Nous, vous et eux

Intellectuel et blogueur russe vivant à Prague, Ostap Karmodi explore la profonde crise d’identité qui frappe de nombreux Russes opposés à Vladimir Poutine, qu’ils soient exilés ou non. Il évoque les différentes strates de l’émigration russe, les divergences entre générations, et explique pourquoi lui-même s’est détourné il y a longtemps de son propre pays, où il ne décelait plus le moindre espoir de démocratisation.

À chaque génération sa catastrophe, et la nôtre ne fait que commencer. Une catastrophe qui nous concerne tous : Ukrainiens, Russes, Européens, Américains, Chinois. Le XXIe siècle a commencé avec une déflagration, celle du 11 Septembre, mais même après ce choc, la locomotive de l’histoire s’est mise en branle lentement, faiblement, jusqu’à ce qu’en 2011, ses roues ne s’emballent : le « printemps arabe », la Crimée, Trump, le Brexit… Le 24 février 2022, le train a été lancé à pleine vitesse. Il ne s’arrêtera pas en Ukraine : pourquoi devrait-il s’arrêter ?

La Russie sous Poutine a choisi d’incarner le Mal et a attribué à l’Ukraine le rôle de sa première victime. Mais contrairement à la Russie, l’Ukraine sortira grandie de ce désastre. J’ai récemment lu un blogueur ukrainien qui parlait de la chance incroyable qu’avait eue sa génération d’accomplir enfin ce que leurs ancêtres n’avaient pas réussi à faire en mille ans : construire un État stable et prospère, capable de se défendre contre les agresseurs. La société civile ukrainienne s’est affirmée fin 2013, mais le fait que l’Ukraine dispose désormais d’un État véritablement fonctionnel, sûr de lui et efficace, n’est apparu clairement que début mars, après la première semaine de la nouvelle guerre.

Parallèlement, cette première semaine a montré que la grande et puissante Russie ne disposait pas d’un État fonctionnel. Que, des deux belligérants, c’était bien la Russie qui était l’État failli, au point d’utiliser des boîtes d’œufs en lieu et place de blindage pour ses chars. L’Ukraine est la première victime de la catastrophe actuelle, la Russie en sera la dernière ou l’une des dernières. En Russie, la génération actuelle a un rôle historique majeur à jouer : elle pourrait être celle qui aura détruit l’État russe unitaire qu’Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Staline et maintenant Poutine ont construit en massacrant leurs sujets. Il y a de fortes chances que le Léviathan qu’ils ont nourri ne survive pas à cette guerre, et que le titre flagorneur d’un manuel scolaire, Histoire de la Russie de Riourik [fondateur de la dynastie riourikide qui règna sur la Rous’ de Kiev jusqu’en 1240, NDT] à Poutine, s’avère prophétique. Si cela est une chance ou non, chacun en décidera en âme et conscience.

Je ne sais pas bien de quel côté de cette catastrophe la vie m’a placé.

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Manifestation à Moscou, le 10 mars 1991. Photo : Dmitri Borko

D’un côté, je suis né et j’ai grandi en Russie, je parle russe. D’un autre, je pourrais facilement demander la citoyenneté ukrainienne : mes ancêtres y ont vécu, j’y ai passé beaucoup de temps, je lis et je comprends l’ukrainien, et aujourd’hui j’ai beaucoup plus de liens professionnels et familiaux avec l’Ukraine qu’avec la Russie (où il ne me reste rien à part des amis). Mes textes, je les ai toujours écrits tant pour les Russes que pour les Ukrainiens, et, par bonheur, ils ont été lus et continuent à l’être et par les uns et par les autres.

Mais d’un autre côté, je ne vis pas en Russie ou en Ukraine, mais dans un tout autre pays, la République tchèque. C’est là que se trouvent mon cœur et ma loyauté et je n’ai aucune intention de déménager.

Or, le fait de vivre en République tchèque ne fait pas de moi un Tchèque. Et le fait d’être lié à l’Ukraine plus qu’à la Russie ne fait pas de moi un Ukrainien. Je suis tout de même russe, bien que je ne sois plus citoyen de Russie depuis longtemps. Non que je l’aie choisi — si j’avais pu, j’aurais probablement fait un choix différent — mais à cause du lieu où je suis né et où j’ai grandi, et il faut bien faire avec. Cette guerre est une excellente occasion de réfléchir enfin à des questions que l’on n’a que trop tardé à poser : qui sont les Russes, quelle est leur place (en évitant ici la réponse la plus évidente) et dans quelles directions ils peuvent aller ? Je dis « les directions » au pluriel, parce que les Russes ne sont pas unis à l’heure actuelle. Ils sont constitués d’au moins trois groupes dont les routes se sont séparées il y a longtemps et qui peuvent continuer à diverger. Je les appelle « nous », « vous » et « ils ».

Nous

La plupart d’entre nous sont partis depuis longtemps : au plus tard en 2015, juste après l’annexion de la Crimée. Mais certains étaient partis bien avant, dès le début des années 2000, c’est-à-dire après l’arrivée de Poutine au pouvoir, après la mise sous contrôle de la chaîne de télé NTV ou l’arrestation de Khodorkovski, et certains, dès les années 1990. Cependant, la principale différence entre vous et nous n’est pas le moment mais la raison de notre départ. Nous n’avons pas quitté Poutine, mais le Grand Peuple Russe.

Nous ne croyons pas que Poutine, avec l’aide de ses larbins Soloviev et Kisseliev [principaux propagandistes du régime, NDT], ait fait subir un lavage de cerveau à la population russe pendant vingt ans au point que cette dernière ait cessé de distinguer le bien du mal. Nous pensons que cela faisait bien longtemps que la population russe avait bien du mal à faire cette distinction, et que Poutine n’en était que l’incarnation. Poutine n’a pas fabriqué un nouveau Troisième Reich dans la Troisième Rome [Moscou a pris ce titre après la chute de la Byzance, NDT], mais il a lui-même été créé par cette Troisième Rome, car il incarnait les aspirations de la majorité des Russes qui ne désiraient ni la liberté ni même le saucisson (quoique, peut-être, le saucisson quand même), mais la renaissance de leur grandeur passée, la puissance et la possibilité de se venger des humiliations réelles ou imaginaires.

Nous aussi, nous avons protesté, nous sommes allés aux mêmes rassemblements et manifestations que vous, mais avec le temps, nous avons compris que cela ne servait à rien, car ceux qui allaient aux manifestations étaient une goutte d’eau dans l’océan. Moins d’un pour cent de la population de Russie, quelques pour cent de la population de Moscou, de Saint-Pétersbourg et d’autres grandes villes. Nous avons acquis la conviction que la grande majorité des Russes étaient satisfaits, et que, quand ils cherchaient un coupable pour leurs problèmes, ce n’était pas Poutine qu’ils accusaient mais les intrigues de l’Occident, et les coupables étaient ceux qui faisaient tanguer le bateau, c’est-à-dire nous.

Nous ne pensons pas que, une fois Poutine éliminé, un changement fondamental se produira en Russie. Nous pensons que dans quelques années, les Russes se choisiront un autre leader. Il aura l’air différent et parlera différemment, mais dans l’ensemble ce sera toujours le même Poutine : parce que les électeurs de Poutine n’auront pas disparu et n’auront rien appris.

Par conséquent, nous ne retournerons pas en Russie, même en cas de révolution. Cela fait longtemps que nous avons décidé que ce pays n’était pas le nôtre. Beaucoup d’entre nous ne veulent plus y aller, même pour peu de temps, à moins d’y avoir des parents proches. En particulier, depuis le « consensus sur la Crimée », à la suite duquel nous avons définitivement compris que nous n’y étions pas chez nous.

Vous

Vous êtes plus courageux et plus naïfs que nous. Vous croyez en une magnifique Russie du futur et vous pensez que si l’on permet aux Russes d’accéder à la vérité, alors ils se réveilleront et délogeront Poutine. Vous êtes allés manifester, même lorsqu’on arrêtait les gens seulement pour être sortis du métro au « mauvais moment », et vous êtes allés voter, même lorsque le choix devait se faire entre le parti Russie unie, le parti de Jirinovski et les communistes.

Vous pensez que la Russie est un pays comme les autres, et que si la démocratie a pu être construite en Pologne et en Corée du Sud, elle doit aussi être possible en Russie. Vous pensez que ceux qui soutiennent la guerre et votent pour Poutine le font parce qu’ils ont subi le lavage de cerveau des propagandistes du Kremlin, et que si vous leur mettez sous les yeux la montre de Goundiaev [vrai nom du patriarche Kirill connu pour ses goûts de luxe, NDT] et les palais de Poutine, ils se détourneront de ce gouvernement corrompu et lui préféreront les démocrates.

De votre point de vue, la Russie est sous occupation. Une occupation implique le pouvoir d’une force étrangère, extérieure, et il découle de vos propos que cette force extérieure est constituée par les troupes de la Garde Nationale qui frappent les manifestants, par les geôliers qui torturent les prisonniers, et bien sûr Poutine et Setchine [l’un des hommes forts du régime].

Vous espérez un soulèvement contre ces occupants et voyez des signes précurseurs de ce soulèvement dans toute manifestation populaire. Les manifestations contre l’interdiction faite aux véhicules de rouler à droite à Vladivostok, la grève des camionneurs contre le système de télépéage « Platon », les protestations contre les décharges [à proximité des habitations] : vous voyez dans tout cela des raisons de croire que le peuple s’est enfin réveillé et que le régime d’occupation s’apprête à s’écrouler d’un jour à l’autre.

Vous pensez que pour empêcher le retour de la dictature, il suffira de transformer la république présidentielle en république parlementaire et de procéder à une lustration.

Vous avez toujours dit que c’était votre pays et que vous n’aviez pas l’intention de le quitter pour le livrer à Poutine : que Poutine commence par partir d’abord ! Ceux d’entre vous qui sont partis l’ont fait contraints et forcés, pour éviter d’être emprisonnés. La première vague de ces départs a eu lieu après l’« affaire de la place Bolotnaïa » [lieu d’une grande manifestation, en mai 2012, qui a donné lieu à plusieurs procès], et, jusqu’à la guerre, la dernière a eu lieu entre 2019 et 2021 lors du démantèlement de l’équipe de Navalny et des médias indépendants.

La plupart d’entre vous ont dû partir de toute façon après que la Russie a attaqué l’Ukraine et qu’il est devenu évident que tous les opposants russes feraient l’objet d’un règlement de compte en bonne et due forme. Lorsque cette guerre prendra fin avec la défaite de Poutine, vous espérez revenir et mener la construction d’une nouvelle Russie, démocratique et pacifique, sous un nouveau drapeau blanc bleu blanc, d’où la couleur rouge, symbole du sang versé par les tyrans, aura été ôtée.

Eux

C’est le fameux peuple russe. D’anciens camarades de classe, des collègues, des amis et des parents. En premier lieu, bien sûr, ce sont ceux qui votent pour Poutine et son parti « Russie unie », habillent leurs enfants en vestes militaires, traitent la langue ukrainienne de « mova [langue en ukrainien] de chiens » et rêvent de fracasser l’Amérique, ou alors au moins Kyïv. Mais ce ne sont pas les seuls.

Ce sont aussi ceux qui disent « votre Navalny est encore pire que Poutine », et ceux qui pensent que les gens risquent des poursuites judiciaires juste « pour se faire un peu de pub ». Ceux qui, en réponse aux vidéos sur les palais de Poutine, disent qu’il est « honteux de compter l’argent dans les poches des autres ». Ce sont ces enseignants du primaire qui falsifient les bulletins de vote. Ce sont 81 % de jeunes qui rêvent de travailler pour Gazprom. Ce sont ces professeurs qui expulsent les étudiants qui vont aux manifestations. Ce sont les fonctionnaires qui vont aux meetings pro-Poutine parce qu’autrement ils ne recevront pas de prime. Ce sont tous ces gens qui ne rendent pas les porte-monnaie s’ils les trouvent, se garent sur les trottoirs, ne laissent pas passer les ambulances dans la circulation, et se vantent d’avoir bien couillonné quelqu’un. Et ce n’est pas encore tout.

Ce sont aussi toutes ces personnes apparemment correctes qui « ne s’intéressent pas à la politique », qui pensent qu’il ne faut pas faire tanguer la barque ni faire de vagues, et posent des questions rhétoriques comme : « Vous croyez vraiment qu’ailleurs c’est différent ? », qui s’évertuent à vous convaincre qu’il ne faut pas changer le pouvoir en place car « au moins ceux-là se sont bien gavés et n’ont plus faim », qui font des phrases comme « vous comprenez bien dans quel monde on vit », et qui écrivent « C’est mon pays, et quel qu’il soit, je lui souhaite de gagner ».

Pour résumer, ce sont à la fois ceux qui soutiennent activement la dictature et rêvent à voix haute de vengeance impériale, et ceux qui, par leur indifférence et leur conformisme, lui donnent carte blanche pour commettre ses crimes en toute impunité.

Selon les estimations les plus optimistes, les plus grandes manifestations contre le régime de Poutine ont rassemblé environ 100 000 personnes à Moscou, et maximum 200 000 dans tout le pays. À Prague, en 1989, jusqu’à un demi-million de personnes sont descendues dans les rues pour protester. À Kyïv en 2013, jusqu’à un million. À Prague et à Kyïv, c’était la moitié de la population adulte de la ville. 100 000 à Moscou en 2011, cela représente seulement 1 % de sa population. En fait, nos anciens compatriotes accordent cinquante fois moins de valeur à la liberté que les Tchèques et les Ukrainiens.

Nous avons quand même réussi à gagner en août 1991. Mais nous avions alors des alliés au sommet du pouvoir et des adversaires peu sûrs d’eux. Cela fait quinze ans que l’opposition n’a plus aucun allié au pouvoir, et pendant ce temps, l’ennemi s’est renforcé et a pris confiance en lui.

Et bien que le putsch de 1991 ait échoué, la Russie s’est très vite remise sur ses rails habituels en élisant avec enthousiasme un colonel du KGB comme président. C’est pour cela que nous sommes partis. C’est pour cela que vous devez aussi partir.

En août 1991, nous avons construit des barricades, mais heureusement, elles ne nous ont servi à rien : la junte n’a pas osé donner l’ordre de tirer. Maintenant, en observant ce qui se passe en Ukraine, où les soldats russes assassinent en masse la population civile — des gens qui parlent la même langue qu’eux et qu’ils sont venus soi-disant « sauver » — je suis soulagé que lors des manifestations de 2012 ou 2019, vous n’ayez pas construit de barricades ou brûlé des pneus car il n’y a aucune raison de penser que vous auriez été traités avec moins de brutalité que les habitants de Marioupol.

Le grand classique Maksim et Fiodor de Vladimir Shinkarev contient un magnifique koan [brève anecdote bouddhiste, NDT] qui enseigne l’humilité :

Piotr, un ami de Maksim, aime philosopher autour du fait que l’homme peut tout. Après avoir écouté ce raisonnement en fronçant les sourcils, Maksim dit, à l’instar du fabuliste Esope : « Alors, bois donc dans une passoire ! » Il claque la porte et sort.

Le temps est venu d’admettre que boire dans une passoire n’a aucun sens.

La majorité de la population russe ne veut pas entendre parler de liberté, ou alors ne la désire pas suffisamment pour faire quoi que ce soit pour l’obtenir. Même lorsque la liberté leur tombe du ciel, ils sont prêts à l’échanger à la première occasion contre la grandeur impériale.

Peut-être un jour cela changera-t-il. Peut-être même bientôt, quand Poutine perdra la guerre avec disgrâce. Mais tant qu’il ne l’a pas perdue, ils ne voudront pas de cette liberté, et vous ne pourrez pas les y forcer.

Il est temps de réfléchir à ce que nous pouvons réellement accomplir.

Pour l’heure, l’objectif principal est évident : il faut empêcher le régime de Poutine de s’étendre en Europe, et aider l’Ukraine et les Ukrainiens autant que nous le pouvons.

Mais il y a une autre question : que faire de nous-mêmes et de la Russie lorsque cette guerre sera terminée ? À cette question, nous serons tous tôt ou tard amenés à répondre, et il vaut mieux commencer à y penser dès maintenant, en prenant un peu d’avance.

Traduit du russe par Clarisse Brossard

Journaliste, essayiste, blogueur, intellectuel né en Russie. Il vit à Prague.

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