La culture russe et l’invasion de l’Ukraine

Persécutés, surveillés, harcelés, Pouchkine et Brodsky n’ont pas manqué de courage, ni de colère. L’un s’attaquant au trône, l’autre au Parti. Audacieux, déterminés à défendre leur liberté, ces poètes n’ont jamais pourtant renoncé à un certain orgueil, ni à la tradition impériale.

« Dans les pleurs sont les Tchèques, / l’Espagne est dans le sang. […] Dans ce Bedlam des monstres / je refuse de vivre. / Avec les loups des villes,  / je refuse de hurler. »

Marina Tsvétaïeva a écrit ces vers à Paris, en mai 1939. Celle qui avait fui la Russie bolchevique pour Prague ne laissait pas son infortune la rendre aveugle aux souffrances des autres.

Combien étaient-ils, en 1939, les écrivains russes, parfois réfugiés à l’étranger, à ressentir de la solidarité pour la petite Tchécoslovaquie envahie par l’Allemagne ? Ils sont bien plus nombreux, aujourd’hui, à s’émouvoir de la détresse de l’Ukraine, bouleversés par les atrocités que commet leur pays, et aussi, par ce qui leur arrive. À peine délestés des dilemmes moraux qui pesaient sur la génération du Dégel [période de déstalinisation sous Khrouchtchev, après 1956, NDLR], à peine familiarisés avec les universités occidentales et séduits par les théories postmodernes où s’étiolent les états d’âme de l’intelligentsia, les voici, ces intellectuels et créateurs russes, sommés de replonger dans l’univers de culpabilité individuelle et collective, d’évaluer leur part de responsabilité dans la montée du poutinisme. Car aujourd’hui, être « anti-poutinien » ne suffit plus.

Héritiers de la « grande culture russe », comment ont-ils pu permettre qu’on en arrive là ? Comme réponse, ils évoquent le discours de Karl Jaspers sur la « culpabilité allemande » de 1945, ils crient à l’injustice, ils s’étonnent que les intellectuels bélarusses ne soient pas, eux aussi, tenus pour responsables de l’apparition d’un dictateur… C’est dire le désarroi et le manque de repères parmi les plus sincères opposants à la guerre. La résistance solitaire de Tsvetaïeva, s’en souviennent-ils seulement ? Combien sont-ils à évoquer Alexandre Herzen, cet aristocrate lettré qui s’exila en France en 1848, partagea la lutte des Républicains européens et s’attira l’ire de toute la Russie, y compris de la Russie antitsariste, en s’alliant aux démocrates polonais ? Car admettre la liberté de la Pologne, c’était ébrécher le socle de granit de l’empire.

Parmi les courageux qui, solitaires, sortent aujourd’hui sur la place Rouge en brandissant une pancarte vide en guise de protestation, certains se reconnaissent sans doute dans le geste de la poétesse Natalia Gorbanevskaïa et de ses six camarades manifestant sous les murs du Kremlin en août 1968 leur solidarité avec une Tchécoslovaquie envahie par l’armée de leur pays. Mais si le nom de Gorbanevskaïa apparaît bien dans les réseaux sociaux, c’est à titre d’héroïsme individuel. L’audace, aujourd’hui, ne va pas jusqu’à évoquer la devise « pour notre liberté et la vôtre », brandie par les Polonais en 1830. Certes, cette tradition de solidarité sans frontières a été accaparée et compromise par les bolcheviks, mais est-ce une raison pour l’avoir laissée s’étioler, disparaître du paysage moderne de la Russie éclairée ?

La solidarité internationale jetée aux oubliettes, une zone de non-dits politiques censée protéger la renaissance de la vie intellectuelle au tournant du XXIe siècle laissa intacte une autre tradition pour appréhender le monde : la tradition impériale. Avec les révélations de la glasnost, les milieux libéraux russes avaient découvert les crimes staliniens infligés à leurs voisins, mais ce nouveau savoir laissa intacts les paramètres éthiques de la « grande culture russe ». On s’indigna des déportations collectives des peuples baltes tout en continuant de répéter, avec Fiodor Dostoïevski, que la littérature russe est imprégnée d’« empathie universelle » et destinée à embrasser « l’ensemble de l’humanité ». Ces formules, énoncées par le grand écrivain en 1880, dans le discours prononcé à l’inauguration du monument de Pouchkine à Moscou, ont paré les lettres russes d’une mission humaniste universelle.

Le massacre de Katyn n’était plus nié, loin de là, mais les intellectuels bouleversés par cette découverte fermèrent les yeux sur le retour triomphal dans la propagande poutinienne, presque un siècle après sa création, du poème d’Alexandre Pouchkine Aux calomniateurs de la Russie. Fier de son talent, harcelé par la police et méprisé par le tsar, Pouchkine écrivit, en 1831, deux poèmes pour célébrer la sanglante victoire de Souvorov sur la Pologne insurgée et, le chemin faisant, railler les « calomniateurs » français, qui avaient osé la soutenir. Il habilla la loi de l’empire — « tout ou rien » [« Ili vsio, ili nitchevo »] — telle que formulée par son maître et historiographe Nicolas Karamzine, en métaphores poétiques : « La mer russe doit-elle absorber à jamais/Tous les ruisseaux slavons qui coulent sur sa grève. / Ou sont-ce ces ruisseaux qui tariront la mer ? / Voilà la question. »

En 1914, aux premiers jours de la Grande Guerre, cet archétype de la poésie impériale servira de modèle à Ossip Mandelstam. Né à Varsovie en 1891, des parents juifs russes, il rejoindra le chœur patriotique dans un poème intitulé en polonais Polacy ! (Polonais !). Les Polonais, saisis par un sursaut d’indépendance, s’imaginaient-ils que « les coups de bec du corbeau puissent abattre les aigles » et que la Vistule puisse se mettre à « couler vers l’amont » ?

Déjà chaînons d’une tradition, et pas des moindres car fondée par Pouchkine, les images de Mandelstam seront reprises par un autre poète de Leningrad, Joseph Brodsky, en 1991. Libéré de l’exil intérieur où il avait été envoyé pour son « improductivité », expulsé d’URSS en 1972, bref, homme libre et droit, le poète s’attaque aux Ukrainiens, infidèles à la Russie, dans le poème « Pour l’indépendance de l’Ukraine ». S’imaginent-ils, ces « khokhly », ces « péquenauds », qu’en quittant la Russie ils puissent faire « couler le Dnipro […] vers l’amont », en d’autres termes, revenir en arrière dans le temps ? Dans un argot vulgaire, il leur prédit qu’ils mèneront une existence misérable, et qu’au moment d’expirer, dans leur dernier râle, ils souffleront les vers de Pouchkine, et non pas les simagrées ukrainiennes de Taras Chevtchenko.

Persécutés, surveillés, harcelés, Pouchkine et Brodsky n’ont pas manqué de courage, ni de colère, l’un s’attaquant au trône, l’autre au Parti. Mandelstam en montrera autant dans les années 1930. Audacieux, déterminés à défendre leur liberté, sans illusion sur la malfaisance de la force, jamais ces poètes n’ont cependant renoncé à l’orgueil de puissance, ni à la tradition impériale. Ils considéraient que c’était à ce prix seulement que la culture russe pouvait s’enorgueillir de son infinie diversité, de son rayonnement civilisateur, de ses attaches européennes et jusqu’à sa mission universaliste.

La question du boycott de la culture russe est posée, me semble-t-il, en de mauvais termes. Bien sûr, on ne va pas réclamer l’ostracisme contre les musiciens et les artistes russes, et on ne va pas leur demander de choisir entre Tchaïkovski et Beethoven (comme l’a redouté Tugan Sokhiev, chef d’orchestre russe [ayant démissionné de son poste de directeur musical de l’Orchestre national du Capitole, à Toulouse, et du théâtre du Bolchoï, à Moscou, NDLR]). Mais on ne va pas non plus laisser sous le tapis les non-dits de l’impérialisme culturel. Ce n’est pas à nous de choisir ce que doivent écrire, jouer et présenter les artistes russes. C’est à eux de nous dire ce qu’ils pensent du monde que leur pays déclare abhorrer et de la guerre lancée en leur nom. Parfois, les déclarations même sont superflues : on se souvient de ce moment inouï au concert de Sviatoslav Richter, donné à la salle Pleyel à Paris en novembre 1980, alors que le Kremlin menaçait d’envahir la Pologne de Solidarnosc : le maestro russe joua pour le bis l’Étude révolutionnaire de Chopin. Et on se souvient de Mstislav Rostropovitch qui, au pied du mur de Berlin au lendemain de sa « chute », joua du Bach, à la mémoire de toutes les victimes de cet ouvrage soviétique. La solidarité, comme la musique, sait transgresser les frontières.

Ewa Bérard-Zarzycka, née à Varsovie. Chercheur au CNRS depuis 1981. Ses travaux portent sur la culture littéraire et la culture politique, la culture urbaine et la diplomatie culturelle en Russie, en URSS et en Russie postsoviétique.

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