Hommage à Anna Politkovskaïa par Galia Ackerman

Le 7 novembre 2006, Anna Politkovskaïa, célèbre journaliste russe, était abattue à bout portant dans l’ascenseur de son immeuble, à Moscou. Les tueurs à gages ont été arrêtés, mais les commanditaires n’ont jamais été identifiés. Cette grande dame du journalisme a donné une véritable leçon de courage, de lucidité et d’humanisme aux journalistes du monde entier. Galia Ackerman, qui a été sa proche amie et la traductrice des livres d’Anna en français, lui a rendu hommage lors d’une soirée organisée à l’auditorium de l’Hôtel de Ville à Paris par plusieurs associations qui défendent les droits humains, comme Russie Libertés et Amnesty France. Voici la vidéo :

Hommage à Anna Politkovskaïa par Galia Ackerman

Anna Politkovskaïa a vécu une vie courte. Elle a été assassinée à 48 ans, alors qu’elle était pleine d’énergie, avait des projets d’écriture et attendait la naissance de sa petite-fille. En réalité, sa vie publique et la période de sa notoriété ont été encore bien plus courtes. Elle s’est mariée tôt, avec un célèbre journaliste de la perestroïka et des premières années post-communistes, Alexandre Politkovski. Pendant leur jeunesse, c’est lui qui travaillait et Anna était épouse et mère au foyer. Quand ses deux enfants, Véra et Ilia, ont commencé à grandir, Anna a travaillé dans quelques journaux où elle écrivait sur des sujets sociétaux.

Son destin change vraiment à partir du moment où elle est embauchée à Novaïa Gazeta, en mai 1999, deux mois avant l’intrusion de combattants tchétchènes au Daghestan. En quelques mois, grâce à ses reportages — d’abord du Daghestan et ensuite de la Tchétchénie où la deuxième guerre tchétchène a commencé un mois plus tard — Anna devient une journaliste très populaire.

J’ai fait la connaissance d’Anna à la fin de 1999. Le célèbre dissident Alexandre Ginzburg, un ami cher qui n’est plus de ce monde, m’a apporté, dans un sac en plastique, une dizaine d’articles et de reportages d’Anna publiés dans Novaïa Gazeta et m’a proposé de lui chercher un éditeur français. André Glucksmann, un autre ami cher qui n’est plus de ce monde, m’a aidée à convaincre les éditions Robert Laffont. En mai 2000, nous avons publié son premier livre, composé d’une vingtaine de reportages, qui s’intitulait Voyage en enfer. Journal de Tchétchénie. Anna est venue de Moscou pour la promotion ; c’est à ce moment qu’est née notre amitié. Il lui restait six ans et demi à vivre.

Ce qu’elle a pu faire en un laps de temps si court est incroyable. Elle allait pratiquement tous les mois, voire deux fois par mois, en Tchétchénie, elle écrivait de très longs papiers pour chaque numéro de Novaïa Gazeta ou presque, elle s’occupait de missions qui ne font traditionnellement pas partie du journalisme : elle portait des médicaments aux malades, cherchait comment hospitaliser les blessés, et surtout, elle essayait d’obtenir justice pour les victimes de la barbarie russe en Tchétchénie et de dévoiler les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité qui y ont été commis massivement.

Permettez-moi de raconter une anecdote personnelle. En février 2001, Anna est arrivée au village Khatouni, où était basée une unité de l’armée fédérale, pour vérifier l’information selon laquelle les militaires enlevaient des Tchétchènes et les plaçaient dans des fosses jusqu’à ce que la famille paie une rançon. Un cas classique de racket. Elle-même a été arrêtée ; on l’a placée dans un zindan (mot turc répandu dans le Caucase pour désigner un cachot) et elle a subi un simulacre d’exécution. En fait, si le chauffeur qui l’avait amenée à Khatouni n’avait pas réussi à contacter, par personnes interposées, sa rédaction, et si Dmitri Mouratov, aujourd’hui prix Nobel, n’avait pas mobilisé ses contacts, Anna aurait pu y périr. Deux mois après, nous étions assises dans un café, rue Tverskaïa, au centre de Moscou, et elle m’a raconté en détail cette histoire, y compris des choses horribles qu’elle n’a pas révélées publiquement. Je lui ai demandé pourquoi elle avait pris un risque aussi énorme. Elle a souri et m’a répondu : « Galia, j’écris sur les souffrances de la population civile. En quoi suis-je meilleure qu’eux ? En revanche, je sais maintenant que ces fosses existent vraiment et que nos militaires pratiquent des horreurs ! C’est une expérience très importante ! » Cette réponse montre quelle personne incroyable elle était.

Pendant les six ans et demi qu’il lui restait à vivre, Anna a également écrit trois ouvrages, en plus de celui que j’ai mentionné. Certes, ils étaient tous inspirés de ses reportages, mais les gens qui écrivent savent à quel point il est difficile d’organiser, de structurer la matière pour en faire un livre. Ses livres vont bien plus loin que ses reportages ; elle y exprime des idées profondes, notamment sur la nature du pouvoir poutinien. À l’époque, peu de gens comprenaient la profondeur de ses prémonitions, quand elle affirmait, par exemple, que les pratiques des militaires russes, qui pillent, violent et tuent en toute impunité, finissent par gangrener moralement toute la société. En 2001-2002, quand Poutine était encore novice dans son métier de président, elle lui a consacré un chapitre de son livre le plus connu, Tchétchénie, le déshonneur russe. Ce chapitre s’intitule « Pourquoi je n’aime pas Poutine ». Relisez-le aujourd’hui, pour voir à quel point Anna était lucide. Juste une citation : « D’un nom propre, Poutine est devenu un nom commun. Il est devenu le symbole de la restauration du régime néo-soviétique en Russie. Et nous ? Nous sommes son peuple. Nous assurons cette restauration. Nous sommes un groupe de tovarichtchi, de camarades, qui, quelque temps durant, se sont pris pour des gospoda, des messieurs, et qui souhaitent revenir vers la situation antérieure. Il n’y a eu aucune métamorphose, nous sommes juste rentrés chez nous, nous avons tout simplement fait marche arrière, vers notre passé soviétique récent. » Je saute quelques lignes : « Sous nos yeux, le KGB, qui s’appelle aujourd’hui le FSB, a commencé à renaître, mais cette renaissance n’a en rien rendu son travail efficace. Cependant, moins ses agents œuvrent correctement, et plus ils cherchent, dans la bonne vieille tradition totalitaire, de nouveaux “ennemis de la nation” extérieurs et intérieurs, en organisant notamment des procès pour espionnage contre ceux qui “vendent les secrets nationaux à l’Occident”. » Elle a écrit ces lignes avant que Poutine n’ait montré son vrai visage, quand Mikhaïl Khodorkovski était encore libre et Youkos, un géant pétrolier prospère. Début 2006, Anna a publié un livre intitulé La Russie selon Poutine, qui est sorti parallèlement en français et en anglais. Je ne vais pas vous le raconter, seulement vous donner encore une citation, qui sonne comme si elle avait été écrite aujourd’hui : « C’est indéniable, la stabilité est revenue en Russie. Une stabilité monstrueuse, telle que personne ne demande plus justice devant les tribunaux serviles et partiaux ; telle que seul un fou oserait encore réclamer la protection des forces de l’ordre gangrenées par la corruption. »

Il est difficile de vivre avec un tel don de prophétie, avec une telle lucidité. Mais Anna était d’autant plus extraordinaire qu’elle savait aussi rire. Malgré le poids du malheur des autres qu’elle portait sur ses épaules, elle riait beaucoup et possédait un sens de l’humour très développé. Occupée comme elle était, elle restait une femme très soignée, bien habillée, avec un charme indéniable. Une belle femme qui, divorcée de son mari depuis 2000, a même eu une histoire d’amour passionnel avec un écrivain norvégien. Son amoureux lui a proposé de s’installer en Norvège, mais Anna, qui m’a beaucoup parlé de cet homme, n’envisageait absolument pas de quitter son pays. « Mais qu’est-ce que je vais faire en Norvège, Galia ? » m’a-t-elle dit. Même amoureuse, elle avait ce sens du devoir : sauver encore des vies, essayer d’ouvrir les yeux aux gens sur ce qui se passe dans leur pays. Elle se sentait investie d’une mission.

Les six ans et demi qu’il lui restait à vivre, elle les a vécus dans une plénitude extraordinaire. C’était une vie difficile : elle a notamment survécu à une tentative d’empoisonnement, au moment de Beslan en 2004, sans parler des épreuves terribles en Tchétchénie. De surcroît, elle était peu appréciée par plusieurs de ses confrères, à commencer par son propre mari, car son style journalistique où le reportage se conjuguait non seulement avec la politique et la philosophie, mais aussi avec la littérature, sans parler des droits de l’homme et de l’action humanitaire, était unique.

J’aimerais conclure cet hommage en disant qu’Anna était une immense personnalité. C’est quelque chose qu’elle ne soupçonnait pas elle-même, parce qu’elle était très modeste. Après sa mort, plusieurs amis journalistes et écrivains ont écrit un ouvrage collectif, Hommage à Anna Politkovskaïa, où nous avons essayé de cerner les diverses facettes de cette personnalité hors pair. Il est peut-être temps que quelqu’un écrive sa biographie, car Anna reste un très grand exemple pour les journalistes d’aujourd’hui, un grand exemple pour tous les gens honnêtes. Merci à tous ceux qui, aujourd’hui, entretiennent la flamme d’un vrai journalisme en Russie !

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Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

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