Joe Biden et le « boucher » : la vérité à l’épreuve de l’action

La phrase du président Joe Biden qualifiant Vladimir Poutine de « boucher » et son exhortation, sinon sa prière : « Pour l’amour de Dieu, cet homme ne doit pas rester au pouvoir » ont suscité de nombreuses réactions. En fait, elles n’exprimaient que la vérité. Si certains s’abritent derrière le dicton « toute vérité n’est pas bonne à dire », peu mesurent, y compris peut-être le président américain, qu’une telle vérité ne peut qu’avoir des conséquences. Si l’écart se creuse entre l’énoncé de fait et celles-ci, les effets risquent d’être profondément destructeurs pour l’esprit public.

L’assertion de Joe Biden n’est en réalité pas neuve : il avait déjà qualifié Vladimir Poutine de « tueur » et de « criminel de guerre ». Ces expressions décrivent une réalité déjà ancienne : on sait que l’armée russe a commis de nombreux crimes de guerre lors de la seconde guerre de Tchétchénie, bien documentés notamment par Anna Politkovskaïa, Natalia Estemirova et Boris Nemtsov, tous assassinés. Il en fut de même en Géorgie, comme l’a jugé en 2021 la Cour européenne des droits de l’homme. En Syrie, les crimes de guerre du Kremlin sont aussi attestés. Plus récemment, à Marioupol notamment, ce sont des dizaines d’Oradour-sur-Glane qui ont été perpétrés. De tels crimes, imprescriptibles, ont des conséquences juridiques aussi essentielles que nécessaires : leurs commanditaires et leurs exécutants peuvent et doivent, individuellement, être déférés devant les tribunaux compétents.

Une telle désignation par un chef d’État exprime, au-delà même de la réalité factuelle et juridique à laquelle elle renvoie, une reconnaissance de la nature du régime de Poutine et son lien, pour ainsi dire organique, avec le crime. Elle tranche aussi avec une pratique antérieure de non-incrimination : on se souvient notamment des déclarations officielles au sein de l’ONU qui demandaient au régime russe de faire pression sur celui de Bachar el-Assad pour qu’il manifeste plus de retenue dans la perpétration de crimes, alors même que les forces russes en commettaient de leur côté. Ces détours de langage étaient supposés « ménager » Moscou et éviter toute « provocation » dans l’hypothèse de négociations futures, cependant non seulement ils ont conduit à innocenter le régime russe ou à blanchir ses crimes, mais surtout ils n’ont eu aucun effet concret. De fait, le Kremlin continue encore aujourd’hui à commettre de tels crimes en Syrie.

Cela doit être rappelé eu égard à ce qui se passe en Ukraine. Éviter toute « escalade » dans la rhétorique et les actions, comme l’a suggéré le président Emmanuel Macron, n’aura pas plus d’effets, en admettant même qu’il puisse y avoir vraiment des négociations sincères du côté de la partie russe. Il est de fait impensable, à moins d’acheter inconsidérément une illusion de « rentrée dans le rang » du Kremlin, de chercher une porte de sortie à la Russie ou une solution qui viserait à « sauver la face » de son chef. Nul ne voit pourquoi ni comment Poutine abandonnerait non seulement ses idées de destruction de l’Ukraine et des Ukrainiens comme peuple libre, mais aussi sa propension au crime. Estimer qu’il faut garder le silence sur les crimes serait déjà préparer un retour à la normale avec le régime russe, autrement dit une réintégration de la Russie de Poutine dans l’arène internationale et une atténuation des sanctions à son endroit. Il n’est guère surprenant que les critiques à l’encontre du locataire de la Maison Blanche aient été particulièrement virulentes du côté des traditionnels complaisants pour qui les crimes de guerre sont ce dont il faudrait précisément détourner le regard.

Il en va de même de la seconde phrase de Joe Biden : celui-ci n’a pas appelé à un changement de régime, surtout pas par la force, mais a seulement rappelé une évidence maintes fois exprimée par l’auteur de ces lignes et de nombreux autres : il n’y aura pas de stabilité, de sécurité et de paix en Europe et dans une large partie du monde tant que le régime de Poutine n’aura pas disparu. Il n’y aura pas de sécurité et de liberté pour le peuple russe non plus. Les explications embarrassées de certains conseillers du président américain, visant à atténuer ses propos, n’ont d’ailleurs pas été particulièrement judicieuses. On comprend que les tentatives antérieures de changement de régime, pas toujours heureuses, aient porté un discrédit durable sur cette idée et fassent désormais figure de lignes rouges, mais le fait est que c’est Vladimir Poutine qui les a franchies depuis trop longtemps. On sait bien que le changement de régime, même s’il appartient aux seuls Russes d’en créer les conditions, est bien un objectif, fût-il tacite, que les Alliés ne peuvent que considérer comme nécessaire pour la paix et la sécurité.

Mais curieusement, ces propos de Joe Biden ont laissé dans l’ombre une autre de ses assertions, nettement moins heureuse, d’ailleurs répétée ensuite par le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg : l’annonce d’une sorte de « ligne rouge » — il a toutefois pris garde de ne pas utiliser le terme — que constituerait l’utilisation d’armes chimiques ou bactériologiques par la Russie en Ukraine. Malgré la non-utilisation du terme et l’absence de précisions quant aux conséquences que leur usage entraînerait, il est difficile de ne pas penser à la ligne rouge fixée par Obama en Syrie et jamais appliquée lors des attaques chimiques de la Ghouta.

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Décoration d’un membre de l’unité d’intervention opérationnelle rapide par le président Volodymyr Zelensky le 19 mars dernier. Photo : site du président ukrainien

Telle fut sans doute la première erreur commise par Joe Biden : laisser entrevoir une riposte massive — dont on peut difficilement concevoir qu’elle puisse se limiter à de nouvelles sanctions — dont nul ne peut entrevoir la nature, et ainsi prendre le risque de jeter une ombre sur la plénitude de sa résolution.

Mais il est une erreur plus fondamentale : différencier dans les crimes de guerre l’instrument qui sert à les perpétrer. Ce débat avait déjà concerné la Syrie : en quoi les armes chimiques sont-elles pires pour les civils que des bombes à sous-munitions, le largage indiscriminé de barils d’explosifs, des missiles téléguidés ou des tirs délibérés contre des civils dans les rues ? Dans tous les cas, la violation des conventions internationales fondamentales, soit sur les armes prohibées, soit sur cette catégorie de crimes en tant que telle, est avérée. Cibler dans une riposte massive possible les armes chimiques et bactériologiques de manière spécifique n’a guère de sens, sauf en référence aux deux conventions spécifiques qui régissent leur utilisation. Elle conduit implicitement à établir une hiérarchie des crimes, ce qui conduit logiquement à en minimiser certains. Pour pousser encore plus loin le raisonnement, cela reviendrait à dire qu’il y a des crimes qui sont, si l’on peut dire, en deçà de la zone de tolérance, et d’autres qui la dépassent. Autrement dit encore, il y aurait des crimes qu’on pourrait commettre en toute impunité et d’autres non.

En troisième lieu, cette assertion invalide l’argument trop souvent entendu selon lequel une intervention accrue (instructeurs occidentaux au sol pour aider les Ukrainiens à utiliser les dispositifs antimissiles les plus performants, aide accrue pour non seulement défendre l’Ukraine, mais aussi repousser les forces russes, etc.) ne sera pas envisageable en raison du risque d’une riposte nucléaire de la part de Vladimir Poutine. Nous avons déjà fait justice de cet argument en termes stratégiques et logiques : certes, nul ne peut, de manière légère, balayer un tel risque et en nier l’existence. Cela signifierait toutefois que, d’une part, on laisserait toute autonomie d’action à un État doté de l’arme nucléaire qui aurait dès lors gagné la partie et se serait acheté une immunité — cela peut concerner la Corée du Nord, la Chine populaire, le Pakistan, demain l’Iran. D’autre part, ne pas prendre un tel risque pour sauver la population ukrainienne, massacrée par des armes conventionnelles, ne risquerait-il pas de jeter un doute sur notre détermination à agir si des armes qui ne le sont pas — en l’occurrence, chimiques ou bactériologiques — l’étaient ? On pourrait aussi arguer que le risque serait équivalent en cas d’attaque contre un pays membre de l’OTAN.

Sans doute convient-il de mesurer ici l’écart qui s’installe entre nos déclarations et la réalité de l’action. Comment peut-on à la fois dire que Vladimir Poutine et son armée commettent des crimes de guerre et se comportent comme des « bouchers » — c’est-à-dire de manière sadique — et fixer une quasi-ligne rouge qui, de fait, conduit à tolérer cette barbarie absolue ? Comment en même temps décrire le crime dans son immensité et opérer une distinction entre les instruments qui conduisent à le perpétrer ?

Il existe ainsi deux manières de rendre le crime tolérable dans l’opinion publique. La première consiste à ne pas en parler et à préférer les mots d’apaisement sous le prétexte douteux de favoriser une négociation qui ne l’est pas moins. C’est pour cela que nous devons au contraire le nommer, le désigner et pointer du doigt sans faiblir ses auteurs, dont principalement Vladimir Poutine qui est l’instigateur de tous les autres — ce qui d’ailleurs ne doit en rien enlever, atténuer ou laver la responsabilité de chaque personne singulière. La seconde est de le mentionner avec force et éloquence et de ne pas aller jusqu’au bout des obligations qu’il entraîne pour les dirigeants des démocraties libres.

La première voie, choisie jusqu’à présent par les dirigeants démocratiques, a été l’une des causes des victoires de Poutine depuis vingt-deux ans : elle a conduit à ne pas percevoir la nature de son régime et, surtout, à ne pas agir de manière décisive, alors même que cela eût été, en 2008, 2013 ou 2014, beaucoup plus aisé qu’aujourd’hui. Elle a conduit à un réveil tardif de l’opinion, qui n’a pas mesuré, en raison de ce silence, la réalité des actions du régime de Poutine, ce qui a aussi favorisé l’installation de sa propagande dans les esprits — sans parler même de la faiblesse du combat à son encontre.

La seconde voie — celle de la dénonciation des crimes, mais avec une action trop mesurée pour y mettre un terme — peut se révéler non moins destructrice pour l’esprit public. L’ignorance du crime est le résultat de la première attitude ; la banalisation est l’effet porté de la seconde. Dans les deux cas, cela conduit à une dissonance cognitive lourde d’effets moraux aussi bien que stratégiques.

Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 22 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011) et, avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019).

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