Les conséquences à moyen terme des tentatives de réengagement avec le régime russe

Dans mon précédent article pour Desk Russie, j’avais pointé les conséquence funestes de l’absence, lourde de sens, de compréhension de la nature du régime de Poutine chez certains dirigeants occidentaux. Je tente d’aller ici plus loin : les tentatives de réengagement avec le Kremlin ont eu aussi des effets à long terme sur l’esprit public des démocraties, la myopie, parfois volontaire, devant les agissements de l’État russe et la persistance de sa propagande.

Nous avons souvent l’impression aujourd’hui que les tentatives de réengagement avec le régime russe, ou reset selon l’expression utilisée en 2009 par le président Barack Obama et sa secrétaire d’État Hillary Clinton, sont désormais abandonnées. La recherche d’une « relation stable et prévisible » avec la Russie, qui avait marqué le début du mandat du président Joe Biden, ou l’ambition du président Emmanuel Macron de construire une « architecture de sécurité et de confiance » avec celle-ci sont désormais, comme cela était attendu, vouées aux oubliettes de l’histoire. Il en va de même des tentatives en ce sens de l’Allemagne et de l’Italie. C’est déjà un progrès.

Pour autant, il en existe encore, pour prendre une métaphore empruntée à la physique, des rémanences, autrement dit des effets à moyen terme durables alors même que la cause initiale a disparu. Nous sous-estimons trop souvent ce que l’idée d’un tel réengagement a créé en termes de comportements persistants de la part des dirigeants politiques et économiques ou des leaders d’opinion.

Il existe d’abord des réalités pour ainsi dire objectives. L’effet conjugué de la courte vue de certains dirigeants, de leur absence de vision stratégique et de l’idéologie du réengagement — idéologie, au sens du jeune Marx de L’Idéologie allemande, en ce que cette disposition de l’esprit traduisait un mépris de la réalité — a exercé des effets économiques puissants. Nous ne connaissons que trop la dépendance d’une partie de l’Europe à l’égard des exportations russes d’hydrocarbures et de produits alimentaires. Malgré un nouveau train de sanctions très dures à l’égard de Moscou à la suite de l’attaque du 24 février 2022 de l’Ukraine, certaines entreprises européennes et américaines continuent d’exercer en Russie même si certaines s’en sont retirées. Il n’y a pas si longtemps, à l’occasion du Forum économique de Saint-Pétersbourg de 2018 où s’était rendu Emmanuel Macron, les officiels français se félicitaient du fait que la France était le premier employeur étranger en Russie et saluaient le dynamisme des relations économiques franco-russes. Certains milieux économiques français, notamment ceux présents en Russie, continuent aussi à plaider pour un « retour à la normale »… comme s’il ne s’était rien passé.

Ensuite, sans que cela soit toujours clairement exprimé, il semble que certains dirigeants politiques européens puissent continuer à imaginer l’idée d’une « solution négociée » avec le régime russe sur l’Ukraine, comme si la cessation des hostilités, si elle a lieu, pourrait conduire à reprendre la voie initialement tracée. Certains semblent concevoir que certaines sanctions, parmi les plus dures, puissent être levées à cette condition sans pour autant que l’Ukraine, y compris le Crimée et une partie des régions de Lougansk et du Donetsk, soit entièrement libérée de l’occupation russe.

En somme, certains pourraient continuer à s’accommoder du statu quo tel qu’il existait avant l’attaque du 24 février et seraient tentés de renoncer aux poursuites judiciaires pour crimes de guerre envers Vladimir Poutine et les responsables, commanditaires ou exécutants, de ceux-ci. Quand bien même nul ne saurait revenir à la naïveté de la période précédente, la tentation existe toujours de « passer à autre chose » et de rétablir des relations prétendument normales avec ce régime, y compris sur le plan économique. Certainement, les pays européens et les États-Unis seront plus sur leur garde et continueront à accélérer leurs efforts de défense, mais on peut craindre que certains ne caressent l’idée d’une forme de normalisation. Pour dire les choses autrement, beaucoup considèrent implicitement que les sanctions comme diverses mesures prises — depuis la suspension du gazoduc Nord Stream 2 jusqu’au gel des avoirs des certains personnalités russes en passant par l’interdiction d’émettre des médias contrôlés par le Kremlin — sont liées à l’offensive russe contre l’Ukraine, mais pourraient avoir vocation à disparaître si celle-ci venait à cesser. Une telle vision des choses serait erronée en raison de la situation non seulement en Ukraine, mais aussi au Bélarus et en Géorgie notamment et de la continuation des frappes russes contre les civils en Syrie.

Il convient, en troisième lieu, de percevoir les effets concrets qu’a eus dans certains pays la politique de réengagement. Pour ne pas « brusquer » le Kremlin, les autorités gouvernementales ont souvent détourné le regard devant les actions d’intimidation et de propagande du Kremlin. Elles n’ont pas toujours chercher à lancer des enquêtés contre ses possibles correspondants dans les pays européens et à adapter leurs lois pour les sanctionner. Elles ont même parfois poursuivi, voire renforcé, la coopération entre les services de sécurité. Elles ont fermé les yeux sur les flux d’argent sale qui ont pu, le cas échéant, servi à corrompre et à faciliter des prises de position favorables aux récits du régime russe. Il est de l’intérêt des démocraties, en termes de sécurité, d’accroître notre vigilance sur tous ces points et il conviendra d’aller beaucoup plus loin que les sanctions envers certains oligarques proches du Kremlin.

Enfin, le propre de toutes les tentatives de réengagement, en raison des raisons qui les fondaient, fut de renforcer les éléments de propagande douce de Moscou. Pour préparer le Kremlin, on a vu ainsi des dirigeants occidentaux, par ailleurs sévères envers les actions de Vladimir Poutine, reprendre des thématiques telles que l’humiliation, l’équilibre des fautes entre la Russie et l’Occident, la culpabilité envers la Russie et la dette à son égard, ou encore la « compréhension » envers les préoccupations de sécurité de la Russie. Sans doute peut-on considérer que certains propos relèvent de la rhétorique classique de la diplomatie — encore qu’elle soit difficilement compréhensible envers un régime qui commet des crimes de guerre massifs depuis 22 ans —, mais ils ont eu une double influence dommageable. D’abord, ils ont instillé l’idée que, peut-être, le régime du Kremlin n’avait pas tort en tout — effet connu de relativisation qui correspond à l’intention du Kremlin — et qu’il aurait certains droits. Si le choc qu’a été la guerre en Ukraine semble avoir momentanément balayé cette croyance dans une partie de l’opinion qui pouvait y être sensible auparavant, on ne saurait exclure qu’une telle croyance revienne. Ensuite, ces récits fantaisistes ont comme légitimé le jeu des propagandistes qui sont loin d’avoir disparu. Même ces temps-ci, en plein milieu de l’offensive russe contre l’Ukraine, on continue à voir certaines personnes exprimer l’idée qu’on aurait mal traité la Russie, qu’on ne l’aurait pas assez entendue, que l’humiliation est la cause de la guerre, que l’OTAN ne devait pas s’étendre à l’est — certains reprenant même la légende d’une promesse qui aurait été formulée en ce sens.

En somme, il est fondamental non seulement de tuer l’idée de réengagement lui-même, ce à quoi la guerre contre l’Ukraine a peut-être contribué, mais aussi les conséquences de l’idéologie de réengagement elle-même. Cela suppose, de la part de certains dirigeants, une reconnaissance humble de leurs fautes et un travail intellectuel personnel sur les croyances qui les ont suscitées. C’est le début du courage politique.

Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 22 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011) et, avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019).

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