Retour d’Ukraine : là se dessine le futur modèle pour l’Europe

Dernière mise à jour le 20 septembre 2023

Nicolas Tenzer, directeur de la publication de Desk Russie, vient de rentrer d’un voyage en Ukraine, avec une délégation du Parlement européen et du Sénat français. Il nous livre son témoignage, émouvant et juste. Malgré les combats, l’Ukraine se prépare à son avenir européen.

Il est parfois des trajets vers le futur, des périples qui nous amènent vers des terres où, soudain, on découvre une inspiration qui n’appartient plus aux pays que l’on habite, des voyages en somme vers des contrées où paraît se forger la matrice de ce qui permet de guider nos réflexions et nos projets pour le présent de nos sociétés. Il en fut ainsi de mon trop bref séjour en Ukraine du 20 au 22 avril 2022. Ce que j’y ai éprouvé, au-delà de l’émotion devant les récits des massacres qui défient l’entendement et déchirent nos sens, est une sorte de laboratoire pour la démocratie qui doit aussi — au-delà de la solidarité avec le peuple ukrainien — nous inspirer durablement.

Le paradoxe n’est qu’apparent : l’Ukraine est à la fois un pays qui vit le présent le plus dramatique qui puisse être, celui d’une guerre criminelle du régime russe qui vise à la destruction physique du pays et du peuple ukrainiens, et celui d’une nation tout entière tournée vers le futur. En discutant avec le maire de Lviv, Andriy Sadovyi, celui de Kyïv, Vitaliy Klychko, et celui de la ville martyre de Boutcha, Anatoly Fedoruk, nous avons pu découvrir des personnes non seulement d’un courage et d’une force d’âme inouïs, mais aussi pleinement tournées vers le futur. N’attendez pas d’eux plaintes et récriminations, même si tous guettent avec raison un soutien encore plus fort des pays occidentaux dans la défense de l’Ukraine et l’engagement à repousser les forces russes en dehors de l’Ukraine. Vous entendrez plutôt d’eux le dessin de multiples projets pour une Ukraine libre et européenne.

Au cours d’une cérémonie émouvante à Boutcha, où des centaines d’Ukrainiens ont été délibérément assassinés par les forces russes, les membres de la délégation de parlementaires européens et français et moi-même avons, en compagnie d’enfants de la ville, planté des arbres qui commençaient déjà à bourgeonner. Le symbole était clair : demain, pour reprendre le Chant des marais, le printemps refleurira — ou, pour en prendre les paroles anglaises, l’hiver ne durera pas éternellement.

Dans son propos, le maire de Boutcha indiqua notamment deux choses. D’abord, il convient de préparer le relais entre les générations par le biais de la mémoire transmise des crimes. C’est ce fil sanglant qui comble la brèche entre le passé et le futur, comme le disait René Char, qui constitue le soubassement de la libération d’avec ce présent lourd et autorise, finalement, à créer une communauté libre et consciente de ses devoirs. Ensuite, il indiquait que nos combats, mais aussi nos projets pour le futur de l’Ukraine, nous les devions précisément à ces enfants, un jour adultes, auxquels nous devons un avenir de liberté au sein de la communauté politique fondée sur des valeurs et sur des règles qu’est par excellence l’Europe. La guerre rend l’avenir encore plus pressant.

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Kyiv, avril 2022. Photo de l’auteur

Nous aurions tort cependant d’estimer que l’Europe est seulement « attendue » ou « réclamée ». Les responsables ukrainiens que nous avons rencontrés ne demandent pas de cadeau, quand bien même le soutien européen est espéré — on pense notamment à ce qu’évoquait le maire de Lviv en nous présentant son projet de centre de soins modèle pour « réparer » les mutilés de la guerre — si souvent, tragiquement, des « gueules cassées » dont nous avons pu voir certaines images douloureuses. Ils sont déjà en train de construire l’Europe. Pour ceux qui, comme moi, ont pratiqué l’Ukraine depuis une quinzaine d’années, l’évolution est considérable et visible ; malgré la guerre, l’électricité fonctionne ainsi que le téléphone ; les trains circulent ; l’eau coule dans les tuyaux ; le pays est approvisionné en nourriture et en marchandises diverses ; il n’y a pas de queue aux stations-service.

À Lviv, qui a dû faire face à l’arrivée de flots de réfugiés, ceux-ci sont nourris et hébergés. Tous les témoignages et études convergent sur ce point : à la désorganisation russe, dont on a encore vu les effets lors de la nouvelle offensive contre l’Ukraine, s’oppose la parfaite organisation ukrainienne. L’État n’a jamais perdu — au contraire — de son pouvoir de contrôle, d’organisation et de gestion ; les collectivités locales, principalement les municipalités dont le pouvoir a été accru depuis 2014 et encore plus depuis la promulgation de l’état de guerre, sont le lieu de base pour les fonctions de sécurité, de protection et de logistique. L’État, les municipalités et les associations reconnues fonctionnent main dans la main. On pourrait évoquer bien sûr, aussi, les capacités de pointe des services ukrainiens dans le domaine de la contre-offensive devant les cyberattaques et la performance exceptionnelle des services logistiques, qui permet d’acheminer secours, ravitaillement et armes vers les zones de combat. Au moment où j’écris ces lignes, malgré l’annonce qui en avait été faite plusieurs fois par le pouvoir russe, Marioupol n’est toujours pas tombée.

En somme, la guerre montre avec évidence que l’Ukraine était préparée à affronter un conflit lourd et long, quand bien même elle ne semblait pas s’y attendre quelques jours avant le 24 février 2022. Avec la guerre, elle a encore accru ses capacités qui puisent aussi dans la force extraordinaire de l’unité nationale. Dans un contexte différent, il est possible d’établir la comparaison avec les organisations de secours syriens et des équipes de médecins qui, devant les meurtres et les destructions de masse du régime Assad et de la Russie, ont montré une faculté exceptionnelle dans l’organisation des secours et ont fait progresser considérablement la médecine de guerre. Ils ont d’ailleurs offert leur assistance aux Ukrainiens. Une fois la guerre achevée, les pays européens, et notamment leurs administrations centrales et locales, auront à se tourner vers l’Ukraine pour en tirer les enseignements chez eux. L’Ukraine sera une nation non pas assistée — même s’il faudra certainement un plan Marshall pour la reconstruire —, mais motrice et exemplaire.

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Nicolas Tenzer (à droite) avec le maire Anatoliy Fedoruk et les enfants de Boutcha. Courtesy photo

Avec le maire de Kyïv, nous avons précisément inauguré un lieu, encore virtuel, « Nous l’Europe », lieu d’échanges intellectuels et pratiques entre les nations européennes, dont l’Ukraine. Nous devrions y apprendre beaucoup, au-delà du travail administratif qui attend l’Ukraine de reprise de l’acquis communautaire dans les années qui viennent. Bien sûr, nous devons accorder à l’Ukraine, par le sang versé, et de manière immédiate, le statut de pays candidat. Toute tergiversation serait non seulement indigne et honteuse, mais elle traduirait aussi une cécité stratégique. Mais ce n’est précisément pas un cadeau comme celui qu’on pourrait faire à un ami nécessiteux. Cela sera un formidable atout pour l’Union européenne, à la fois sur le plan économique, politique et sécuritaire.

Sans l’Ukraine, l’Europe sera plus pauvre et dans un état d’insécurité plus grand. Sans l’Ukraine, l’Europe couperait ses amarres avec le futur. Elle se priverait enfin d’une partie de la mémoire qui doit l’inspirer et la féconder. Ce ne sont pas là que des mots, mais une réalité tangible quand on regarde aussi la trajectoire de certains pays européens vers la destruction de leur propre mémoire. L’Ukraine nous permettra certainement de mieux penser la nôtre. Alors que, dans de nombreuses nations de l’Union européenne, les liens de solidarité se délitent ou se distendent, la société ukrainienne a montré ce que la solidarité signifie jour après jour. Elle a témoigné aussi du fait que cette solidarité entre les personnes ne s’oppose pas, bien au contraire, à la force de l’État, mais la soutient et la conforte.

Il a souvent été dit, à raison, que c’est ce modèle de liberté et de succès que le régime de Poutine veut précisément abattre. De fait, il présente l’image inversée de ce qu’est le régime de Poutine et de ce qu’il a fait à son peuple. En cela aussi, indépendamment même de la guerre du Kremlin contre l’Europe et nous tous, c’est la réussite européenne qu’il entend tuer en Ukraine. Le fait que l’Ukraine ait accompli sa propre révolution, dont Maïdan est devenu le symbole, lui est insupportable, non seulement parce que c’était une révolution politique, mais aussi parce que c’était une révolution au sein de la société ukrainienne.

Mais la réalité de la guerre est là — avec ses dizaines de milliers de victimes, et combien encore demain si nous n’intervenons pas de manière décisive ? Au-delà de ces meurtres de masse, l’État russe a déporté plus de 500 000 personnes vers la Russie, dont de nombreux enfants, ce qui pourrait bien constituer un crime de génocide tel que défini dans la convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide. On ne sait aussi que trop bien ce que cherche Poutine en envisageant désormais une guerre longue : empêcher l’Ukraine de se développer, de reprendre le chemin de la vie, l’entraver dans son avenir européen.

Poutine espère qu’un jour les Occidentaux se lasseront et qu’ils abandonneront le Donbass et la Crimée, chercheront un accord, imagineront les voies d’une négociation et ne seront pas sérieux dans leur promesse de garantir à l’Ukraine souveraineté et intégrité territoriale. Pour les habitants du Donbass notamment, nul ne saurait ignorer ce que cela signifierait : encore plus d’exécutions sommaires, plus de torture, plus d’exactions en tout genre. On entend aussi la petite musique doucereuse des propagandistes qui estiment déjà qu’il faut céder, sous le prétexte fallacieux et trompeur qu’il faudrait sauver des victimes. Les Ukrainiens ne veulent pas en entendre parler. La seule manière de sauver celles-ci est précisément de mettre un terme à la présence de troupes russes sur le sol ukrainien. Devant la guerre de Poutine, cela doit être notre but de guerre à nous, pour les Ukrainiens et pour l’Europe.

Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 22 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011) et, avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019).

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