Le boomerang de l’obscurantisme : le cas du Covid

La crise du Covid a montré le prix que la population russe doit payer pour la politique menée par le Kremlin depuis des années, consistant à favoriser les passions au détriment de la raison, l’obscurantisme au détriment de l’expertise, la répression au détriment du libre débat d’idées. Mais des indices convergents laissent prévoir que cette politique pourrait avoir des retombées sur ses instigateurs mêmes et compromettre nombre d’entreprises qui leur tiennent à cœur.

Aujourd’hui le gouvernement russe met tout en œuvre pour imposer la vaccination à la population russe majoritairement réticente. Il se heurte à l’opposition sourde et multiforme du « peuple profond », de cet électorat du président Poutine dont la docilité a longtemps semblé acquise. La levée de boucliers provoquée par le projet d’introduction de codes QR a surpris les autorités. On s’aperçoit que le régime de Poutine, si prompt à éradiquer toute opposition libérale tournée vers l’Occident, hésite à affronter la résistance fondamentaliste et ne s’y risque qu’avec mille ménagements.

La Douma d’État est en train d’envisager des lois fort controversées sur l’introduction totale des codes QR en Russie. Ces lois sont actuellement discutées dans les parlements régionaux. Le journal Novaïa Gazeta a fait une enquête sur l’opposition à ces mesures. Il s’avère que l’idéologie de cette protestation est formulée par les orthodoxes — hiérarques, prêtres et paroissiens. Une nombreuse assemblée de paroissiens orthodoxes s’est tenue le 21 novembre à l’hôtel Izmaïlovo de Moscou, dans une grande salle louée officiellement, scandant le slogan « Stop au fascisme numérique ! » sans qu’aucune mesure sanitaire soit appliquée. L’association informelle rassemblant ces militants compte plusieurs milliers d’adeptes et des succursales dans les régions de la Fédération de Russie.

Il s’agit d’une mouvance ancienne. On se souvient que l’introduction des codes-barres avait suscité une révolte chez les fondamentalistes orthodoxes à l’époque d’Eltsine et il avait fallu faire intervenir la hiérarchie de l’Église orthodoxe pour calmer le jeu. Sa position officielle sur ces questions a été formulée dans les dernières années du patriarcat d’Alexis II par la commission théologique synodale : une personne ne peut pas passer sous la domination de l’Antéchrist « mécaniquement », sans « trahison consciente du Christ », donc les codes-barres ne sont pas le sceau de l’Antéchrist. Les orthodoxes fondamentalistes n’ont pas désarmé pour autant. Serguiy (Romanov), le supérieur influent d’un monastère orthodoxe de l’Oural central, qui a été condamné le 30 novembre de cette année à trois ans et demi de prison, a tonné en chaire « contre les chiffres [la numérisation] » pendant vingt ans. Peu à peu, ces mouvements orthodoxes se sont rapprochés et en partie imbriqués avec les associations de « citoyens de l’URSS » qui refusent également les documents « à puces ». Les forces de l’ordre ont découvert que les passeports de certains croyants n’étaient plus déchiffrables par les appareils électroniques : les ultra-orthodoxes avaient découvert un moyen de « neutraliser » la puce en chauffant le passeport au micro-ondes.

Dans l’un des épisodes de son programme L’Exorciste, le réalisateur Nikita Mikhalkov, proche de l’Église orthodoxe russe, a insinué que la fameuse « puce » serait introduite dans le corps humain par la vaccination. La télévision russe n’a pas autorisé la diffusion de cet épisode, mais celui-ci a fait un tabac sur Internet. C’est l’évêque moldave Marchel (Mihaescu) de Balti et de Falesti (l’Église orthodoxe moldave est rattachée canoniquement au patriarcat de Moscou) qui a introduit en mai de l’année dernière dans le discours officiel de l’Église orthodoxe (au niveau épiscopal) les thèses complotistes selon lesquelles Bill Gates voudrait utiliser des vaccins pour injecter des micro-puces traçables dans la population mondiale ou selon lesquelles les technologies 5G étaient responsables des morts du Covid. Un an plus tard, le patriarche promeut ce zélateur à l’archevêché. Marchel n’a pas accordé sa bénédiction à ses ouailles pour qu’elles se fassent vacciner, car « au lieu d’un vaccin, les gens se font implanter une puce ». Bientôt, cette position a été officiellement réitérée par le synode de l’Église orthodoxe de Moldavie.

De son côté, le « centre des droits de l’homme » dépendant du Conseil mondial du peuple russe, organisme créé en 1993 pour favoriser la renaissance du patriotisme russe fondé sur l’orthodoxie, a fait une fleur aux « antivax » en demandant au procureur général et au chef du Comité d’enquête d’ouvrir une investigation sur l’implication de la Fondation Bill et Melinda Gates dans la pandémie. Ce fonds qui finance activement le développement de vaccins est soupçonné de profiter de la vaccination mondiale.

Cet été, l’évêque Porfiry, le supérieur du monastère des Solovki, le vicaire du patriarche Kirill, a pris le parti des « antivax ». Quant au métropolite Mark de Riazan (Golovkov) (anciennement adjoint de Kirill au Département des relations extérieures de l’Église), il appelle le vaccin « une expérience dont les gens peuvent mourir » ; à Ekaterinbourg, à l’occasion de la célébration des « Jours tsaristes » [la commémoration de l’assassinat de la famille impériale, NDLR] de cette année (10-21 juillet), deux métropolites et deux évêques de l’Église orthodoxe russe ont conduit un cortège de plusieurs milliers de personnes, rassemblant les orthodoxes « antivax » et les altermondialistes, bien que le gouverneur ait instamment demandé de s’abstenir de cette manifestation. Mgr Savva (Toutounov), le numéro 2 de l’administration du patriarcat, prend également position au nom de la défense des droits de l’homme : « Le code QR, écrit-il sur Telegram, est un instrument de contrôle universel qui rend possibles des restrictions totales… [Il] permet à l’avenir de collecter des données volumineuses sur chaque pas fait par chacun… il permet d’imposer un comportement aux gens ou de leur interdire certaines actions. »

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L’assemblée de paroissiens orthodoxes du 21 novembre // La page Vkontakte Sobor Pravoslavnykh Miryan

Face à cette fronde des ultra-orthodoxes amis, le Kremlin a longtemps hésité à agir, tentant de ménager la chèvre et le chou. S’exprimant le 18 mai 2021, le patriarche Kirill a appelé « à prendre en compte les intérêts et les droits de ceux de nos concitoyens qui refusent d’utiliser tout système électronique ». Les préoccupations de « ceux qui sont attachés au droit à la confidentialité, à la vie privée et qui ne souhaitent pas que les informations personnelles fassent l’objet d’analyses commerciales » étaient légitimes à ses yeux. Mais à partir de novembre, quand la part de la Russie dans la mortalité quotidienne mondiale due au Covid a atteint 25 à 50 %, le Kremlin a fait monter au créneau les ecclésiastiques les plus proches du pouvoir. À chacun son public.

Le métropolite Tikhon (Chevkounov), qui a l’oreille du président Poutine, s’adresse aux paroissiens de la Russie profonde, les exhortant à porter le masque. Le métropolite Hilarion, chef du département des relations extérieures du patriarcat, prend la parole sur la chaîne fédérale Russia 24 et s’adresse principalement aux fonctionnaires et à un public assez indifférent en matière religieuse. Hilarion se charge de fulminer contre les « antivax » en les assurant qu’ils devront prier toute leur vie pour effacer leur péché, la mort des personnes infectées par leur faute. Il va sans dire qu’Hilarion est un ardent partisan du code QR : à l’en croire, les mesures les plus extrêmes sont nécessaires, lorsque le pays perd « tout un régiment » chaque jour. Hilarion retourne le complotisme covidosceptique à l’envers : « À l’étranger, il y a des forces qui sont intéressées à notre disparition progressive, de façon à pouvoir s’emparer de notre terre. Je suis profondément convaincu que le virus ne nous est pas arrivé par hasard, et cette campagne active contre la vaccination, contre les codes QR, contre toute mesure de protection de notre population, qui est menée sur Internet et dans des chaînes sur Telegram, est également dirigée de l’étranger. Malheureusement, beaucoup de nos concitoyens, peut-être sans s’en rendre compte eux-mêmes, deviennent des instruments entre les mains de ces forces. »

Le Kremlin a aussi envoyé au charbon l’Association des experts orthodoxes de l’Église russe, dont le but est, selon son directeur Kirill Frolov, de « renforcer la symphonie et le lien spirituel profond entre le patriarche Kirill et le président Poutine », d’apporter « un soutien total à Sa Sainteté le patriarche Kirill et à son projet de rechristianisation de la Rous historique [c’est-à-dire comprenant l’Ukraine, NDLR] ». Cette association s’est fait remarquer en militant pour l’annulation des concerts de la chanteuse Madonna à Saint-Pétersbourg, en exhortant les fans de football à ne pas jurer dans les stades, afin de ne pas « susciter les démons », en réclamant un châtiment exemplaire à l’encontre des membres du groupe Pussy Riot et en comparant le président Poutine, le chef du gouvernement Dmitri Medvedev et le patriarche Kirill à la Sainte Trinité. En 2013, elle a appelé à prier pour Vladimir et Lioudmila Poutine après leur divorce et à « ne pas donner aux forces antirusses l’occasion de jubiler et de se poser en juges ».

Lors d’une réunion du club d’Izborsk [think tank conservateur poutinien, NDLR] en 2015, Kirill Frolov a brossé le portrait de la sainte Russie du futur avec un peuple cléricalisé, une armée et une industrie puissantes, des ordinateurs orthodoxes et Mars comme territoire canonique de l’Église orthodoxe, la planète ayant été nettoyée des adhérents des sectes. En 2015, l’Association a demandé au ministère de la Culture d’interdire le film d’Andreï Zviaguintsev Léviathan (2014) et de créer « un Hollywood orthodoxe ». En outre, des représentants de l’Association contactent régulièrement le département principal des affaires intérieures de Moscou [antenne du ministère de l’Intérieur, NDLR], le bureau du procureur général et le président Vladimir Poutine pour se plaindre des « opposants en herbe ». Aujourd’hui l’Association s’efforce de réconcilier, « sous le portrait du leader », orthodoxes antivax et partisans de la vaccination. Elle se veut rassurante : « Tant que Poutine est au pouvoir, ce [les codes QR] ne sont que des carrés noirs. Mais si Poutine et les forces de sécurité étaient renversés, alors les codes QR deviendront l’instrument mondialiste aux mains de l’Antéchrist pour notre oppression. »

Ces interventions fracassantes de personnalités orthodoxes ostensiblement à la botte du Kremlin ne vont pas sans susciter de vives tensions au sein de l’Église. On a l’impression que des fausses notes se glissent dans la « symphonie » entre l’Église orthodoxe et le pouvoir. L’amalgame fait par le métropolite Hilarion entre les adversaires de la vaccination et les « agents de l’étranger » passe très mal. Le commentateur conservateur Mikhaïl Demourine lance sèchement cet avertissement aux « collaborateurs » au sein de l’Église : « Dans l’Église orthodoxe russe, il y a beaucoup de hiérarques honnêtes qui comprennent que le peuple doit être écouté et non désigné comme « agents étrangers ». Et qu’il ne faut pas s’identifier au pouvoir : cela peut coûter cher, tout le monde en Russie n’est pas proche du gouvernement actuel. » Là encore la rhétorique du régime poutinien est en train de se retourner contre lui.

Novaïa Gazeta cite Igor Kniazev, politologue et évêque luthérien servant dans la région de Moscou, qui lie le mécontentement des croyants suscité par les codes QR aux fortes attentes eschatologiques générées par la propagande russe. « Quand on attend la fin du monde, on ne se soucie guère de la poursuite du cours normal de la vie », fait-il observer. Comme la télévision ne cesse de dénoncer le complot mondial, d’évoquer la guerre inévitable, le pessimisme social et l’attente d’une catastrophe universelle grandissent. La majorité de la population russe, tout en se disant orthodoxe, professe toutes sortes de superstitions qui alimentent la propension à adhérer aux idées de la fin du monde imminente. Ainsi, la protestation sociale, qui en Russie ne peut s’exprimer ouvertement sans péril, se déplace sur le terrain médical et se transforme en psychose de masse.

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, enseigne l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

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