Sauver les animaux

Sergueï Loïko, célèbre reporter de guerre ukrainien, tient, sur sa page Facebook, une rubrique consacrée aux défenseurs de son pays. Qui sont-ils, ces Ukrainiens de tous âges et de tous milieux socio-professionnels, qui se battent pour l’Ukraine ? Dans ce texte, nous suivons les traces d’un acteur de cinéma qui sauve les animaux domestiques abandonnés par leurs propriétaires lors des bombardements et des évacuations précipitées. Une remarquable leçon d’humanité.

UN STALKER

— Bonjour. C’est Alexeï à l’appareil.

— Alexeï, bonjour. Vous êtes arrivé chez nous ?

— Oui. Votre chat est avec moi. Il a les yeux vairons, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, oui. Il est vivant !?

— Oui. En revanche, votre lapin est mort. Il n’a pas survécu.

— Merci infiniment ! Quand pouvons-nous venir chez vous ?

— Dans une heure. Vous connaissez l’adresse : perspective de la Victoire…

Aleksei Sourovtsev feuillette les pages de son calepin, vérifie le numéro du propriétaire d’un énième chat sauvé, qui est marqué sur la caisse, et le compose. Un habitant de Kyïv, où la sécurité est presque rétablie, apprend que son animal est vivant et qu’il le verra bientôt.

Sourovtsev, qui est un acteur de cinéma professionnel, vadrouille depuis déjà plus de trois semaines, vêtu d’un gilet pare-balles et d’un casque, sans armes, à bord d’une voiture miniature, presque un jouet (une Smart), dans la ville d’Irpin, dévastée. Parmi les tirs et les explosions qui se sont poursuivis jusqu’au départ des Russes, au péril de sa vie, il sauve des matous, des toutous, des lapins, des hamsters et d’autres animaux domestiques, abandonnés dans les maisons et les appartements d’Irpin dans la panique de l’évacuation.

Les gens le contactent par Instagram et l’appellent, se déplacent jusqu’à lui, lui donnent les clés de leur logement et lui demandent de sauver leurs petits chouchous.

Dans certains cas, les propriétaires n’ont pas les clés de leur logement, et ils l’autorisent à forcer leur porte.

Quant à lui, son appartement se trouve dans un immeuble de plusieurs étages dans les environs d’Irpin.

L’immeuble est neuf, mais il a déjà reçu le baptême du feu : cinq énormes brèches laissées par des mines et des tirs d’obus dans les murs des appartements, à différents étages.

Chez lui, il n’y a ni électricité, ni eau, ni chauffage. Près de 200 habitants — ceux qui n’ont pas réussi à partir dans les premiers jours de la guerre — se sont cachés dans la cave sombre et humide pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, avant d’être tous évacués d’une manière ou d’une autre.

Alexeï vit actuellement à Kyïv. Sa journée de travail se déroule de la manière suivante : chaque matin, dans la voiture que lui a prêtée un ami, il se rend à Romanivka, puis il traverse plusieurs fois la rivière à pied sur des planches installées çà et là, pour transférer toutes ses cages vides. Un ami resté à Irpin le retrouve sur l’autre rive, et ils montent tous les deux dans la voiture de celui-ci pour se rendre à la « base » d’Alexeï, une aire de jeux jonchée de bris de verre et de gravats, qui se trouve devant son immeuble.

Alexeï y retrouve sa Smart, la charge jusqu’au plafond de cages vides et se rend à diverses adresses pour récupérer des animaux.

« J’aime les animaux domestiques », dit-il. « Pendant cette guerre terrible, il y aura bien quelqu’un qui s’occupera des gens, s’ils ne se prennent pas en charge eux-mêmes. En revanche, les chats et les chiens ne peuvent rien faire, surtout quand ils sont enfermés dans des maisons et des appartements. C’est pour ça que j’ai décidé de les sauver. »

Après avoir effectué quelques trajets dans la ville à la manière de Mad Max, Alexeï retourne à la « base », appelle les maîtres et leur annonce les bonnes nouvelles.

Depuis le 8 mars (premier jour de son travail mortellement dangereux), il a sauvé plus de 150 animaux. Ils ont tous eu de la chance, sauf le malheureux lapin qui n’a pas survécu.

Lorsque j’ai rencontré Sourovtsev il y a deux jours, il était en train de ramasser dans la rue un samoyède énorme et crasseux. Celui-ci, ayant senti qu’Alexeï était gentil, s’est approché de lui et a pris place dans la voiture, occupant presque tout l’espace.

Avant de le laisser à la « base », Alexeï l’a pris en photo afin de se mettre en quête de ses propriétaires.

Bien que je sois gêné de lui poser cette question, je demande à Alexeï :

— Alexeï, vous faites ce travail gratuitement ?

— Oui, mais tous ceux qui s’adressent à moi savent à présent que je compte ouvrir après la guerre un refuge pour les bêtes restées orphelines, et les gens me donnent ce qu’ils peuvent ou ce qu’ils veulent…

Publié en russe sur la page Facebook de l’auteur, le 2 avril

Traduit du russe par Alice Vita-Finzi

Écrivain, photographe de guerre et journaliste. Il a couvert les conflits armés en Russie et dans l'ancienne Union soviétique depuis 1991 (Roumanie, Tadjikistan, Tchétchénie, Géorgie), travaillant principalement pour Los Angeles Times. Il vit à Kyiv et anime des émissions de télévision. Il est auteurs de plusieurs romans dont L’Aéroport qui raconte la longue bataille héroïque pour l’aéroport de Donetsk, en 2014-15

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