Une sidérante soirée sur les chaînes de télévision françaises

C’est à une sidérante soirée que nous avons assisté, le 21 février, sur les chaînes de télévision françaises, consacrée au long discours de Vladimir Poutine, lors duquel le président russe livrait sa vision de l’Ukraine et de ce qu’il estimait de faire.

L’hôte du Kremlin, installé dans un décor ad hoc, flanqué d’une batterie de téléphones, symbole du rayonnement de sa puissance, un ordinateur dans le coin de l’image, gage de modernité, les deux mains posées sur le plateau de son bureau, lui-même un peu avachi dans son fauteuil, le visage blême, mais aussi froid que possible, venait de dérouler un discours d’une violence glacée dont la logique revenait à dire que l’Ukraine n’avait pas lieu d’exister, qu’elle était aux mains d’un régime fantoche téléguidé par les États-Unis, que le pouvoir tenu à Kyïv par des radicaux et des corrompus plongeait dans la misère le pays, assassinait les journalistes sans qu’on puisse jamais connaître les auteurs et les commanditaires des crimes (on pensait alors à Anna Politkovskaïa, à Boris Nemtsov, et plusieurs autres assassinés en Russie depuis l’avènement au pouvoir de Vladimir Poutine), que le pays était sous l’emprise de néonazis et qu’il fallait prévenir un bain de sang que s’apprêtaient à accomplir les dirigeants de Kyïv, etc., etc. Par conséquent, en toute logique, il n’y avait pas de meilleure solution que de reconnaître l’indépendance autoproclamée des « Républiques populaires » de Louhansk et de Donetsk. Et quelques minutes après, un décret intimait à l’armée russe d’agir pour « le maintien de la paix ». La paix, il n’y a pas de meilleur prétexte pour franchir une frontière internationale…

Le propos était donc sidérant. Il disait clairement qu’entrait dans la perspective de Vladimir Poutine rien de moins que de corriger l’erreur commise par Lénine, celle d’avoir, selon lui, inventé de toutes pièces l’Ukraine. Quelle autre « erreur » lui reviendra-t-il ensuite de rectifier en Europe, après avoir révisée l’histoire à la manière qui lui convient pour mener à bien ses objectifs ?

Les troupes russes iront-elles pour autant jusqu’à Kyïv demain ? Personne ne peut le dire, mais nul ne devrait l’exclure, car le projet a été très directement esquissé, dans une intervention dont l’hôte du Kremlin savait très bien qu’elle ne s’adressait pas seulement aux Russes, mais qu’elle serait diffusée et regardée dans le monde entier. Et sidérante encore fut la soirée sur les chaînes d’information françaises, parce qu’on a vu s’exprimer des journalistes et des commentateurs dont on a pu se demander, pour certains — pas tous, Dieu merci —, s’ils étaient sourds, aveugles, ignorants, incompétents, idiots utiles ou s’il fallait penser que se levait déjà une petite armée de collaborateurs du régime russe. Il y a déjà quelques années, on avait vu l’une ou l’autre star des plateaux de télévision ne pas trouver douteux ni indigne de se faire rémunérer par RT, la chaîne de propagande russe qui diffuse en France, et qu’Emmanuel Macron avait publiquement désignée, en présence de Poutine à Versailles, comme un organe de désinformation.

Quelle étrange éthique de la vérité que celle des chaînes d’information en continu qui invitent des « observateurs » déroulant les éléments de langage servis par les diplomates russes, sans que leur soit apportée la moindre contradiction, comme on l’a constaté lundi soir, notamment sous la houlette d’Yves Calvi, sur BFMTV. L’incompétence d’un intervieweur peut être flagrante. Au moins, lorsqu’on tend le micro à l’ambassadeur de Russie ou à son porte-parole, le public sait-il clairement à quoi s’en tenir. Mais ce n’est plus le cas lorsque celle qui parle est une journaliste d’un grand hebdomadaire français qui insinue entre autres, sans sourciller, que la situation s’explique par les arrière-pensées des autorités américaines, soucieuses avant tout de placer leur gaz sur le marché européen. Sous couvert d’une présentation objective par d’authentiques spécialistes, on a ainsi entendu un joli florilège d’antiaméricanisme de la part de commentateurs qui faisaient fi de ce que venait de dire Poutine.

Sur LCI, un invité ressassait que les troupes russes n’avaient absolument pas l’intention de franchir la frontière, que le président russe n’avait ni l’intention ni le besoin de s’en prendre à l’Ukraine, que tout était la faute de la menace que l’OTAN faisait peser sur la Russie, et que les seules intentions de Moscou étaient de servir la paix et de protéger les Russes de l’agression ukrainienne. Ce monsieur était benoîtement présenté comme membre d’associations franco-russes sans que soient précisés leur nom ni leur nature. Comment le public aurait-il pu savoir que les bons spécialistes de la région considèrent ce personnage comme un vecteur de propagande russe ?

Faut-il désormais penser que l’objectivité se définit par la mise côte à côte et sans filtre du mensonge et de la vérité ? Mais il est vrai que plus rien ne nous étonne depuis qu’on a entendu, quelques jours plus tôt, déjà sur LCI, Luc Ferry expliquer devant un Daniel Cohn-Bendit éberlué que si l’on en était là, à se demander si la Russie n’allait pas entrer en Ukraine, toute la faute en incombait aux intellectuels français qui avaient humilié Poutine !

Sur une autre chaîne, le lendemain matin, le présentateur, sous couvert de souci pédagogique à l’égard d’un public peu au fait des complications de l’histoire russo-ukrainienne, coupait systématiquement la parole à ceux de ses interlocuteurs qui essayaient d’apporter de solides éclairages. Ce faisant, il laissait les téléspectateurs dans la plus grande ignorance, et donc dans la plus grande fragilité face à l’offensive de propagande russe. Sans doute ne fallait-il surtout pas donner des arguments qui pourraient faire douter de la ligne soutenue, chacun à leur manière, par Éric Zemmour et Marine Le Pen — ceux-ci se montrant pour le moins compréhensifs face aux agissements de Poutine. Tout comme Jean-Luc Mélenchon, ou le PCF d’ailleurs… On n’aurait pas davantage évoqué la trouble situation d’anciens Premiers ministres français et allemand qui n’ont rien trouvé de mieux à faire, une fois retirés de la carrière politique, que de travailler pour des grandes compagnies russes du secteur des hydrocarbures, moyennant des rémunérations généreuses.

Répétons-le, il y avait, ce même soir, d’excellents journalistes et commentateurs qui proposaient des analyses sérieuses et circonstanciées. Mais cela n’efface pas la responsabilité des médias quant au choix de ceux qu’ils invitent à commenter l’actualité, alors que ce n’est pas simplement l’Ukraine qui est visée, mais le modèle démocratique européen. Est-il raisonnable, sensé, juste, de donner sans filtre la parole à ceux qui font sciemment ou par une ignorance coupable le jeu de l’ennemi ? Invite-t-on sur les plateaux des « commentateurs » qui viennent nous expliquer que les terroristes islamistes sont dans leur bon droit car ils ne font que réagir à l’agression américaine et qu’ils sont l’avant-garde de la paix dans le monde ?

Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.

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