L’OTAN et la Russie : la légende moscovite de la trahison

Les menaces russes sur la sécurité et le devenir de l’Ukraine — déjà amputée de la presqu’île ukrainienne et d’une partie du Donbass, voire de la mer d’Azov — ont à nouveau mis la question de l’OTAN sur le devant de la scène. Le Kremlin et les hommes qui dirigent la Russie traitent cette alliance à la manière d’une entité démoniaque animée de néfastes intentions à l’encontre de la Russie.

Selon une légende urbaine moscovite, l’« expansion de l’OTAN » depuis la fin de la guerre froide (l’expression suggère une conquête) aurait été opérée en dépit de promesses faites à Mikhaïl Gorbatchev par le président américain George Bush et son secrétaire d’État James Baker. L’examen des faits ne corrobore pas cette thèse, reprise en boucle par les relais, conscients ou inconscients, de la propagande d’État russe.

L’absence de promesse de non-élargissement

Il faut ici se reporter à la période qui suivit la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, quand l’épuisement du système soviétique, accéléré par les contradictions de la perestroïka (une grande manœuvre politique échappant à son instigateur), produisit tous ses effets. De fait, Mikhaïl Gorbatchev et les siens n’avaient plus barre sur les processus politiques internes et externes. C’est dans ce contexte que les modalités de la réunification de l’Allemagne furent négociées. En février 1990, le dirigeant soviétique accepta le rattachement des territoires de l’Est (ceux de la RDA moribonde) à la RFA (Allemagne de l’Ouest), conformément à ce que la Loi fondamentale prévoyait. Se posait dès lors la question des alliances.

La partie soviétique émit d’abord l’idée d’une intégration de l’Allemagne réunifiée dans le pacte de Varsovie, proposition saugrenue en regard de l’accélération de l’Histoire. Une possible neutralité fut ensuite évoquée, mais il eût fallu accepter le principe d’un réarmement unilatéral de la RFA et sa pleine autonomie de décision politico-stratégique, voire d’une nucléarisation. À l’arrivée, Mikhaïl Gorbatchev, passablement dépassé par les événements, préféra encore voir l’Allemagne réunifiée se maintenir dans l’OTAN et dans la Communauté européenne (la future Union européenne).

C’est à ce moment de la négociation que se réfèrent ceux qui défendent la thèse d’une promesse de ne pas élargir l’OTAN à l’est, version volontiers reprise en Europe sans grand souci de vérité historique. Ce sur quoi les négociateurs américains s’engagèrent effectivement, c’était sur le non-déploiement de soldats et d’équipements d’autres pays de l’OTAN dans les futurs Länder orientaux de l’Allemagne réunifiée.

En aucun cas le débat ne porta sur les pays d’Europe centrale et orientale, pour la simple raison qu’à cette date l’effet domino n’avait pas encore fait tomber la totalité des régimes communistes ; le pacte de Varsovie et le COMECON [Conseil d’assistance économique mutuelle, entre les pays dits « du bloc de l’Est », NDLR] étaient toujours en place. Aussi un élargissement de l’OTAN était-il tout simplement inconcevable. Dans l’attente de garanties allemandes à propos de la frontière Oder-Neisse, la Pologne post-communiste se disait même prête à conserver des forces soviétiques sur son sol.

Au demeurant, Mikhaïl Gorbatchev et le ministre soviétique des Affaires étrangères de l’époque, Edouard Chevardnadze, ont par la suite confirmé que ce point n’avait pas été abordé. L’examen des archives et la publication ensuite de travaux universitaires sur cette question corroborent leurs dires. De fait, Moscou n’a pu produire de document étayant le « petit récit » de la trahison par l’Occident. Mais qu’importe : la légende urbaine tient en un paragraphe et autorise à jouer les initiés.

L’OTAN comme réponse à l’agressivité russe

La thèse d’une OTAN se précipitant dès la fin de la guerre froide pour s’étendre à l’Europe centrale et orientale ne correspond pas non plus aux faits historiques. En premier lieu, cette alliance ne peut être considérée comme une entité qui penserait et agirait par elle-même. L’OTAN n’est pas un acteur géostratégique global, mais un cadre d’action : elle appartient à ses États membres qui prennent leurs décisions par consensus. Et le leadership américain en son sein ne saurait être confondu avec une domination unilatérale. Pour mémoire, l’opposition française et allemande à la guerre contre l’Irak avait interdit le recours à l’OTAN.

D’autre part, l’entrée de pays d’Europe centrale et orientale n’est intervenue qu’en 1999, soit une décennie après la chute du mur de Berlin. Au départ, les États-Unis, comme leurs alliés européens, cherchaient d’autres voies pour assurer la sécurité de cette partie de l’Europe. De manière explicite, la politique occidentale privilégiait la Russie et le soutien aux réformes conduites sous la présidence de Boris Eltsine. Loin d’être reléguée, cette dernière fut associée au G7 et bénéficia de l’aide du FMI. L’administration Clinton, tout comme celle de George Bush précédemment, était rétive à l’élargissement de l’OTAN.

La signature du traité de Tachkent en 1992, fondement d’une alliance militaire russo-centrée (l’OTSC), l’énonciation la même année d’une doctrine de l’« étranger proche » considérant les États post-soviétiques comme des sujets de Moscou, le blocage diplomatique dans les Balkans et le soutien continu au national-bolchevisme de Slobodan Milosevic ont progressivement convaincu Washington de l’impossibilité de faire de la Russie un partenaire de sécurité fiable, au cœur d’une communauté euro-atlantique allant de Vancouver à Vladivostok.

L’élargissement de l’OTAN s’imposa donc comme option de rechange pour combler le vide de puissance au cœur de l’Europe. De fait, il eût été dangereux de laisser ces pays dans une « zone grise » indéterminée. Pour preuve, la Géorgie et l’Ukraine, tenues à l’écart lors du sommet de Bucarest (2-4 avril 2008) furent attaquées, le Kremlin voyant dans la décision de ne pas leur accorder de plan d’adhésion un feu vert pour ses entreprises militaires.

Encore faut-il rappeler que la Russie fut associée à l’élargissement de l’OTAN, obtenant des contreparties notables : le Partenariat pour la paix (1994), l’Acte fondateur OTAN-Russie (1997) et un Conseil OTAN-Russie (2002), avec un champ de coopération élargi. Et lorsque, par la suite, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN décidèrent de déployer une défense antimissile, une coopération avec la Russie fut étudiée. En vain. Moscou prétendait disposer de son propre système tout en interdisant à ses voisins européens de disposer d’un tel bouclier spatial.

In fine

In fine, l’OTAN post-guerre froide — élargie à l’est sur la base non pas d’une « expansion » mais d’un accord réciproque entre États membres et postulants — ne constitue pas une menace, ni même un danger pour la Russie. Au cours des années 2000, cette alliance prenait l’allure d’un forum politique transatlantique auquel il fallait participer pour des raisons de standard. Sur un plan militaire, elle servait d’opérateur stratégique pour des coalitions engagées dans la « guerre contre le terrorisme », en dehors de la zone euro-atlantique. Aussi la Russie n’était-elle pas considérée comme une menace, ni même un risque ou un facteur d’incertitude ; tout au plus un « mauvais coucheur » qui cherchait à améliorer les termes de l’échange. Au fil des ans, les alliés européens ont baissé leur garde et réduit leurs dépenses militaires.

C’est l’agression russe contre l’Ukraine qui a conduit à réévaluer la situation et à renforcer la « présence avancée » de l’OTAN dans les États baltes, en Pologne et en Roumanie. Encore cette présence demeure-t-elle modeste, même avec les récents renforts américains. Quant à l’adhésion de l’Ukraine, elle n’est pas à l’ordre du jour et constitue un prétexte pour ouvrir les hostilités. Dès lors, pourquoi cette focalisation russe sur l’OTAN ? D’abord pour se poser en victime et dissimuler le fait que le Kremlin conduit un programme géopolitique révisionniste : l’objectif n’est pas de contrer une menace mais de conquérir des territoires et de prendre le contrôle d’États souverains. Ensuite, la disparition de l’OTAN et le découplage géostratégique entre les deux rives de l’Atlantique Nord ouvriraient la voie à une domination russe sur l’Europe. Du point de vue occidental, la « patience stratégique » n’est donc plus de mise.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

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