Dans la tête d’un soldat de Kadyrov en Ukraine

Adam Dervishev, écrivain et journaliste tchétchène, réfugié politique en France depuis plusieurs années, dresse le portrait d’un Tchétchène qui, pour tenter d’en finir avec la pauvreté, est parti en Ukraine au sein des unités de kadyrovtsy, la garde prétorienne du président de la République de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov. Une fiction inspirée de faits réels.

Il avait onze ans lorsque éclata la première guerre de Tchétchénie. Il cessa alors d’aller à l’école, car son père fut tué à un poste de contrôle russe et son enfance s’envola dès cet instant. Il dut élever ses quatre sœurs aux côtés de sa mère, puis les marier. Quand survint la deuxième guerre de Tchétchénie, il avait seize ans, et une ardente soif de vengeance. Il aida les résistants et prit même part à des attaques nocturnes contre des positions russes. Mais sa mère et les aînés de sa famille insistèrent pour qu’il se marie. À dix-huit ans, il fonda un foyer et, assailli par ses obligations familiales, il perdit peu à peu le contact avec les résistants — à la grande joie de sa mère, terriblement inquiète pour son fils unique.

Dix ans passèrent. Tout ceux qu’Abbaz avait connus dans sa jeunesse de « résistant » étaient morts dans les combats contre l’armée d’occupation russe et la milice tchétchène de Kadyrov, ou avaient disparu sans laisser de trace, emmenés dans des véhicules militaires aux numéros d’immatriculation maculés de boue. Le nouveau pouvoir en place, allant à l’encontre des nombreuses amnisties décrétées quelque temps auparavant, poursuivait tous ceux qui s’étaient impliqués de près ou de loin dans la Résistance. Fort heureusement, le grand-père d’Abbaz avait entretenu dans sa jeunesse des liens avec l’oncle du « Gauleiter » [terme désignant ici Kadyrov, NDLR] en poste. Il se rendit chez lui la larme à l’œil et obtint, à force de supplication, la promesse que l’on ne toucherait pas à son petit-fils… C’est ainsi qu’Abbaz resta en vie.

Il n’avait pour diplôme qu’un certificat d’études acheté pour 5 000 roubles. Il vivota plusieurs années sans métier, gagnant à peine son pain à coups de boulots fortuits de manœuvre et de petites réparations mécaniques. Un jour, un lointain parent lui proposa d’intégrer l’unité militaire de sa bourgade natale : « Il n’y a pas grand-chose à faire, les exercices ont lieu une fois par mois seulement. Mais le salaire est fixe, 20 000 roubles. Et surtout, tu pourras détenir une arme en toute légalité… » Abbaz hésita longuement. Il avait honte de porter les insignes de ceux qui avaient massacré son peuple. En fin de compte, les arguments de sa femme furent décisifs : « Mon cousin sert depuis deux ans dans une unité comme celle-là, et il n’a pas dû aller combattre une seule fois. En revanche, il s’est fait de bonnes relations, il a acheté une voiture de marque étrangère et est devenu quelqu’un de respectable… »

Les années passent, la famille d’Abbaz s’agrandit… et les prix grimpent. Abbaz manque régulièrement d’argent, alors qu’il accepte tous les boulots qu’il peut trouver, même à la journée. Dix années s’écoulent. Abbaz n’a pas quarante ans, mais il a perdu tous ses cheveux, sa barbe est blanche, son visage buriné par le soleil et le froid est couvert de petites rides, il est voûté, il boite ; on le prend souvent pour un vieillard et on lui cède la place dans les transports en commun. Cette vie difficile, perpétuellement alourdie par le besoin et le travail trop dur, a brisé sa santé : les nombreux accidents et entorses subis dans sa jeunesse se font sentir de plus en plus souvent. Un genou abîmé et des hernies discales le menacent d’une infirmité imminente.

Abbaz habite avec sa femme, ses enfants et sa mère, et cette grande famille vit en bonne entente dans la maison que son père avait eu le temps de commencer à construire avant le début de la première guerre… En réalité, avant sa mort, le père n’avait monté que l’ossature : les fondations, les murs et le toit, et tout le reste du travail était retombé sur les épaules des vivants. Les deux premières années, ils n’avaient même pas de meubles, et tous — la mère et les cinq enfants — couchaient sur un seul grand lit de planches. Les fenêtres, au lieu d’être fermées par des châssis vitrés, étaient recouvertes d’une épaisse cellophane.

Privée de mari, sans personne pour faire bouillir la marmite, la mère ne baissait toutefois pas les bras et saisissait la moindre occasion d’améliorer cette maison aux allures de squelette. Même longtemps après qu’Abbaz s’était marié, même quand les quatre sœurs avaient grandi l’une après l’autre et s’étaient mariées elles aussi, même quand les enfants d’Abbaz étaient nés, les travaux avaient continué. Ces « travaux sans fin de maman » faisaient quotidiennement l’objet de plaisanteries dans la maison. Mais au bout de quinze ans, la détermination de la mère porte ses fruits, et la maison est terminée. Cependant, un nouveau malheur se déclare : le toit, qui a souffert de nombreux éclats d’obus russes, s’est fragilisé et fuit désormais. Déjà passablement endetté, Abbaz ne peut guère se permettre d’investir dans une nouvelle couverture en fibrociment, et après chaque averse, il lui faut grimper sur ce toit branlant et colmater une nouvelle fuite. L’une de ces « ascensions » se solde pour lui par un « atterrissage » brutal, ce qui lui ruine définitivement le dos.

L’an dernier, la mère d’Abbaz est morte subitement. Elle a souffert pendant près d’un mois, puis le cancer l’a emportée. En réalité, elle savait depuis deux ans qu’elle était gravement malade, mais ne l’avait dit à personne. Et lorsque ses enfants l’ont découvert, il n’y avait plus rien à faire pour la sauver. Pendant le dernier mois de la vie de sa mère, Abbaz, qui veillait à son chevet, était submergé de larmes amères et de pensées plus amères encore. Il comprenait que sa mère s’était quasiment donné la mort pour ne pas grever le maigre budget de la famille avec un traitement onéreux, et cela déchirait son âme. Il conservait encore un espoir : quelqu’un lui avait dit qu’en Allemagne, on soignait les cancers du foie même au quatrième stade de la maladie. Toutefois, aucun de ses parents n’était en mesure de l’aider à organiser un voyage de cette ampleur. Il s’adressait en vain à Dieu, seul à seul avec Lui, Le priant désespérément de faire preuve de miséricorde et d’accomplir un miracle… Et quand sa mère a fini par rendre son âme éreintée à Dieu, il n’a pas pu lui organiser de funérailles dignes de ce nom. Il lui a fallu remettre à plus tard la fabrication de la pierre tombale, le tchourt, qui devait être taillé selon ses dernières volontés dans le granit de montagne qu’elle aimait tant.

Lorsque la Russie a attaqué l’Ukraine, les soldats ont été convoqués à un rassemblement général, où on leur a proposé la chose suivante : « Ceux qui signent et partent en Ukraine maintenant recevront un salaire de 80 000 et des primes en sus ; en cas de blessure, 1 million ; en cas de mort, 10 millions à la famille. Alors que dans une semaine, qui sait, peut-être qu’un ordre de départ général sera donné et que nous serons tous envoyés à la guerre gratis ! » Abbaz réfléchit douloureusement, puis décide de s’engager comme volontaire, conquis par le fait que l’argent (deux fois plus que ce qu’il pouvait gagner en se brisant encore davantage le dos sur les chantiers) serait directement versé sur la carte de sa femme. S’il a de la chance, il sera blessé et reviendra avec une coquette somme. S’il se fait tuer, les 10 millions tireront sa famille de la misère, et lui ne tient pas tant que ça à cette chienne de vie…

Abbaz n’a guère l’intention de faire du zèle en combattant les Ukrainiens et pense rester planqué dans les deuxième ou troisième positions. Au fond de lui, il sent bien que l’Ukraine est elle aussi victime du sermak du Kremlin (dragon, en tchétchène), comme son pays l’a été avant elle… Mais une fois en Ukraine avec son détachement, Abbaz se heurte à la haine meurtrière du commandement russe envers ses propres compagnons d’armes débarqués de la Tchétchénie qu’ils occupent. Résultat : notre héros rejoint le contingent des kadyrovtsy qui sont envoyés sur le front. Avant même d’arriver dans le secteur qui leur a été assigné, la colonne essuie les tirs de l’artillerie ukrainienne (on leur dira ensuite que la « fuite » d’information sur leur présence provient du FSB), Abbaz subit une commotion cérébrale et perd complètement l’ouïe. Cela n’est cependant pas considéré comme une véritable blessure de guerre. Que faire, alors ? Rentrer sans un sou et sans gloire ? Non, on attend chez lui qu’il revienne avec de l’argent : comment pourrait-il regarder sa femme dans les yeux, que dirait-il à son fils aîné, à qui il a promis depuis longtemps une voiture, aussi petite soit-elle ? Et les dernières volontés de sa mère ?…

Alors Abbaz décide de faire le tour des habitations abandonnées par les Ukrainiens qui ont fui l’armée russe, pour tenter d’y dénicher des appareils électroménagers ou électroniques, comme l’ont fait avant lui certains combattants de son détachement. Après une descente fructueuse, en revendant à un receleur, on peut amasser 1 ou 2 millions… Dans l’une des maisons détruites et qui semblaient abandonnées, il tombe sur un vieillard pointant sur lui une sorte de canon scié. Le vieil homme a le temps de crier quelque chose avec hargne — d’après ce que peut lire Abbaz sur son visage — avant de recevoir dans le corps, à bout portant, la moitié du chargeur de son AK-47. Non loin du cadavre, Abbaz découvre une belle somme en euros (l’un des enfants du vieil homme travaille visiblement en Europe). À côté, dans la mare de sang, gît un marteau… Abbaz décide, pour ne pas laisser de trace, de brûler le corps et la maison. Il ôte une alliance en or du doigt du vieil homme et, au dernier moment, apercevant dans sa bouche entrouverte des dents en or, il tape dessus avec ce marteau pour les récupérer (de toute façon, tout partira en fumée !). Il maraude ainsi encore une semaine, puis regagne sa petite ville natale.

À présent, tout va bien pour Abbaz. Sa femme et ses enfants sont ravis qu’il soit rentré, certes il est sourd, mais bien vivant, et il n’est pas revenu les mains vides. Il a acheté une voiture à son fils et a embauché des professionnels pour enfin réparer le toit criblé de trous depuis si longtemps. Il a fait poser sur la tombe de sa mère la plus belle des pierres en granit et a engagé un mollah de la bourgade afin qu’il lise chaque semaine le Coran pour le repos de son âme, elle qui a subi tant de souffrances.

Tous les vendredis avant le lever du soleil, il se rend sur le tchourt qui se dresse fièrement au-dessus des quelque mille autres pierres tombales autour de lui, et attend l’aube en conversant avec sa mère. Certains de ses amis d’enfance ne lui parlent plus (l’un d’eux lui a même dit par gestes : « Ton visage ne porte plus le reflet de la Foi ! »). Mais il a de nouveaux amis parmi les partisans du pouvoir russe : blessé à la guerre pour avoir servi la cause de Poutine, Abbaz est pour eux un héros. Et l’argent lui a donné une dignité, aussi. En un mot, la vie d’Abbaz commence enfin à prendre une tournure correcte. Si ce n’est que, de temps en temps — le plus souvent pendant la dernière prière, au moment de vénérer Dieu, dans le silence de la nuit et la solitude —, il voit surgir devant ses yeux le visage décharné du vieil Ukrainien aux sourcils blancs, dont les lèvres sanglantes sont ouvertes sur un sourire figé.

Ce texte a été d’abord publié sur la page Facebook de l’auteur le 18 avril, puis retravaillé par l’auteur pour Desk Russie.

Traduit du russe par Nastasia Dahuron

Adam Dervishev est un écrivain et journaliste d’origine tchétchène, réfugié politique en France. Il est diplômé de Sciences-Po, Paris.

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