Poutine ou la passion de la malfaisance

L’agression de Poutine contre l’Ukraine a été perçue comme un coup de tonnerre par les Occidentaux, parce qu’il est toujours difficile de croire au pire. Pourtant les signaux d’alarme ne manquaient pas, et ne remontent pas seulement aux dernières semaines. Le régime de Poutine révélait des tendances inquiétantes dès les premiers mois de son arrivée au pouvoir.

En 1933, Sebastien Haffner, un jeune Allemand perspicace, comprend en quelques semaines qu’Hitler allait mener son pays à la catastrophe. Il sent « presque physiquement l’odeur de sang et de boue qui flottait autour de cet homme1 ». On pouvait avoir la même impression en Russie fin 1999-début 2000. La manière dont Poutine s’était hissé au pouvoir, les débuts mêmes de son règne auraient dû faire comprendre que le nouveau chef de la Russie était un homme dangereux. À peine nommé chef du gouvernement par Eltsine, il entreprit de lever l’inhibition des citoyens russes devant l’emploi de la force. Ce sera chose faite grâce aux attentats de septembre 1999, qui furent imputés sans preuves aux Tchétchènes (alors que le FSB se fit prendre par les habitants d’un immeuble en train de placer des explosifs) et permirent à Poutine de lancer une guerre dévastatrice contre la Tchétchénie. Cette guerre lui tint lieu de campagne électorale en 2000. Elle donna droit de cité aux discours haineux à la télévision russe et déclencha une vague de chauvinisme sur laquelle Poutine ne cessa de surfer.

Aujourd’hui un regard rétrospectif sur l’action de Poutine depuis fin 1999 glace le sang. En quelques mois l’ancien agent du KGB avait liquidé la liberté de la presse existant sous Eltsine, maté les oligarques, rendu la Douma servile ; en quelques années il éliminera les partis d’opposition en les remplaçant par des simulacres manipulés par le Kremlin. Pour accomplir tout cela il se servit de la corruption, du chantage et de l’intimidation, allant jusqu’à l’assassinat. La télévision fut l’instrument principal de son emprise sur le pays. Pendant des années elle irradiera la haine, contre les Tchétchènes, les Baltes, les Géorgiens, et pour finir les Ukrainiens, sans oublier les Européens et les Américains.

Dès que la Russie fut mise au pas, Poutine se tourna vers la politique extérieure. Ses objectifs sont ceux de l’URSS : monter l’Europe contre les États-Unis, affaiblir l’OTAN, déchirer les États-Unis en querelles partisanes, diviser l’Union européenne. Mais Poutine mettra plus d’inventivité à les réaliser que ne l’avaient fait les bureaucrates soviétiques. Il agit à la fois d’en haut, en cooptant ou en recrutant les élites, et d’en bas, en travaillant les masses par les réseaux sociaux, à partir du moment où ses propagandistes apprendront à se servir de cet outil rêvé.

L’ordre de l’après-guerre était fondé sur la coopération et la réconciliation entre les peuples. La propagande russe va s’efforcer de détruire le soubassement de cet ordre, la solidarité européenne, le lien transatlantique, la confiance dans les institutions représentatives et la démocratie. Pour cela elle va puissamment appuyer les partis extrémistes, attiser le nationalisme le plus borné, disséminer le complotisme, souffler sur toutes les haines, interethniques, religieuses, « de classe » ; elle va s’attacher à discréditer les élites et inculquer une misanthropie noire, montrant partout le mensonge, la corruption et une universelle malveillance. Le but de ce bombardement de propagande est de rendre les pays démocratiques ingouvernables, d’y insuffler un climat de guerre civile, de les lasser de la liberté et de les rendre ainsi kremlinocompatibles. En même temps, toujours pour se venger de l’Occident, Poutine va soutenir tous les dictateurs rejetés par leur peuple, leur assurer les moyens de rester au pouvoir et de se procurer l’impunité en les dotant de systèmes de défense antiaérienne et de gardes du corps. Pour saper l’ordre international, il encouragera les ambitions de ces dictateurs, en Syrie, en Turquie et en Afrique.

Les Occidentaux ont longtemps été déroutés par cette politique. Encouragés par la propagande du Kremlin, ils ont cru que la Russie défendait ses « intérêts nationaux ». Tout simplement parce qu’il ne vient à l’esprit de personne, surtout dans les démocraties naturellement bienveillantes, qu’un dirigeant consacre tous ses efforts à une politique de pure nuisance, au détriment même de son pays. À cause de cette incompréhension fondamentale, Poutine a rencontré peu d’obstacles pendant des années. Et comme il est toujours plus facile de semer la zizanie que de pousser les peuples à surmonter leurs animosités et les dictateurs à respecter les droits de l’homme, Poutine a longtemps semblé gagner face à des interlocuteurs faibles et irrésolus. Il a été saisi par ce que Staline appelait « le vertige du succès ». Ayant préparé son pays à la guerre depuis 2007, il s’est lancé dans un crescendo de provocations, croyant pouvoir enfin porter le coup de grâce à cet Occident détesté en prenant en joue la malheureuse Ukraine. Mais aujourd’hui les Occidentaux prennent conscience qu’ils ont eu tort de fermer les yeux sur l’immoralité du « système Poutine ». Un régime construit sur la haine et le ressentiment ne peut qu’entrer en conflit avec les nations qui l’entourent, et mieux vaut réagir promptement que de laisser les choses dégénérer. Seule l’éthique rend lucide et permet le courage. Espérons que cette leçon si durement acquise sera retenue, et qu’il n’est pas trop tard.

Tribune parue dans Libération le 25 février 2022

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, enseigne l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

Notes

  1. Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand, trad. de l’allemand par Brigitte Hébert, Babel, 2004.

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