Le général polonais Mieczysław Bieniek : « Poutine doit obtenir un succès quel qu’il soit »

Les troupes russes sont mal organisées et sont dépourvues d’un support logistique suffisant. Dans un entretien publié par Gazeta Wyborcza et que Desk Russie a traduit, un général polonais estime que les Russes pourraient désormais se concentrer sur le sud-est du territoire ukrainien et y proclamer une nouvelle « République », celle de Kherson.

Propos recueillis par Paweł Wroński

Les Russes continuent de bombarder les villes ukrainiennes avec des missiles Kalibr et Iskander. Ils attaquent aussi des convois humanitaires. Quel est l’objectif de ces attaques ?

Il s’agit de semer la terreur. Les troupes russes ont la conviction stupide que les bombardements, les destructions et les tueries vont convaincre la population de cesser de soutenir le pouvoir en place, en le jugeant incapable de les défendre. Ils s’imaginent que ça se terminera par une révolte, une capitulation et un sentiment pro-russe. J’ai l’impression qu’il s’agit d’un mauvais calcul.

La spirale de haine vis-à-vis des Russes va encore s’accentuer et finir par se retourner contre eux. Le bombardement des populations n’éveille pas de sentiments amicaux vis-à-vis de Poutine.

Dans quelle phase de la guerre sommes-nous ?

Les Russes ne sont pas parvenus à entrer triomphalement dans Kyïv. Ils n’ont pas réussi à écraser l’armée ukrainienne, donc les autorités russes se demandent comment faire.

Il est certain qu’après ce qui s’est passé, à savoir le déclenchement d’une guerre comme il n’y en a pas eu en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, et les sanctions économiques considérables pour son peuple, Poutine doit obtenir un succès quel qu’il soit. Seulement, il sait déjà qu’il ne parviendra pas à occuper toute l’Ukraine, comme il l’avait prévu.

Posons-nous alors la question de ce qui pourrait ressembler à un acte victorieux pour la Russie.

Je pense qu’il essaiera de proclamer la République de Kherson, lorsqu’il aura acquis le contrôle de Marioupol, en la reliant aux Républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk. Ce serait une sorte de tentative de partage, à l’image de ce qui a eu lieu en Pologne au XVIIIe siècle. Nous en sommes néanmoins encore loin. Pour l’instant, on observe un manque de soutien aérien des troupes au sol et un énorme problème logistique.

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Le général Mieczysław Bieniek. // Chaîne YouTube du journal « Fakt », capture d’écran

Les unités combattantes formées sous le commandement du ministre de la Défense russe Sergueï Choïgou étaient censées égaler les groupements autonomes de l’armée américaine. Visiblement c’est raté.

Un bataillon autonome doit bénéficier d’un appui logistique fort, ce qui n’a pas du tout fonctionné du côté russe. Il y a une pénurie de carburant et même de nourriture. La logistique est incontournable dans toute guerre. Lors de leur intervention de cent jours en Irak, les États-Unis avaient étudié la question en détail durant six mois. Or, les Russes ont testé une nouvelle méthode lors des manœuvres précédant l’invasion, ce qui n’a rien à voir.

J’ai évoqué la question avec le général Mieczysław Cieniuch, qui estime que cela pourrait venir d’une simple corruption au sein de l’armée russe : certains en auraient profité pour voler du carburant.

Ce n’est pas exclu…

Quand les forces russes seront-elles efficaces au combat ?

C’est difficile à dire. Ils vont devoir s’approvisionner et faire venir du renfort du fin fond du pays, ce qui n’est pas facile. Selon différents services de renseignements, les Russes ont essuyé de très lourdes pertes, et leurs bataillons doivent être reconstitués. Personnellement, je resterais prudent pour chiffrer ces pertes. Ce qu’il faut surtout noter, c’est que les unités ne pourront combattre à nouveau que lorsqu’elles auront été complétées, armées et approvisionnées. Pour cela, il faudra plusieurs jours, voire plusieurs semaines.

Pour moi, la façon d’agir de l’armée de l’air est un mystère. On observe des vols en formation réduite ou en binôme qui utilisent des bombes conventionnelles non guidées. Ces derniers temps, il y a eu moins de bombardements ciblés, ce qui pourrait signifier deux choses : soit le stock de munitions guidées est épuisé, soit les Russes les gardent en réserve pour une autre guerre.

Si ce type de munitions doit être acheminé, il faudra des trains spéciaux et cela prendra à nouveau un certain temps. Le chasseur SU-57, un bijou de la technologie, n’a été utilisé qu’une seule fois, ce qui veut peut-être dire que ces « bijoux » sont surtout destinés à être montrés lors des parades.

L’armée de l’air russe dispose de peu d’aérodromes militaires à proximité des frontières nord-est de l’Ukraine, hormis Rostov et Voronej. Du temps du pacte de Varsovie, on construisait surtout des aérodromes en RDA et en Pologne. C’est pourquoi les Russes ont été obligés de déplacer leurs avions vers l’est. Une grande partie d’entre eux sont rangés à l’extérieur, car les hangars manquent. Dans d’autres pays aussi, les avions restent souvent sur des pistes à l’extérieur, mais en Russie, il peut faire – 20° la nuit et + 10° le jour, soit 30° de variation de température. Cela n’est pas sans incidence sur l’état technique des avions, tout comme sur celui des hélicoptères.

Un autre point est celui du repérage en vol. En Russie, il est confié à Roscosmos et les photos sont ensuite analysées. Cela fait perdre beaucoup de temps, ce qui permet aux forces ukrainiennes de se déplacer. À l’inverse, les alliés de l’OTAN observent toutes les manœuvres en temps réel. Les avions de reconnaissance AWACS et Global Hawk permettent une reconnaissance du terrain. Les Russes utilisent quant à eux des Il-20. Ce ne sont pas des bijoux de la technologie et les Ukrainiens ont des renseignements plus fiables.

Parlons aussi des chars. Il m’est très difficile de comprendre leurs manœuvres désordonnées. On estime à 1 500 le nombre de chars engagés dans cette opération. C’est une force nettement supérieure aux forces ukrainiennes, mais alors pourquoi celle-ci est-elle aussi disséminée et aussi mal coordonnée ? Si l’on considère les guerres précédemment engagées par la Russie, on remarque que celles-là non plus n’étaient pas très bien organisées. Certes, les Russes ont atteint leur objectif en Finlande en 1940, mais en faisant usage de moyens considérables et nettement supérieurs à ceux engagés en Ukraine. De plus, souvenons-nous qu’il n’y avait alors qu’un seul front bien défini. À l’époque aussi, les pertes en vies humaines ont été si élevées qu’elles ont même choqué Staline.

Que dites-vous de la défense ukrainienne ?

Rappelons-nous que dans ce genre de combat le rôle déterminant revient non seulement à l’infanterie légère mais aussi aux bataillons mécanisés. Ce sont eux qui ont bloqué les principaux points d’attaque autour de Kyïv et ils ont fait du beau travail. L’artillerie ukrainienne a très bien réussi en maîtrisant le repérage. Elle tire à des distances de 15 à 20 km et, pour atteindre ses cibles, elle dispose de groupes de défense territoriale qui font de la diversion, capables d’occuper le terrain et de compliquer la vie aux militaires russes.

L’Ukraine dispose d’assez importantes réserves de combattants. On y trouve d’anciens conscrits, ou ceux qui ont combattu dans le Donbass. L’Ukraine dispose aussi de chars modernes et de qualité. Le chef du renseignement militaire américain Scott D. Berrier a admis devant la commission du Sénat que ses services se sont trompés dans leur évaluation de l’armée ukrainienne. Ils estimaient que les Russes occuperaient très rapidement l’Ukraine et que les Ukrainiens mèneraient alors des attaques de type « terroriste ».

Faut-il réorienter la stratégie de réarmement de l’Ukraine ?

Il apparaît clairement que l’Ukraine a besoin en priorité de missiles antichars et antiaériens. Il est impossible de transporter le système de défense sol-air Patriot ; toutefois, la version plus compacte des Rapier britanniques, ou leur équivalent, serait une bonne solution.

En Ukraine, plusieurs généraux russes de haut rang ont déjà été tués. En Afghanistan, un seul avait été tué. Qu’est-ce que cela indique ?

Nous ne connaissons pas tous les détails. Apparemment, les généraux vont dans les zones de combat soit pour réprimander leurs subalternes, soit pour mieux comprendre la situation sur le terrain. Cela semble refléter le problème de l’armée russe : ils ne comprennent pas très bien ce qui se passe et ce qu’ils doivent faire.

Traduit du polonais par Jacques Nitecki

Article original. Avec nos remerciements à Gazeta Wyborcza.

Né en 1964, il a fait des études d'histoire à l'Université de Jagelone à Cracovie. Membre actif de la presse clandestine de Solidarnosc, il est journaliste de Gazeta Wyborcza depuis 1991.

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