Le sort des mineurs russes : la peur de la vie est plus forte que la peur de la mort

Dans la nuit du 25 novembre, une explosion s’est produite dans la mine de charbon de Listviajnaïa, dans le Kouzbass, au sud de la Sibérie occidentale. Pas moins de 51 personnes sont mortes et 96 ont été blessées. La cause de la catastrophe était une explosion de méthane, un gaz qui est inévitablement rejeté au cours de l’exploitation du charbon. Quels enseignements peut-on en tirer ?

Les accidents dans les mines de charbon en Russie sont fréquents. La presse n’en parle que lorsque le nombre de morts s’élève à plusieurs dizaines. La mort de quelques mineurs reste généralement un événement local. Après chaque accident majeur, il y a un débat public sur les causes de l’accident, les autorités concernées et les forces de l’ordre recherchent les responsables, et les propriétaires et directeurs de mines s’engagent à améliorer la sécurité dans les mines. Mais rien ne change.

En mars 2007, une explosion dans la mine d’Oulianovskaïa, dans le Kouzbass, a tué 110 mineurs. Deux mois plus tard, une autre explosion de méthane a eu lieu dans la mine voisine de Ioubileïnaïa, tuant 38 autres personnes. Les deux mines appartenaient au même propriétaire. Les événements tragiques du mois de mars n’ont donné lieu à aucun changement, si bien qu’une nouvelle tragédie ne s’est pas fait attendre.

La raison de la plupart de ces accidents est claire : une explosion du méthane naturellement présent dans les mines. La question est autre : pourquoi les mesures de sécurité nécessaires ne sont-elles pas prises ? Pourquoi le taux de mortalité en Russie est-il de 0,14 par million de tonnes de charbon extraites, alors qu’aux États-Unis, par exemple, il est 12 fois inférieur, soit 0,011 par million ?

La presse en colère accuse généralement les propriétaires des mines, qui ne prennent pas de mesures de sécurité et obligent les mineurs à travailler dans des conditions mortelles. Cette indignation est justifiée. Les équipements obsolètes ou usés peuvent provoquer des pannes et des étincelles dans l’espace saturé en méthane. Les mineurs survivants de Listviajnaïa ont raconté que les équipements de sauvetage individuels dotés de réserve d’oxygène ont fonctionné une fois sur deux et que beaucoup de mineurs n’avaient plus d’oxygène du tout — ils sont morts instantanément, privés de la moindre chance d’être secourus. De plus, la moitié des extincteurs qui pouvaient être utilisés pour éteindre un incendie après une explosion ne fonctionnaient pas. Seuls les équipements utilisés pour extraire le charbon et générer des revenus pour l’entreprise étaient en état de marche. En revanche, tout le matériel lié à la sécurité des mineurs en cas d’urgence a fonctionné à moitié ou n’a pas fonctionné du tout.

La culpabilité de la direction de la mine est évidente. Mais une question demeure : que font les organes locaux de Rostekhnadzor [organisme d’État russe chargé du contrôle et de la supervision pour assurer le respect des normes dans l’industrie, NDLR] dont le rôle est de vérifier la sécurité des opérations minières ? Vous serez peut-être surpris, mais ils inspectent tout assez minutieusement. Ils procèdent à des inspections, identifient les lacunes, rédigent des rapports et imposent même des amendes. Mais le but de ces inspections n’est pas de s’assurer que les défauts seront corrigés, mais d’avoir de la matière pour se faire acheter. Car il est beaucoup moins cher et plus facile pour les gestionnaires et les propriétaires d’acheter les inspecteurs que de corriger les déficiences. La corruption dans un État autoritaire est indestructible ! C’est pourquoi rien n’a changé depuis des années et des décennies.

Et enfin, la dernière question : pourquoi les mineurs eux-mêmes sont-ils silencieux ? Après tout, les problèmes de sécurité de l’exploitation minière les concernent plus que quiconque. Pourquoi ne protestent-ils pas ? Pourquoi ne se mettent-ils pas en grève ? Pourquoi ne refusent-ils pas de descendre dans la mine avec un équipement de sécurité inopérant ?

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Un détecteur de méthane de la mine de Listviyajnaïa // RBC

À première vue, il s’agit d’un problème que l’on peut attribuer au caractère mystérieux de l’âme russe. Mais seulement au premier coup d’œil. Dans la Chine autoritaire, le taux de mortalité des mineurs est presque deux fois plus élevé qu’en Russie, à 0,25. Il ne s’agit pas d’un problème national, mais d’un problème politique. Dans les pays aux régimes despotiques, les gens ne se considèrent pas comme des citoyens à part entière, capables de protester et de défendre leurs intérêts. Ils ont peur de s’élever contre les grandes entreprises, car le pouvoir vient toujours en aide à ces dernières — que ce soit sous la forme d’agents de police engagés par les entreprises ou de juges corrompus. Les gens ont peur de se dresser contre les autorités car tous les instruments de répression judiciaire, de provocation policière et de représailles extrajudiciaires leur tomberaient immédiatement sur la tête. Même une protestation non politique sous un régime autoritaire est extrêmement dangereuse. Il existe de nombreux exemples de ce type dans la Russie contemporaine.

« Nous étions comme des esclaves de la direction », raconte à la BBC Alexeï, un mineur survivant de la mine de Listviajnaïa. Ils ont été contraints de se rendre au travail malgré les concentrations élevées de méthane. Sinon, ils étaient menacés de licenciement sous n’importe quel prétexte. Et ils y sont allés sans se plaindre, conscients des risques encourus. Leurs épouses, mères et enfants n’ont pas assiégé la direction de la mine pour exiger des conditions de travail sûres. Non, ils assistaient en silence au départ de leurs proches, car ces familles avaient besoin d’argent pour vivre, pour payer les prêts et les hypothèques et pour s’offrir des vacances à la mer. Et maintenant 51 mineurs ont péri, alors que leur vie continuait, et comment vit-on avec cela ?

Les mineurs savaient que les niveaux de méthane à Listviajnaïa étaient depuis longtemps supérieurs à la normale. Ils se disaient entre eux qu’un jour cela pourrait exploser. Mais ils y sont allés quand même, en jouant à la « roulette russe »…

Qui plus est, les mineurs eux-mêmes ont rendu les détecteurs de méthane inutilisables, soit en les recouvrant de boue et d’eau, soit en les recouvrant simplement de leurs sweat-shirts. La concentration de méthane dans la mine était deux ou trois fois plus élevée que la norme et ils le savaient. Les survivants disent que leurs supérieurs leur avaient demandé de neutraliser les capteurs. C’est très probablement vrai, mais les mineurs eux-mêmes ne comprenaient-ils pas ce qu’ils faisaient et ce à quoi cela pouvait mener ?

Le fait que les patrons les traitaient comme des esclaves est la moitié du problème. L’autre moitié, c’est qu’ils se considèrent eux-mêmes comme des esclaves. Il est plus facile pour eux de mourir que d’oser organiser une manifestation. C’est la psychologie de l’esclave.

La peur des autorités est entretenue dans la société russe depuis des décennies, voire des siècles. L’absence du sentiment de valeur personnelle et de conscience de soi en tant que citoyen à part entière contraint les gens à l’humilité. Les mineurs ne sont pas les seuls à être prêts, comme l’a dit l’un d’entre eux, à se rendre au travail comme s’ils allaient au front. De même, les enseignants sont prêts à bourrer les crânes de leurs élèves avec de la propagande. Et les fonctionnaires falsifient sournoisement les protocoles dans les commissions électorales. Les journalistes, eux, reculent devant les exigences de censure du gouvernement. Et les opposants supplient les autorités d’autoriser des rassemblements de protestation.

Malheureusement, la peur paralysante est une maladie de la société russe qui n’a pas encore été soignée. Et jusqu’à ce qu’au moins une partie importante de la société en soit guérie, il y aura toujours de nouvelles victimes.

Alexandre Podrabinek est un journaliste indépendant russe, ex-prisonnier politique soviétique. Impliqué dans le mouvement démocratique en URSS depuis le début des années 1970, il a enquêté en particulier sur l'utilisation de la psychiatrie à des fins politiques. Deux fois jugé pour « diffamation » pour ses livres et articles publiés en Occident ou circulant en samizdat, il a passé cinq ans et demi en prison, dans des camps et en relégation. Son livre le plus connu est Médecine punitive, en russe et en anglais. Il est chroniqueur et journaliste pour plusieurs médias dont Novaïa Gazeta, RFI, Radio Liberty, etc.

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