Quel air respire-t-on aujourd’hui à Moscou ?

Le célèbre écrivain russe, lauréat du prestigieux Booker russe, décrit dans ce texte littéraire, sous la forme d’une lettre adressée à une proche, l’atmosphère très particulière qui règne à Moscou, et sûrement dans d’autres villes de Russie. Il montre une intelligentsia qui parvient à suivre les actualités grâce aux VPN (outils de confidentialité sur Internet) et observe, impuissante, la plongée de son pays dans le mensonge et le crime.

Chère Maïetchka, tu veux savoir, là-bas en Amérique où t’a conduite une bourse [d’études] Fulbright — c’était bien avant tout ça —, quel air respire-t-on aujourd’hui à Moscou, l’air dans lequel tu vas bientôt plonger car tu as déjà ton billet de retour en poche et tu vas, là dans les tout prochains jours, traverser l’océan et te retrouver, après des escales hasardeuses, ici chez nous.

Ici, à Moscou, ça sent la méfiance, le silence transpercé d’invisibles rayons de peur, l’hystérie des proches, la grossièreté des vendeuses de chez Miratorg1 qui soudain éructent : « C’est quand même pas à moi de vous lire ce qui est écrit sur les produits, c’est pas à moi de savoir où se trouvent vos sucrettes, qu’est-ce que j’en ai à faire, moi, que vous soyez diabétique, vous avez pas vos lunettes ? j’ai pas à vous dire, c’est pas écrit dessus, je mets juste les étiquettes, et pas la peine de me menacer, j’ai pas peur, j’en ai vu d’autres » ; ça sent aussi l’humidité, la neige où l’on patauge, le sentiment tenace d’être piégés, tous autant que nous sommes, comme dans un centre de transfert2 — on a lu cent fois la scène — chacun appelé par son nom, et les genoux qui se mettent tout à coup à trembler sans que l’organisme ait manifesté le moindre symptôme ; mais à quoi t’attendais-tu ? le printemps, un doux soleil qui parfois perce les vitres sales, je sais, il faudrait les laver, mais bon sang, je n’ai pas la force, pas l’envie, je ne peux même pas décrocher mon téléphone pour appeler la femme de ménage moldave, mes doigts, mes orteils s’engourdissent avant de m’endormir, et hier, au coucher du soleil, par la fenêtre, c’est du sang qui coulait sur les toits, recouvrant jusqu’aux pigeons perchés là, figés, comme empaillés, et tout ce sang maintenant partout qui me hante, qui n’en finit pas de me hanter ; ça sent l’odeur du starets Ilie3 marmonnant doucement que la guerre n’est pas à craindre, c’est Dieu seul qu’il faut craindre, espérer en lui et beaucoup l’aimer ; l’odeur du pope Tkatchev4 encensant la justesse et la justice de l’opération spéciale : « si on n’avait pas commencé, ils nous seraient tombés dessus » ; « tombés dessus », évidemment, ces mots qui parviennent chaque jour à mes oreilles via YouTube, les mots que disent et redisent tous ces gens au milieu de villes en ruine qui se réchauffent dans le froid féroce auprès d’un feu devant des immeubles défoncés par les obus qui leur sont tombés dessus ; l’odeur de Vladimir Viguilianski5, cet archiprêtre couvert de décorations qui commit naguère quelques vers et a tiré de l’oubli un article d’Ehrenbourg [écrivain soviétique, auteur notamment du Livre noir] sur la sauvagerie nazie ; l’odeur de la paisible église de la ruelle Khokhlovski à Moscou où officie le brave homme qui n’a pas signé, quand 250 et quelques prêtres surmontant leur peur ont signé la lettre ouverte contre l’opération fratricide ; les rares « Z » sur les voitures dont le nombre augmente à mesure que l’on quitte le périphérique, et l’on se prend à les compter — c’est fou la quantité d’autocollants utilisés pour cette saloperie, normalement ils servent à calfeutrer les maisons, pas à inciter à la rapine et au pillage ; le « Dziugas », ce fromage à pâte dure provenant du Bélarus qui renchérit de jour en jour; les soirées de plus en plus fréquentes passées dans la cuisine avec de vieux amis qu’on avait pris l’habitude depuis des lustres de contacter seulement par téléphone ou sms, comme nos ancêtres de Novgorod qui échangeaient des messages laconiques sur des écorces de bouleau, nos frères slaves, une première fois réduits en poussière par l’armée moscovite d’Ivan III puis brutalisés, tailladés, piétinés par les troupes d’Ivan le Terrible, malmenés et molestés tant et si bien que la Volkhov charria des flots rouges de sang trois semaines durant, fait dûment attesté par le chroniqueur6 ; car on a désappris à discuter autour d’un thé en tête-à-tête, ou même à trois ou quatre, modestement mais cordialement, au lieu de quoi on laissait des like sous des posts ; mais un malheur est arrivé qui nous a ramenés aux bonnes vieilles conversations-discussions, et pas que nous, c’est chez tout le monde et d’un coup a surgi ce besoin convulsif de se parler, comme autrefois, il y a longtemps, te souviens-tu de cette époque, Maïetchka ? Ici, ça sent les remarquables vers civiques que Volodia Salimon7 écrit sur Facebook, jettes-y un œil, ça vaut vraiment la peine, et les analyses de la situation, rares mais pertinentes, qui nous viennent le plus souvent de l’étranger, et tout le fatras d’ordures déversé par Soloviev8 ; garde ton compte VPN, je t’en conjure, on ne peut plus s’en passer désormais, et n’oublie pas de te connecter si tu as vraiment l’intention de revenir ici ; ici ça sent les consultations de psy bondées, à en croire des médecins de ma connaissance, ça sent le stress et la valériane, le valium et les crises de nerfs, le Temesta et les accès de panique, les insomnies et les phobies de toutes sortes, la chair de poule, la fébrilité générale, l’égarement et la confusion, le froid dans les veines et le désarroi, et les réveils douloureux quand tout le corps est comme empli de paille ou pire encore de bois ; ça sent le marché gris et très terne resurgi, inchangé, des années 90 et d’où peu à peu disparaissent colles et enduits importés mais je n’en ai plus besoin, j’ai construit ma maison où chaque enfant a sa chambre mais les enfants, pfuitt, sont partis à l’étranger Dieu merci, et j’achète dans ce marché un morceau de beurre, de minces poissons navaga, et des graines de tournesol salées qui m’aident le soir à combattre la déprime même si je sais que c’est mauvais de les grignoter, comme le hamster dans sa cage qui court sur sa roue en plastique, les graines apaisent un peu mon mal de ventre, mon mal s’apaise et d’un mouvement irrépressible je me lève, je m’installe devant mon ordinateur et je regarde, regarde, regarde l’écran sans pouvoir m’en détacher, alors que je sais tout d’avance : les opérations militaires sont suspendues, mais elles se poursuivent encore et encore, et Peskov9 ment, toujours et encore, hier, tiens, à propos de la gare de Kramatorsk, ce serait le fait des Ukrainiens eux-mêmes, il nous refait le coup de la veuve du sous-officier qui se serait rossée elle-même10, il se déchaîne sur Boutcha, à faire dresser les cheveux sur la tête, et le cœur depuis me fait mal, inapaisable, et l’on sent une pression dans la poitrine, mais voilà que l’on enterre Jirik11 et la foule est venue : derrière Dimon12, deux gardes qui le surveillent comme des chiens-loups un zek, et derrière eux, le président, ni soldats ni fusils, et tous ces potins-ragots-cancans dénichés on ne sait où, tu n’imagines même pas, et le milicien local dans son nouvel uniforme noir à la place du bleu plus neutre (on avait bien remarqué ce changement mais on n’y avait guère prêté attention, comme pour beaucoup d’autres choses survenues ces dernières années, par contre on avait appris à s’y connaître en nouilles coréennes, en sauces et en vins rouges), eh bien ce nouvel uniforme noir me rappelle Tu-sais-qui, dans la série Dix-sept moments13, avec des têtes de mort à ses boutonnières, on ne peut s’empêcher de penser à ce film soviétique qu’on a vu des millions de fois, on se remémore et on a un mouvement de recul : halte-là, mais il me poursuit, ce coup de fil du sous-lieutenant qui m’annonce, le salaud, mais est-ce sa faute, qu’il doit vérifier où se trouve mon fusil de chasse, si je l’ai caché dans le coffre, il fixe un rendez-vous mais ne vient pas, il rappelle même, s’excuse — il n’a pas pu venir, ils avaient une « alarme » — nous aussi on a une alarme, Maïetchka, une satanée alarme, et une angoisse, un trouble, et dans l’esprit confusion et agitation, un tumulte, et un effroi insensé, absurde mais inexorable qui part et revient, se cache et resurgit de derrière le chiffonnier de grand-mère, clignote et s’éteint, en un mot atas !14 comme on s’écriait enfants avant de courir se cacher, sauf qu’il n’y a nulle part où se cacher, on n’échappe pas à soi-même, et la neige est sale, ou plutôt ce qu’il en reste, comme toujours à cette époque de l’année.

Texte paru sur le compte Facebook de l’auteur, resté en Russie.

Traduit du russe par Fabienne Lecallier

Piotr Alechkovski est écrivain, journaliste, historien et archéologue. Il est auteur de plusieurs romans dont La Citadelle, éditions Macha, 2018, pour lequel il a eu le prestigieux Booker russe, et Le Poisson, éditions Macha, 2020. Il vit à Moscou.

Notes

  1. Une chaîne puissante du complexe agro-alimentaire. Toutes les notes sont de la traductrice.
  2. Vers les camps du goulag.
  3. Figure vénérée de l’orthodoxie russe, il est le confesseur du patriarche Kirill.
  4. Andreï Tkatchev, pope pro-régime très médiatisé.
  5. Chef du service de presse du patriarche Kirill.
  6. Villes hanséatiques, Novgorod et Pskov, ont été sauvagement détruites par les tsars russes.
  7. Poète et critique littéraire.
  8. Présentateur vedette de la chaîne fédérale Rossiïa-1. L’un des plus virulents propagandistes du régime.
  9. Porte-parole du Kremlin.
  10. Allusion à une célèbre scène du Revizor de Gogol.
  11. Sobriquet de Vladimir Jirinovski.
  12. Sobriquet de Dmitri Medvedev.
  13. Dix-sept moments de printemps, série télévisée soviétique très populaire dans les années 70 sur les exploits d’un espion soviétique dans l’Allemagne nazie.
  14. « Sauve qui peut ! »

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