Olga O., intellectuelle moscovite, livre en exclusivité à Desk Russie un texte très personnel, sous le couvert de l’anonymat. Elle y révèle, avec une lucidité poignante et sans complaisance, les tourments de la minorité de Russes qui souffrent d’un sentiment de culpabilité torturant du fait de ce qui, aujourd’hui, est perpétré en leur nom.

Jamais je n’aurais pensé que les choses pourraient être aussi épouvantables qu’elles le sont aujourd’hui. Le moment le plus cauchemardesque, c’est quand, le matin de bonne heure, vous prenez votre téléphone. Votre cœur se brise lorsque vous appuyez sur cet effrayant avion en papier [le logo de l’application de messagerie Telegram, NDT]. Car pas une seule fois il n’est arrivé d’en éprouver du soulagement.

Être réprouvé et méprisé dans son « traumatisme de témoin », comme c’est dérisoire en regard des sentiments de ceux qui subissent un bombardement après l’autre.

Moi aussi, je détesterais le peuple qui exécute de tels ordres. Et je l’ai détesté avant de séparer ceux qui sont encore humains et de ceux qui ne le sont pas.

Je pense que ce mal m’a anéantie, jusqu’au tréfonds de mon être. Le plus difficile à accepter ces jours-ci était qu’une telle chose puisse se produire dans mon univers, cette épreuve si extrême pour tant de personnes.

Je me suis dit à l’instant : Akhmatova ou ma grand-mère, qui ont survécu à Lénine, Hitler et Staline, ne s’étaient pas non plus attendues à être confrontées à une horreur si vaste. Elles ont pourtant tiré de leur expérience de la terreur des bienfaits inestimables. Ils ne sont pas extraits de cette expérience, bien sûr ; c’est plutôt cette expérience de la souffrance qui a suscité le besoin impérieux de révéler quelque chose d’extrêmement important, et de le porter avec un soin infini à travers les ténèbres. En tout cas, c’est la seule façon de voir qui me permette de rester à la surface.

J’ai pris conscience que l’une des plus fortes émotions de haine impuissante me vient du gas-lighting, cet enfumage de la propagande — l’agresseur goguenard qui met tout sens dessus dessous et impute ses propres atrocités à sa victime. Comme dans le nouveau dessin animé sur Vania et Mykola [deux jeunes garçons, le premier russe, le second ukrainien, NDT], où l’on raconte si complaisamment comment le bon Vania essaie de retirer au perfide Mykola le bâton à l’aide duquel celui-ci frappe ses camarades de classe, avec cette exclamation répétée sur les « huit ans » [2014 marquant le début de la guerre du Donbass, NDT] : mais alors, pourquoi les autres écoliers n’avaient-ils pas remarqué plus tôt les agissements de Mykola ?

C’est affligeant, et pas seulement parce que c’est une bassesse facilement assimilable.

C’est affligeant parce que cela me fait comprendre que cette merde de propagande surnage dans mon système sanguin depuis mon enfance soviétique, malgré tout l’antisoviétisme de mes parents — toute l’histoire, dont les leçons m’ont déplu d’instinct, se voit retournée. Quelles abominations plombées la Russie et l’URSS ont créées sans fin au cours des siècles, et avec quelle habileté on nous a fait avaler le mythe du peuple russe pacifique et affable. Non que je me sois bercée d’illusions après la glasnost des années 90, mais quand même cela démolit les fondements de ma vision du monde. Ceci est un véritable empire du mal, sans exagération. Sur le plan de la politique étrangère comme de la politique intérieure, l’histoire de la Russie est une succession de manipulations, d’abjections, indifférentes à la personne humaine. Une poignée de penseurs, d’érudits et d’écrivains (ceux qui, par miracle, ont su résister à la tentation de devenir propagandistes) seront nos seuls intercesseurs le jour du Jugement dernier. Mais la dépravation de la mystérieuse âme slave, cette dépravation qui a prospéré des siècles durant, rend terriblement amer.

Bien sûr, les brefs dégels ont été des injections de libre pensée — et il est d’autant plus douloureux de constater que s’ils ont été aussitôt l’occasion de voir s’épanouir le meilleur chez les gens, ces qualités mêmes ont chaque fois été impitoyablement étouffées par une nouvelle réaction.

Un énorme monstre impérial qui dévore ses enfants avec une indifférence et un cynisme absolus.

Et comme je parle et pense en russe, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce malheur intime.

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Photo : service d’urgence de l’État ukrainien

Envie de disparaître. Disparaître de la surface de la terre après tout ce que j’ai pu voir ces jours-ci.

J’ignore comment supporter tant de mal dans ce monde qui m’a dessillé les yeux.

Le pire moment que j’aie vécu jusqu’à aujourd’hui (et rien ne permet d’assurer qu’il n’en surviendra pas de plus terrible encore), c’était la nuit du bombardement d’Energodar [ville du sud-est de l’Ukraine assiégée par l’armée russe, laquelle a bombardé sa centrale nucléaire, provoquant un incendie, NDT]. Quand il est carrément apparu que la terre pouvait exploser d’un moment à l’autre.

J’ai alors eu une révélation terrible : le monde entier est mauvais et l’on est seul avec cette découverte. Tu t’es trompée, toi et tes idées naïves, comme : « Je suis mon propre monde », dans l’espoir de vivre un peu en un lieu respirable et douillet en croyant avoir trouvé le moyen d’être heureuse et satisfaite.

Un jour, au cours de mes jeunes années, les plus fastes de ma vie de famille, j’ai sombré dans une grande angoisse : puisque je suis si heureuse et que, dans l’ensemble, je peux être quelqu’un de bien, cela signifie que l’étape de ma vie sur terre est franchie, à tout moment il peut être mis un terme à mon projet ici-bas — autrement dit, ayant tout compris du monde et de l’amour, de la façon dont la vie s’organise, demain je serai renversée par une voiture, et il ne faudra plus servir de bière à Charikov [allusion à une réplique du récit Cœur de chien, de Boulgakov, NDT].

Est-il besoin d’ajouter que Dieu a souri et m’a caressé la tête : « Vis encore un peu, ma chère enfant, tu as encore beaucoup à voir. » Là-dessus, j’ai fait un beau rêve de transformation et en ai été réconfortée jusqu’à ce qu’il y ait vraiment de quoi avoir peur, jusqu’à ces derniers temps.

C’est au cours de cette terrible nuit du 4 mars que j’ai probablement éprouvé, pour la première fois de ma vie, un sentiment d’impuissance totale face à un mal fanfaron, cynique, insaisissable.

Pour la première fois, j’ai eu envie de dire : « Que ce moment s’arrête, c’est horrible », et de ne plus jamais continuer à vivre.

J’ai vraiment senti qu’il suffisait de prononcer ces mots : il en serait fini de moi. En même temps, je me suis rendu compte que si je détournais le regard de ce point, j’y resterais pour l’éternité.

Les suicidés se retrouvent en enfer non parce que c’est une punition. Vous emportez dans le néant éternel ce qui traverse votre âme à l’instant de votre mort — alors il n’y a plus d’outil ici-bas pour changer quelque chose à l’intérieur et à l’extérieur de soi.

Partir avec ce qui se trouvait dans mon âme pendant la nuit du 4 au 5 mars m’a semblé plus effrayant que de continuer à vivre et à subir ce mal écrasant.

À ce moment-là, mon instinct de petit ver luisant m’a poussée à me coller fût-ce à quelqu’un de tout aussi petit, mais qui éclairerait cette nuit — j’ai donc appelé une amie à Boston pour prier avec elle.

C’est depuis mon unique stratégie de survie. Je ne nourris plus la moindre illusion sur ma capacité à affronter par moi-même l’abîme qui s’est ouvert, il s’agit seulement de s’accrocher au mieux à de semblables points lumineux dans l’obscurité.

Il y en a beaucoup, mais ils sont disséminés dans cette forêt insondable ; parfois on n’y voit goutte, et il ne reste qu’à croire en leur existence.

Je traverse actuellement l’un de ces moments noirs, de nouveaux abîmes s’ouvrent ; je dois admettre qu’en mon nom n’agissent pas simplement — pas seulement — des gens effrayés et abrutis, mais de vrais misérables qui se sont laissé dévorer vivants par les ténèbres.

Que nous parlons la même langue et qu’enfants nous regardions les mêmes dessins animés.

Ce qui constitue la trame de mon identité se désagrège, même si autour de moi, à portée de main, il y a des personnes vivantes, qui éprouvent la même horreur et parlent aussi la même langue que moi.

Je dois m’accrocher au bord de cet abîme et ne pas me permettre de faire cesser ce moment.

Nous devons faire de nos espoirs évanescents un oignon [allusion à la légende du livre 7 des Frères Karamazov de Dostoïevski : un ange tend un oignon à une femme qui a été jetée dans un lac de flammes, NDT], même illusoire, auquel se raccrocher.

Je ne sais pas comment m’y prendre, si ce n’est qu’il faut chercher à tâtons des mots et des actes auxquels se raccrocher chaque jour pour ne pas emporter que des cendres dans l’éternité.

Depuis peu, on écrit beaucoup que tout au long de l’histoire le peuple russe a montré un caractère particulièrement brutal, enclin à la violence, et qu’il s’agit d’un trait inhérent à l’âme russe ; il y a là une grave incompréhension des causes et des conséquences.

Tout ce que nous observons aujourd’hui dans le comportement des dupes de la propagande ou de ceux qui commettent des violences en tout genre, c’est une profonde immaturité psychologique, portée à l’extrême, et qui n’a pas de nationalité. Elle est façonnée par un long traumatisme dans des conditions d’esclavage, de répression, d’impuissance inculquée. Au niveau de l’État ou d’une communauté concrète. Et qu’il s’agisse d’un enfant tabassé par son beau-père alcoolique dans une province russe reculée, d’un Khmer rouge ou d’un soldat de la guerre du Vietnam, c’est la même chose, les traumatismes s’animent sous l’effet du stress et du danger.

La violence s’est reproduite ici au cours des siècles, et ce n’est pas sans raison que le meilleur de notre culture est le fruit des lumières ; ce sont les lumières, justement, qui apportent réflexion et maturité. Ainsi que d’autres expériences que fait un esprit libre. Il ne suffit pas d’apprendre à lire aux gens, il est important qu’ils grandissent dans le respect d’autrui et l’estime de soi. Malgré le capitalisme sauvage des années 90, beaucoup ont été forcés de grandir, parce que la vie exigeait qu’ils prennent des décisions en toute indépendance ; dans l’ensemble, le niveau de maturité a été nettement plus élevé pendant un certain temps, ce qui s’est ressenti dans la politique et dans les débats. Mais, avec le changement de climat, ces premiers fruits ont eux aussi été perdus.

L’immaturité n’a rien à voir avec l’âge, elle se nourrit facilement d’idées paranoïaques, de conspirationnisme et de xénophobie, car l’organisation d’une personnalité limite comporte tous les types de défenses psychologiques les plus déplaisants : dissociation (jugement en noir et blanc), projections (« Vous êtes mauvais, je vais m’éloigner de vous »), peurs paranoïaques, déni, moralisme primitif, pensée magique. Et ce qui est effrayant, c’est que le stress prolongé fait dériver l’état limite vers la psychose, du côté opposé à celui des défenses adultes.

Ainsi, la ligne de partage entre les victimes de la propagande et ceux qui sont aujourd’hui horrifiés par ce terrible mal passe par le niveau de maturité psychique — et est sans aucun rapport avec un particularisme national. Oui, les personnes capables de défendre leur liberté et leur indépendance sont en moyenne plus mûres. Elles-mêmes entrevoient la direction de cette dérive, car l’état limite est loin d’être toujours absolu, c’est une mosaïque. Choisir d’aller du côté de la dignité contre la peur constitue une réserve puissante et salutaire. Mais, nous le savons, le mécanisme premier, c’est précisément cette impuissance inculquée, qui fonctionne par défaut, quand la maturité, elle, nécessite un apprentissage, des lumières, un humanisme, et quarante années (au moins) de marche dans le désert après une période d’esclavage — certainement pas ce qu’on nous présente depuis des siècles, à de brèves interruptions près, et que nous infligent toutes les téloches.

Je n’écris absolument pas ces lignes pour justifier le peuple russe du fait de ses longues souffrances. Les névrosés honnêtes et les gens mûrs de Russie ont plus en commun avec leurs semblables d’autres pays qu’avec les gens immatures de la même nationalité ou de n’importe quelle autre, car ils sont unis par des valeurs de référence, et se définissent par le développement de leur âme.

Traduit du russe par Ève Sorin

Olga O. est une intellectuelle moscovite dont c’est le pseudonyme.

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