès, un livre, Navalny et les GAFAM

Le procès intenté par RT France à Nicolas Tenzer, directeur de la publication de Desk Russie, a eu lieu jeudi 30 septembre au tribunal de Paris : le haut fonctionnaire devait répondre de deux tweets dont le parquet a estimé qu’ils n’étaient pas diffamatoires et relevaient de la liberté d’expression. D’autres procès pour diffamation ont déjà eu lieu suite à des plaintes de RT France, notamment contre Benjamin Griveaux et contre Charlie Hebdo, et RT n’a gagné dans aucun de ces cas.

RT, des médias financés par le Kremlin

Parce que plusieurs procédures sont encore en cours, en France et en Europe, il est utile de se pencher sur le livre de Daniel Lange, ancien journaliste de RT Allemagne, et sur le destin de ce livre : RT Deutsch Inside. Putins Medienarmee in Deutschland (« RT Allemagne de l’intérieur. L’armée des médias de Poutine en Allemagne ») est paru en mars 2021 sur Amazon et en a été retiré trois jours plus tard. Né en 1974 à Berlin, Daniel Lange produit et réalise des reportages télévisés, dont beaucoup sur la criminalité. Il a collaboré à RT Allemagne, comme free-lance à partir de 2016, puis comme permanent du 1er juillet 2019 au 8 mars 2021. Son livre est écrit à la première personne du singulier : c’est un témoignage, avec ce que cela implique de subjectivité, mais le seul livre, semble-t-il, rédigé par quelqu’un ayant travaillé pour RT plusieurs années.

Un rappel, tout d’abord. RT (Russia Today) regroupe un ensemble de médias, entièrement financés par l’État russe et implantés dans différents pays, dont la France et l’Allemagne. Susanne Spahn, auteur en 2018 d’un rapport très détaillé, Russische Medien in Deutschland (« Médias russes en Allemagne »), téléchargeable sur Internet, relève que la politique informationnelle du Kremlin s’inscrit dans la stratégie d’une « guerre hybride » contre l’Occident. La chercheuse cite Margarita Simonian, rédactrice en chef de Russia Today : RT est « une arme comme une autre ».

Alors que RT est diffusée par satellite en anglais, arabe, espagnol et français, RT Allemagne ne fonctionne que sur Internet, car la loi allemande interdit de donner une licence de diffusion à une chaîne financée par un État étranger (d’après Daniel Lange, RT Deutsch Inside. Putins Medienarmee in Deutschland, p. 26-235). Et le Luxembourg a refusé, en août 2021 d’autoriser RT à diffuser en allemand depuis son territoire.

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Les locaux de RT à Berlin // ARTE, capture d’écran

Des détails sur le fonctionnement de RT Allemagne

Daniel Lange l’affirme : RT Allemagne dispose à Berlin d’un des studios TV les plus modernes d’Europe, de deux studios de montage très sophistiqués, d’un studio audio complètement neuf et de la technique « la plus moderne et la plus chère », mais ne produit que très peu d’émissions, surtout en 2016, par manque de personnel qualifié. Elle se veut un média « alternatif » — un positionnement confirmé par Susanne Spahn — et prétend montrer « ce qui est tu » ailleurs. Elle ose rarement les fake news, en Allemagne comme en France, mais privilégie certains thèmes : le « déclin de l’Europe », la perte de l’identité nationale, les réfugiés et la guerre en Syrie. Elle montre des Occidentaux qui nient l’existence de la Covid-19 et ceux qui parlent de « dictature » en Allemagne ; elle interviewe de « célèbres théoriciens du complot », des « adversaires de la mondialisation », ainsi que des politiciens et des activistes, qui ne sont plus invités par les médias dits « mainstream ».

Selon Lange, ce qui unit les employés de RT Allemagne, c’est « un rejet profond des États-Unis, de l’OTAN, de l’UE et de Merkel » — ce qui, à part Merkel, rejoint exactement la « grille » repérée, dans Les Réseaux du Kremlin en France [de Cécile Vaissié, Les Petits Matins, 2016, NDLR], chez les pro-Poutine. Lange ne cache toutefois pas que, dans son cas, les conditions matérielles ont été décisives. En 2016, RT Allemagne qui veut déjà l’engager à temps plein lui fait une offre de salaire « vraiment bonne », voire « beaucoup trop élevée » pour un média internet. Le réalisateur tient néanmoins à garder son statut de free-lance, et, là encore, RT lui propose un tarif « largement au-dessus du prix habituel » : 1 000 euros la minute pour des reportages de 6 à 8 minutes. Le chiffre d’affaires est d’autant plus intéressant que Lange travaille alors seul.

Il choisit lui-même ses sujets et tous ses reportages sont acceptés, sans demande de corrections : ils sont diffusés dans les deux heures sur YouTube, lui-même étant payé dans les trois jours. RT Allemagne a, en effet, besoin de contenus. Comme l’a dit Margarita Simonian, « c’est important d’avoir une chaîne à laquelle les gens s’habituent, pour ensuite, quand c’est nécessaire, leur montrer ce que nous avons besoin de leur montrer ».

Lorsque Lange y accepte un poste fixe, il perçoit un salaire correspondant aux normes de la profession, avec un treizième mois, et dispose d’une voiture de service ; une application lui permet de réserver sans payer ses hôtels, ses billets d’avion et ses véhicules, ses autres dépenses lui étant remboursées sans problème : « Un rêve. » En revanche, il doit désormais assister chaque lundi matin à une conférence de rédaction : elle commence, écrit-il, par un appel de Moscou. Le journaliste note que, quelques semaines plus tôt, RT Allemagne a produit une vidéo humoristique montrant la rédaction allemande recevant ses consignes de Moscou par téléphone. C’était présenté comme une plaisanterie, mais, « dans la réalité, c’était vraiment cela » (RT Deutsch Inside, p. 47-235, passim).

Lange analyse les programmes produits par RT Allemagne, et les juge peu professionnels. Il évoque aussi certains collaborateurs du média : l’un des rares Russes de la rédaction, qui est chargé de suivre les questions historiques sensibles ; « FW », qui pose des questions désagréables lors des conférences de presse gouvernementales et regroupe derrière lui l’aile gauche de RT — des communistes et d’anciens autonomes ; le producteur exécutif, « NJ », qui maintient les contacts avec l’AfD et des groupuscules de droite. En revanche, d’autres collaborateurs ne prennent pas part au quotidien de la rédaction, voire ne sont connus de leurs collègues que par leur pseudonyme sur Skype : ils s’occupent de ce qui doit être abordé ou commenté avec le point de vue du Kremlin, et ils approuvent à 100 % la politique de celui-ci.

Lange évoque aussi « le Suisse MS » qui défendait énergiquement, sur les réseaux sociaux, des positions pro-Poutine. La presse occidentale prétendait qu’il n’était mû que par ses convictions, mais Lange affirme que « MS » recevait un salaire mensuel versé par RT Allemagne. De fait, sur son CV disponible sur Internet, Marcel Sardo ne cache plus avoir travaillé comme community manager pour RT Allemagne d’avril 2017 à septembre 2020…

Le scandale Navalny

Dans la suite de son livre, Lange s’attarde longuement sur un reportage qu’il a consacré aux réfugiés voulant entrer dans l’Union européenne. Puis il embraye sur ce que la nouvelle direction de RT Allemagne lui aurait demandé lorsque Navalny était hospitalisé à l’hôpital de la Charité à Berlin ; le journaliste devait, selon ses dires, non pas tourner des reportages, mais se rendre sur place sans caméra et en rapporter des informations : Navalny ne se trouvait-il pas plutôt dans l’hôpital militaire voisin ? Comment avoir accès à cet hôpital militaire ? Comment pénétrer dans la Charité ? Lange aurait alors estimé qu’on lui demandait d’« ”espionner” un hôpital de l’armée et de transmettre ces informations à Moscou » (ibid., p.186-235). RT souhaitait également, poursuit-il, qu’il repère deux des principaux adjoints de Navalny, Maria Pevtchikh et Léonid Volkov.

Lange a démissionné de RT le 8 mars 2021. Son livre autoédité a été mis en vente chez Amazon le lendemain.

Parution et disparition du livre

Le lecteur peut légitimement se poser quelques questions sur la façon dont Lange explique son changement d’attitude à l’égard de RT Allemagne, et ce qui suit la parution du livre suscite d’autres interrogations. Le 9 mars, le quotidien Bild publie une très longue interview de Lange, réalisée par Julian Röpcke et titrée « Le reporteur de la chaîne du Kremlin avoue dans Bild : ”Je devais espionner Navalny !” ». Bild y assure que les médias étatiques russes ne s’occupent pas seulement de « propagande antioccidentale », mais « participent aussi à des activités d’espionnage sur le sol allemand ». Sensationnalisme ? Oui, Bild est un journal très populaire, qui aime les scandales et les titres chocs, mais, au-delà de ce style racoleur, Julian Röpcke est un bon connaisseur de l’ex-URSS.

Et c’est lui qui, le 12 mars, signale sur Twitter qu’Amazon a retiré le livre de Daniel Lange, sans aucune décision de justice. RT Allemagne aurait envoyé ses avocats « contre Bild, Lange et Amazon », et cette dernière, d’après Röpcke, a cédé devant « les avocats payés par l’État russe », si bien que les médias de celui-ci affirment déjà que le livre de Lange est une « fake history ». Comment ne pas penser ici à la façon dont deux autres des GAFAM, Google et Apple, ont accepté, sous les pressions du Kremlin, de supprimer l’application « Navalny » juste avant les élections législatives russes de septembre 2021 ? Depuis le camp où il est détenu, Alexeï Navalny a exprimé sa stupéfaction de voir des entreprises telles que Apple et Google, exécuter ainsi « les exigences du Kremlin ». Si celui-ci a menacé ces entreprises d’arrêter leurs collaborateurs, elles doivent le dire, proclame l’opposant, car se taire est une façon d’encourager « un terroriste qui s’est emparé d’otages » (post du 23 septembre 2021).

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Pétition pour l’interdiction de RT en Allemagne // openpetition.eu

La guerre est déclenchée…

Comme Bild l’a signalé le 8 septembre, le tribunal de Francfort a suivi l’argument de RT et estimé que Lange avait mal compris l’instruction formulée par son ancien employeur : le journaliste aurait été prié de photographier l’entrée de la Charité et non de l’hôpital militaire voisin. Julian Röpcke a, par ailleurs, déclaré être poursuivi par RT Allemagne pour trois articles. Selon lui, les avocats de ce média cherchent dans ses tweets ce qu’ils pourraient utiliser pour le faire taire : « Après tout, cela a déjà marché avec de nombreux autres médias allemands… »

Mais un coup de tonnerre a éclaté le 28 septembre : YouTube a fermé les deux canaux de RT Allemagne à qui il reproche des programmes douteux sur la Covid et des tentatives pour contourner les recommandations faites. Simonian, en fureur, a exigé l’interdiction des médias allemands en Russie ; le ministère russe des Affaires étrangères a parlé d’un « acte d’agression », et Roskomnadzor, autorité des télécommunications, menace de suspendre YouTube, voire Google, en représailles. Cela serait d’ailleurs très pratique pour le Kremlin qui cherche à contrôler ou supprimer la présence de l’opposition russe sur Internet. La guerre est bien déchaînée : entre l’État russe et son opposition, entre l’État russe et les GAFAM, et entre RT et ceux qui, en Occident, critiquent la propagande du Kremlin. Ce qui explique, aussi, le procès ayant eu lieu à Paris le 30 septembre 2021.

Politologue, historienne, slaviste, professeure à l'université Rennes II, directrice du département de russe de Rennes II, chercheuse au CERCLE (Nancy II). Travaille essentiellement sur les relations pouvoir-société-culture dans la Russie des XXe et XXIe siècles, et sur les questions d'influence de 1920 à aujourd'hui. Ses derniers ouvrages : Le Clan Mikhalkov. Culture et pouvoirs en Russie (1917-2017), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019 ; Les Réseaux du Kremlin en France, Paris, Les Petits Matins, 2016 ; La Fabrique de l’homme nouveau après Staline. Les arts et la culture dans le projet soviétique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016.

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