Malkho Bisoultanov, sur la torture en prison : « C’est comme un hachoir à viande électrique — on t’y introduit et tu en sors en viande hachée »

Né en 1971, Malkho Bisoultanov est un entrepreneur ukrainien, père de quatre enfants. En novembre 2011, il a été attiré à Moscou par des agents du ministère de l’Intérieur russe qui voulaient le forcer à fournir un faux témoignage. Devant son refus, il a été accusé de trafic de drogue et condamné à huit ans et demi de prison, malgré les protestations de plusieurs ONG russes, dont Mémorial. Malkho a été torturé en 2015 dans la tristement célèbre colonie pénitentiaire IK-7 d’Omsk, d’où il a réussi à envoyer une plainte à l’ONG Rous sidiachtchaïa (Russie emprisonnée), qui l’a rendue publique, provoquant un scandale. Après avoir purgé intégralement sa peine, il a réussi à retourner en Ukraine, où il vit actuellement. Il souffre de séquelles de mauvais traitements, mais essaie de reprendre ses activités. Notre auteure Zara Mourtazalieva, qui a recueilli cet entretien, a elle-même connu un sort similaire : elle aussi a été condamnée, début 2005, à huit ans et demi de camp dans une affaire entièrement orchestrée. Elle a purgé intégralement sa peine et vit aujourd’hui en France où elle a obtenu le statut de réfugiée politique.

Propos recueillis par Zara Mourtazalieva

Malkho, parle-nous un peu de toi. Comment était ta vie avant ton arrestation ?

Je suis né et j’ai grandi dans le village de Gouni, en République tchétchène. En 1991, j’ai fini mon service militaire et je suis rentré chez moi. Et pendant que j’étais dans l’armée, l’URSS s’est effondrée.

Lorsque les troubles ont commencé en Tchétchénie, j’ai déménagé à Saratov et j’ai créé une entreprise commerciale. En URSS, on appelait cela de la spéculation et on pouvait même être envoyé en prison, mais dès la fin de l’époque communiste, on a eu la liberté de faire du business. J’ai vécu à Saratov pendant trois ans, puis on m’a proposé un emploi à Melitopol, en Ukraine. J’y ai également travaillé pendant un certain temps, avant de devenir directeur général d’une entreprise de transformation du poisson à Primorsk, dans la région de Zaporojié.

Revenons au moment de l’arrestation. Tu vivais en Ukraine, tu créais des emplois, tu avais une famille, une entreprise. Comment et pourquoi as-tu été arrêté à Moscou ?

J’ai trouvé des investisseurs de Moscou qui étaient prêts à investir de l’argent dans l’usine que j’avais achetée, parce qu’elle avait de vieux équipements soviétiques qu’il fallait remplacer, notamment les réfrigérateurs pour stocker le poisson. L’un de ces investisseurs s’appelait Magomed Temirgiraev, mais il a ensuite disparu et je n’ai eu aucune information à son sujet.

À la mi-novembre 2011, via le réseau social Odnoklassniki, un cinéaste, Alexandre Cheremetiev, m’a écrit que mon physique convenait pour un rôle dans son film. Il m’a proposé de venir pour un casting dans les studios Mosfilm. Je m’apprêtais à aller de toute façon à Moscou. Nous avons donc fixé une rencontre aux studios le 25 novembre, à 16 heures.

Je suis entré à Mosfilm et j’ai appelé Cheremetiev. Pendant que je lui parlais, j’ai vu des gens masqués courir vers moi. J’ai d’abord pensé, bien sûr, que j’étais tombé sur un tournage. Une seconde plus tard, j’ai été renversé par un coup soudain à la tempe et j’ai perdu connaissance. Je me suis réveillé cloué au sol avec un sourcil coupé et des menottes. Mes agresseurs masqués étaient trois.

Ils m’ont soulevé, m’ont fait sortir par la porte de derrière et m’ont fait monter dans une Mercedes argentée. Le chauffeur, un homme chauve à lunettes, a enlevé son masque et m’a demandé si je connaissais Temirgiraev. Il s’est avéré plus tard que mon investisseur potentiel, Temirgiraev, était déjà en prison depuis six mois.

On est arrivé au ROVD [antenne locale du ministère de l’Intérieur, NDLR] et c’est seulement là que j’ai appris mon arrestation en tant que témoin dans une affaire pénale contre Temirgiraev. À l’époque, en plus de l’usine de transformation du poisson, je possédais un bateau de pêche et sept chaloupes. J’avais un chiffre d’affaires mensuel d’un peu plus d’un million de dollars. Au ROVD, on m’a immédiatement proposé de payer 200 000 dollars pour ma libération. Mais il ne m’est même pas venu à l’esprit de négocier. Je me suis dit que même si ici c’étaient des vendus, il y aurait un procès. J’étais sûr que l’un des juges examinerait mon cas et que je serais libéré. J’ai donc refusé de payer — ç’a été ma grande erreur.

Une heure plus tard, deux « témoins » et un « expert » se sont présentés. Des policiers ont sorti de la drogue de leurs poches devant ces « témoins » et m’ont dit : « Et ça, c’est à toi. »

Un dossier criminel a été ouvert contre moi. J’ai demandé à appeler chez moi et à prendre un avocat, mais on m’a tout refusé. Je suis resté en détention provisoire pendant quatre mois. Au cours de ces quatre mois, une affaire criminelle a été montée de toutes pièces. Il s’agissait désormais d’un « groupe criminel » dont je faisais partie avec Temirgiraev et ses deux autres partenaires que je ne connaissais pas.

L’affaire a été jugée au tribunal de district de Kuntsevo. J’ai été accusé de vente et de possession de stupéfiants, ainsi que d’extorsion. Bien que les « témoins » aient refusé de confirmer leur déposition devant le tribunal, j’ai été condamné à huit ans et demi de régime strict. Je les ai purgés intégralement. J’ai été libéré le 25 mai 2020. Pendant cette longue période, j’ai été torturé et battu.

Malkho, te souviens-tu de tes premières impressions en prison, après le procès ?

Lorsqu’on m’a emmené au centre de détention provisoire après le procès, j’ai complètement perdu connaissance, je me suis effondré. Les trois premiers jours, je n’ai pas pu manger à cause de l’odeur infecte de la nourriture. On nous donnait du chou aigre et puant mélangé à des pommes de terre et à une autre substance quelconque. Les trois premiers jours, je n’y ai pas touché, je n’ai mangé que du pain et bu du thé. Le thé était dégoûtant, et le pain tout mouillé et collant.

Quels étaient tes rapports avec les autres prisonniers ? Certains étaient effectivement innocents, mais il y avait aussi de vrais criminels.

Tout d’abord, c’était difficile pour moi, parce que tout le monde fumait là-bas. Et moi, je ne fume pas et je ne supporte pas la fumée. Quant aux détenus, ils sont tous différents. Il y a ceux qui en sont déjà à leur septième séjour en prison, il y a ceux qui sont en prison pour meurtre, et ils appellent leurs victimes les « côtelettes » ou les « macchabées ». Je me suis même battu avec eux plusieurs fois à cause de ces mots. Bien sûr, au fil des années, on s’y habitue…

Le fait que tu sois tchétchène et musulman t’a-t-il aidé à tenir pendant la période de ton emprisonnement ?

Svetlana Gannouchkina [responsable de l’organisation de défense des droits de l’homme « Assistance civique », NDLR] a envoyé des avocats à la prison pour faire respecter mes droits. Mais cela n’a pas beaucoup aidé. Une fois, par exemple, on m’a mis dans une cellule avec 14 prisonniers, dont 12 étaient des toxicomanes, tous utilisant la même aiguille. Dans ces épreuves, être musulman m’a beaucoup aidé. Je sais que tout ce qui m’arrive est prédéterminé et que tout est conforme à la volonté de Dieu. Ma foi m’a sauvé.

Dans quelle colonie as-tu été envoyé ?

Le trajet de 380 kilomètres entre Moscou et Tver a duré environ une semaine. Je me suis retrouvé à l’IK-9 [IK, sigle russe pour « colonie de redressement », NDLR] à Monino, dans la région de Tver. C’est le premier camp où je suis allé après l’entrée en vigueur de la sentence. Je devais avoir 14 jours de quarantaine, mais ils m’ont envoyé au cachot presque immédiatement.

Pour quelle raison ?

Parce que je me suis assis sur le lit. Or, on n’avait pas le droit de s’asseoir sur le lit. Il faisait terriblement froid là-bas. La nuit, je dormais dans le lit vêtu d’une veste et d’une chapka, j’étais tout le temps gelé. Lorsqu’on m’a mis au cachot, en février, la fenêtre y était défoncée et le froid y était insupportable.

Comment étaient tes relations avec les détenus ?

Dès mon arrivée, on m’a présenté les « règles » de la vie dans la zone et on m’a expliqué qui étaient les « moujiks » [détenus qui ne collaborent pas avec l’administration, NDLR] et qui étaient les « coqs » [gays ou hommes violés, des sortes d’« intouchables », NDLR].

Une fois, l’un des détenus a décidé de me montrer la colonie. Au moment où nous quittions notre baraquement, un maton nous a demandé : « Où allez-vous ? » Le mec a dit que nous allions aux bains. Je lui ai demandé pourquoi il avait menti à l’administration. On n’allait pas aux bains, mais à la salle de sport. Et il m’a dit : « Si tu as trompé la flicaille et que ça a marché, alors t’es réglo. »

J’ai réalisé ce jour-là que je ne pourrais pas survivre dans ce système. J’ai été élevé par mon grand-père et il m’a appris que l’on ne pouvait mentir que dans trois cas : si ce mensonge sauve une vie humaine, s’il unit une mère avec son enfant et s’il unit deux personnes qui s’aiment. Je n’ai jamais enfreint cette règle dans ma vie.

Y avait-il d’autres musulmans dans la colonie ? Avez-vous pu observer des rituels ?

Il y avait environ 70 musulmans dans ce camp. Nous avions une mosquée et nous pouvions prier. Nous avons collecté de l’argent, même des personnes extérieures au camp nous ont aidés, nous l’avons réparée petit à petit. D’ailleurs, officieusement, j’ai travaillé dans cette mosquée en tant qu’assistant de l’imam, parce que nous avions beaucoup d’Ouzbeks, de Tadjiks et de représentants d’autres peuples musulmans, qui ne comprenaient pas bien le russe. C’est pourquoi je passais beaucoup de temps à la mosquée et, dans la mesure de mes capacités, j’interprétais le Coran pour eux, et je le lisais beaucoup moi-même.

Tu as été transféré de cette colonie à une autre. Où et pourquoi ?

En raison de mes fonctions à la mosquée, les agents du FSB m’ont identifié comme un chef spirituel et m’ont considéré comme dangereux. C’était la raison et le motif de mon transfert à Omsk, à l’IK-6, un véritable enfer sur terre.

Pourquoi penses-tu que l’administration a peur des musulmans dans les prisons ? D’où viennent ce contrôle et cette peur ?

Les musulmans sont très soudés et n’obéissent qu’à Dieu. C’est gênant pour le système pénitentiaire russe. Par exemple, lorsque les geôliers veulent punir certains prisonniers ou extorquer des aveux sous la torture, ils utilisent d’autres prisonniers pour la sale besogne, mais les musulmans réellement croyants refusent de le faire. Les autorités pénitentiaires n’arrivent pas à les briser.

Que s’est-il passé à Omsk ? Ton nom est revenu dans les médias après le scandale provoqué par les révélations de la torture dans la colonie.

J’ai passé un an et trois mois dans une prison centrale, un an et trois mois dans un camp dans la région de Tver, puis un an et six mois en isolement à Omsk. Ensuite, j’ai passé trois ans dans une prison fermée à Ienisseïsk, et le 5 juillet 2015, ils m’ont renvoyé dans la colonie pénitentiaire n° 6.

Le système pénitentiaire dans des camps, comme ceux d’Omsk, Krasnoïarsk, Vladimir, Kirov, est similaire. Là-bas, ils ont le même objectif : quand une personne arrive chez eux, elle doit faire tout ce qu’ils disent, sans réfléchir, comme un esclave, pour obéir. Quand les agents décident que vous devez passer par le hachoir à viande, quoi que vous fassiez, vous y passez. C’est comme un hachoir à viande électrique — on t’y introduit et tu en sors en viande hachée.

Lorsque j’ai été torturé à Omsk, j’ai demandé à mes bourreaux : « Pourquoi faites-vous cela, vous autres ? Vous êtes comme des fascistes, vous battez et torturez les gens illégalement. » Mais ils se sont moqués de moi et ont éclaté de rire.

Pendant les séances de torture, il y a eu des moments où je ne supportais pas la douleur physique et où je pleurais. Mais pour faire cesser les tortures illégales qu’ils faisaient subir aux gens là-bas, je suis allé jusqu’au bout et je n’ai pas renoncé à porter plainte. Ils m’ont torturé pour que je retire mes plaintes, mais je n’ai pas cédé.

Et quand ils ne vous torturent pas, vous avez tout le temps un sac sur la tête, maintenu par du ruban adhésif. Et ils viennent, t’entourent et disent : « Comme tu es beau ! » Il y a de la torture morale, physique et psychologique tout le temps.

Par exemple, la « réception », l’endroit de la zone où le détenu arrive pour purger sa peine après avoir été condamné, est l’étape la plus difficile. Les matons recherchent des substances et des objets interdits, ils font des lavements à tous les nouveaux. Ils sont censés avoir une raison ou des informations pour chercher des objets interdits, mais ils torturent tout le monde.

Ils vous amènent et vous font un lavement, de force. Je leur dis : « Vous savez que c’est illégal, alors je veux que vous l’enregistriez en vidéo. Je ne veux pas que vous le fassiez. » S’ils le font de force, c’est très douloureux. Et il y a ceux qui sortent après cette manipulation couverts de sang. Tout le monde subit cette procédure non seulement dans le centre de détention provisoire n° 1 de Krasnoïarsk, mais aussi à Ienisseïsk, et à Minoussinsk.

As-tu été insulté pour des raisons ethniques dans ces lieux de détention ?

En tant que Tchétchène, non, mais en tant que musulman, oui, ils m’ont insulté. Ils traitent très mal les musulmans. Juste avant d’être libéré, je suis tombé malade du Covid et j’ai passé presque deux semaines à l’hôpital de la prison. Lorsque je leur demandais un comprimé, le personnel me répondait : « Mais prie Allah et demande-lui… » Ceux qu’ils détestent le plus, ce sont les représentants d’autres religions qui se convertissent à l’islam.

Il y a donc une lutte contre l’islam dans les prisons ?

Des psychologues viennent voir les nouveaux convertis avec des tests et leur demandent comment ils ont adopté l’islam. Dans de nombreuses colonies, les matons ne donnent pas le Coran aux musulmans, ils ne leur permettent pas de le lire, et ils enlèvent leurs tapis de prière. Quand j’ai été libéré, ils ne m’ont pas rendu mon Coran.

As-tu réussi à rester en contact avec le monde extérieur, avec tes proches et tes parents ?

Non, bien sûr que non. Dès l’annexion de la Crimée, tous les téléphones de mes parents et amis ukrainiens ont été bloqués. Personne ne pouvait venir me voir de là-bas ou même m’appeler. À Omsk, on ne me laissait même pas correspondre avec ma femme, et c’était à cause de la politique de la Russie envers l’Ukraine. À Ienisseïsk, j’ai été autorisé à correspondre, mais les appels téléphoniques étaient toujours interdits.

Quelqu’un a-t-il pu te rendre visite en prison, en dehors de tes avocats, bien sûr ?

Aucun de mes proches n’a pu me rendre visite, car ils n’avaient pas l’argent pour aller aussi loin. Avant mon arrestation, j’étais le seul soutien financier de la famille. Et quand j’ai été emprisonné, mes proches se sont retrouvés sans un morceau de pain, et il n’y avait personne pour les aider.

Malkho, dirais-tu que l’emprisonnement peut remettre dans le droit chemin une personne qui a commis un crime ?

Non. J’ai sans cesse essayé de parler au personnel pour comprendre le système pénitentiaire et les gens qui y travaillent. En fait, ce système fonctionne toujours selon l’ancien schéma soviétique. Les changements sont cosmétiques : les murs sont blanchis à la chaux, on dort sur de vrais draps, la nourriture est peut-être un peu meilleure. Mais le système a été punitif pendant la période soviétique, et il l’est toujours. Quand une personne voit ou subit l’injustice et les agressions, quand une personne est torturée par ces fascistes, ils ne corrigent pas un homme, mais oppriment et tuent. Ils tuent tout espoir.

Journaliste tchétchène, elle fut arrêtée arbitrairement en 2004, à Moscou, et condamnée à huit ans et demi de pénitencier en Mordovie, malgré la mobilisation des médias et d’organismes de défense des droits de l’homme russes et internationaux. Libérée en 2012, après avoir purgé intégralement cette peine, elle a obtenu l’asile politique en France et a raconté son expérience carcérale dans un ouvrage, publié en 2014, *Huit ans et demi !* (aux éditions Books).

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