Avec la Russie de Poutine, l’impossible statu quo

Lors de son voyage à Moscou puis à Kyïv, Emmanuel Macron a insisté sur le fait que la souveraineté de l’Ukraine et son intégrité territoriale n’étaient pas négociables. Il a aussi réaffirmé les principes découlant de la Charte de Paris de 1990. À Kyïv, devant le président Volodymyr Zelensky, il a rappelé le tribut tragique que le peuple ukrainien avait payé en raison de l’agression russe. Il s’est dit résolu de travailler à une désescalade. Mais au-delà de la possibilité d’une nouvelle attaque russe de grande ampleur contre l’Ukraine, c’est aussi le statu quo actuel dont il faut rappeler le caractère inacceptable.

Devant les menaces d’une nouvelle agression massive du Kremlin contre l’Ukraine, les alliés de l’OTAN et de l’Union européenne, au-delà de certaines divergences, ont globalement réaffirmé leur détermination à montrer un front commun en face du régime russe. Cette alliance a certes des failles — copinage de la Hongrie d’Orbán avec Moscou, ambiguïtés de Berlin qui refuse de fournir des armes létales à l’Ukraine et de stopper définitivement le gazoduc Nord Stream 2 —, mais cette unité est somme toute sans précédent depuis la chute du mur de Berlin. C’est en soi une bonne nouvelle. Emmanuel Macron a d’ailleurs pris soin de consulter les alliés — États-Unis, OTAN, États baltes, Pologne, Union européenne — avant de s’envoler pour Moscou et Kyïv.

Somme toute, cette unité ou, plutôt, cette fermeté accompagnée de menaces précises et fortes à l’endroit de Moscou en cas de nouvelles attaques n’étaient pas au rendez-vous en 2014, encore moins en 2008 lors de l’attaque contre la Géorgie, sans même parler du cas syrien. On relèvera d’ailleurs que les accords de Minsk étaient d’abord, dans l’esprit de François Hollande et d’Angela Merkel, une mesure d’urgence pour faire cesser les attaques russes sanglantes contre l’Ukraine. Après le refus de Barack Obama de faire respecter les lignes rouges qu’il s’était lui-même fixées à la suite des attaques chimiques contre la Ghouta en Syrie en 2013, les États-Unis étaient aussi largement absents lors du déclenchement de la guerre russe contre Kyïv. Sans cette abstention, ces accords, négociés sous la contrainte et dans l’urgence, n’eussent pas été nécessaires. Nous pouvons d’ailleurs remonter plus loin ; l’indignation suscitée par les crimes de guerre commis par les forces russes en 1999-2000 lors de la seconde guerre de Tchétchénie retomba vite au lendemain du 11-Septembre. Ni ceux-ci, ni l’annexion de facto de 20 % du territoire géorgien n’avaient empêché un réengagement avec le régime de Poutine et le fameux reset lancé par Barack Obama.

Mais la rhétorique actuelle des démocraties envers Moscou est-elle pour autant de nature à nous rassurer sur leurs intentions d’action devant les menaces du régime russe ? Leur position, aussi « martiale » soit-elle, prend-elle réellement en compte les intérêts du peuple ukrainien et des autres peuples de la région qui se battent pour la liberté ? N’existe-t-il pas encore de nombreuses ambiguïtés qui pourraient même donner à penser qu’une fois encore Poutine a réussi, au moins partiellement, sa manœuvre ? En somme, cette résolution presque inédite qu’évoquent de nombreux analystes est-elle réelle ? Nous avons encore quelques raisons d’en douter. Poutine a sans doute été surpris par cette nouvelle unité occidentale, mais il n’a pas encore perdu.

D’abord, comme l’attendait d’une certaine façon Vladimir Poutine, cette position ferme de l’Occident — même s’il demeure aussi beaucoup d’inconnues sur son étendue réelle, notamment en matière d’assistance militaire opérationnelle (renseignement aérien, défense antimissile, etc.), en cas d’attaque — ne vise jamais qu’une nouvelle action militaire russe. Nul ne sait d’ailleurs si elle surviendra ni quelle en serait la forme exacte. Cela peut en effet être autre chose qu’une invasion terrestre, notamment des frappes aériennes ciblées comme le fait l’armée russe en Syrie, une infiltration encore accrue d’éléments non identifiés sur le territoire ukrainien, des attaques de type terroriste, des cyberattaques géantes (électricité, réseau d’eau, énergie, notamment) qui désorganiseraient profondément le fonctionnement du pays. Cette position a une conséquence logique trop peu relevée : si une telle attaque ne survenait pas, certains pourraient être tentés à l’Ouest de crier victoire et finalement soit de céder (le pire scénario), soit tout simplement d’en rester à la situation actuelle.

Or, c’est précisément le statu quo actuel qui est inacceptable. C’est pourquoi la désescalade peut sans doute être un objectif de second rang — il est toujours bon d’éviter une guerre massive qui ferait des milliers de nouvelles victimes dans les rangs ukrainiens —, mais non un objectif final. Le seul qui soit concevable pour les pays libres ne peut être que la fin du statu quo imposé par le régime russe. Autrement dit, être sérieux sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine et sa souveraineté, c’est d’abord se donner les moyens de faire cesser l’occupation de fait des régions de Donetsk et de Lougansk et l’annexion de la Crimée. C’est aussi faire que le Kremlin renonce à l’occupation de 20 % du territoire géorgien (Ossétie du Sud et Abkhazie) et de la Transnistrie moldave et cesse de soutenir le dictateur bélarusse. Certains ont employé le terme, utilisé pendant la guerre froide, de containment (contenir) — certes un progrès quand on voit les actions du régime russe en Afrique, au Venezuela et au Myanmar —, alors que le mot approprié devrait être celui de rollback (refouler).

C’est précisément parce que ce statu quo est inacceptable que les dirigeants occidentaux seraient bien avisés d’ajuster leur rhétorique sur les sanctions. Beaucoup soutiennent en effet que, si la Russie lance une attaque contre l’Ukraine, il conviendra de stopper définitivement Nord Stream 2 et de mettre en place des sanctions sévères contre le premier cercle de Poutine, comme l’avait d’ailleurs demandé Vladimir Achourkov, directeur exécutif de la Fondation de lutte contre la corruption créée par Alexeï Navalny. En tenant un tel langage, a contrario cela sous-entend que ces mesures ne seront pas prises si cette nouvelle attaque ne survient pas.

Or, tant l’arrêt de Nord Stream 2 que ces sanctions sont aujourd’hui nécessaires parce que la Russie a déjà violé le droit international et l’intégrité territoriale d’un État — sans même évoquer ses crimes de guerre ailleurs. Derrière de tels propos, il y a un risque, peut-être pour partie involontaire, chez certains dirigeants de passer par pertes et profits, sinon de légitimer, une violation grave de la loi internationale.

Ensuite, il convient de faire preuve de la plus grande prudence dans les perspectives que nous dessinons avec la Russie tant qu’elle n’est pas devenue un régime démocratique et politiquement libéral. Lors de son voyage à Moscou comme dans ses propos précédents, Emmanuel Macron a fait usage d’une rhétorique parfois sibylline ou mystérieuse. Même s’il a implicitement renoncé à évoquer une « nouvelle architecture de sécurité et de confiance » avec la Russie comme il l’avait proposé en 2019, il a évoqué, tant au Parlement européen qu’à Moscou, un nouvel ordre de sécurité alors même que, « en même temps », il rappelait que les principes qui fondent l’ordre actuel ne pouvaient faire l’objet d’une remise en cause.

Il a aussi, peut-être par souci diplomatique, mais non sans que cela suscite un trouble chez nos alliés, affirmé vouloir prendre en compte les préoccupations de sécurité du régime de Poutine alors même que, depuis vingt-deux ans, celui-ci a toujours été l’agresseur. Il ne faut pas oublier, comme nous l’avions souligné, que la perception d’une insécurité n’est pas une perception réelle, mais d’abord un artifice rhétorique du Kremlin utilisé dans sa propagande douce qui vise à pousser les Occidentaux à l’apaisement. En somme, Moscou veut nous vendre, comme d’ailleurs à la population russe, la « perception d’une perception », mais qui ne repose sur rien. Or, cet apaisement a toujours servi au régime de moyen pour gagner un temps précieux afin de se renforcer et préparer, voire commettre, de nouvelles agressions.

Surtout, même si le président français a évoqué la nécessité d’innover, nul ne comprend ce que pourrait figurer un tel nouvel ordre, pas davantage qu’il n’était aisé de saisir ce que signifiait la nouvelle architecture dont il parlait précédemment. Il a d’ailleurs, comme ses homologues, condamné clairement la volonté de Vladimir Poutine de reconstituer des « zones d’influence », alors même que celles-ci sont la base de l’ordre qu’il entend faire prévaloir par la force. Imaginer que l’ancien agent du KGB pourrait céder là-dessus, sauf sous la menace, paraît plus que douteux.

Enfin, si l’on prend au sérieux la nécessaire libération de l’Ukraine — car c’est bien de cela qu’il s’agit finalement —, il convient de jeter un autre regard sur le processus de discussion qui s’est déroulé les 7 et 8 février 2022 à Moscou et Kyïv. Comme nous l’avons d’ailleurs rappelé ailleurs, il faut bien parler de discussions, et certainement pas de dialogue et de négociation. Les propos de Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, donnent à ces discussions un autre éclairage. Non sans faire usage d’une rhétorique condescendante à l’égard de Paris, ce dernier a affirmé qu’il n’y avait jamais eu d’accord entre les présidents français et russe sur une « désescalade », autrement dit un engagement de ne pas attaquer l’Ukraine. Ces remarques étaient prévisibles : il ne pouvait en effet y avoir d’accord et, d’une certaine manière, nous aurions dû nous inquiéter si les deux chefs d’État en avaient annoncé un. Cela aurait notamment signifié qu’Emmanuel Macron avait accepté des concessions, en particulier sur l’Ukraine, alors même que c’eût été inacceptable — il aurait de toute manière été désavoué par la majorité des membres de l’Union européenne et des États-Unis.

Il ne saurait d’ailleurs y en avoir davantage demain. Le seul engagement pris par Vladimir Poutine — au demeurant, l’exemple du sort du Mémorandum de Budapest de 1994 peut nous rendre suspicieux sur un quelconque engagement pris par le régime russe — a peut-être été de poursuivre les discussions, mais rien de plus. De même, le prétendu engagement, rappelé par Emmanuel Macron, de poursuivre les discussions sur l’application des accords de Minsk 2 dans le cadre du format dit « de Normandie » ne saurait faire oublier que, quoi qu’on pense de ceux-ci, la lecture qu’en fait le Kremlin est pour le moins éloignée de la lettre du texte. C’est au demeurant la Russie seule qui est responsable de leur non-application.

Le risque est, d’une certaine façon, que la langue diplomatique donne une image déformée de la réalité. Beaucoup de chancelleries diplomatiques occidentales n’ont d’ailleurs pas vraiment adapté leur communication aux offensives de la propagande de l’ennemi. Parler ainsi d’une possible, même éloignée dans le temps, relation de « confiance » envers la Russie comme l’a fait le président français peut induire en erreur sur la nature du régime russe. Joe Biden avait évoqué au début de son mandat la nécessité de bâtir une « relation stable, prévisible » avec la Russie, mais il a compris lors des derniers mois qu’il devait cesser d’employer cette rhétorique. Emmanuel Macron avait d’ailleurs reconnu lors d’une conférence de presse commune avec Olaf Scholz à Berlin que la Russie actuelle était devenue une « puissance de déséquilibre ». Laisser croire qu’on pense possible de parvenir à construire un ordre quelconque avec le régime russe est une rhétorique non seulement vide, mais dénuée de conséquences, comme les diplomates les affectionnent parfois ; ce n’est pas non plus qu’un pieux mensonge au service d’une bonne cause. C’est prendre le risque de diminuer la vigilance tout en poursuivant une utopie vaine. Or, avoir une vision utopique du monde n’est pas que le contraire du réalisme qui doit prévaloir dans le domaine des relations internationales et qui passe d’abord par la conscience des menaces. C’est embrasser un idéalisme qui peut détourner les gouvernements de l’action et les peuples de la conscience du danger. La propagande russe, mais aussi chinoise, ne pourrait d’ailleurs que s’engouffrer dans une telle brèche.

Devant Volodymyr Zelensky, Emmanuel Macron a évoqué, sans en citer l’auteur, la fameuse expression « optimisme de la volonté ». Dans la situation actuelle, n’oublions pas qu’Antonio Gramsci mentionnait d’abord le « pessimisme de l’intelligence ». C’est aujourd’hui une sage propédeutique.

Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 22 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011) et, avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019).

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