« L’avenir de l’Europe se jouera dans le bassin du Don et les steppes méridionales de l’Ukraine »

Propos recueillis par Fabien Zamora

Dans cet entretien conduit par le chef du service international de l’AFP, le géopoliticien Jean-Sylvestre Mongrenier analyse le changement d’attitude des pays occidentaux face à l’Ukraine et à l’agression russe. Il souligne que la diplomatie doit être coercitive : plus on est fort, plus on est persuasif.

Après les déclarations de plusieurs dirigeants occidentaux apparemment prêts à remuer ciel et terre pour faire gagner l’Ukraine, on a l’impression que l’Occident a changé de braquet dans son soutien. Est-ce le cas ? Pourquoi ?

De fait, les hésitations et les atermoiements qui, du côté occidental, ont prévalu dans les premiers jours de l’offensive militaire russe, à partir du 24 février, sont dépassés. À l’époque, certains espéraient que la reconnaissance par Moscou de l’indépendance des « pseudo-États » de Louhansk et de Donetsk, proclamée par les affidés locaux du Kremlin dès 2014, ne ferait qu’entériner un état de fait prévalant depuis. Ces deux pseudo-États ne couvrant que le tiers de la région administrative du Donbass, on a ensuite compris que cela impliquait la conquête militaire des deux autres tiers. Au même moment, l’armée russe attaquait sur quatre fronts, à l’est (le cœur du Donbass), au nord depuis le Bélarus (la bataille de Kyïv, perdue depuis), au sud-est (Marioupol) et sur les rives de la mer d’Azov, et dans le Sud ukrainien (les territoires au nord de la Crimée, Kherson et Mykolaïv, avec Odessa en ligne de mire).

En d’autres termes, les Occidentaux ont mieux perçu que la menace russe portait sur l’ensemble de l’Ukraine et que cette entreprise était conforme au discours du Kremlin sur la volonté de « dénazifier » ce pays, c’est-à-dire de le supprimer de la carte politique européenne, en tant qu’État national souverain. Massacres et crimes de guerre ont fait aussi comprendre qu’un tel objectif global impliquait ce que l’on appelle en droit un génocide. Enfin, cette guerre a attiré l’attention sur le discours et les représentations géopolitiques de Vladimir Poutine et des siens : l’« étranger proche », le « monde russe », le cocktail d’eurasisme et de soviétisme géopolitique (la reconstitution de l’enveloppe spatiale de l’URSS, sans l’idéologie communiste), le thème de l’Empire russe. Il s’agit certes d’un patchwork, mais qui n’en a pas moins son efficacité et qu’il faut décidément prendre au sérieux ; il inspire et justifie la praxis du pouvoir russe. Et la réalisation d’un tel projet implique une extension du conflit, sous différentes formes, au voisinage géographique occidental de la Russie-Eurasie poutinienne : de la Baltique à la mer Noire (États baltes et Pologne au nord, Moldavie et Roumanie au sud, Géorgie au fond de la mer Noire).

Dès lors, il fallait « changer de braquet », afin d’arrêter l’armée russe en Ukraine. La livraison d’armes légères, dites « défensives », notamment des milliers de missiles antichars et antiaériens, a permis de tester les réactions russes. Ces livraisons, amorcées dès avant l’offensive du 24 février par les Américains, les Britanniques et quelques autres pays, plus conscients du danger et plus résolus que le « couple » franco-allemand, ont permis à l’armée ukrainienne — dont la vaillance et le courage ont stupéfié les opinions publiques occidentales postmodernes (les Parisiens seraient-ils prêts à se battre pour Paris ?) — d’arrêter la progression russe et de remporter la bataille de Kyïv.

Désormais, l’action militaire se concentre dans le bassin du Don, sans que le maître du Kremlin ait pour autant renoncé à son dessein d’ensemble (voir la pression militaire sur le Sud ukrainien et les possibilités d’action à partir de la Transnistrie, à 40 km d’Odessa). Il faut donc livrer des systèmes antiaériens de haute altitude (S-300) et des armements lourds (chars, blindés, artillerie à longue distance), ce qui est en cours. L’objectif est de permettre à l’armée ukrainienne de tenir le choc et de reconstituer son potentiel. Il faut aussi s’inscrire dans la durée et rationaliser l’effort collectif. C’était la raison d’être de la réunion d’une quarantaine de pays autour de Lloyd Austin, secrétaire américain à la Défense, sur la base allemande de Ramstein : des pays membres de l’OTAN mais également des pays du Moyen-Orient et d’Asie de l’Est.

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La place Rouge en 2014. Photo : Artem Sizov. // Gazeta.ru

Le corollaire n’est-il pas que l’Occident risque de faire faire au monde un pas de plus vers l’embrasement, compte tenu des déclarations russes sur le risque d’une troisième guerre mondiale ou de riposte « foudroyante » ? Est-ce à dire que l’Occident ne craint pas les menaces russes ?

N’inversons pas les responsabilités. C’est la Russie-Eurasie de Poutine, engagée dans une « marche à rebours » (l’expression est de Françoise Thom), pour appliquer sur le terrain ses fantasmagories géopolitiques, qui a relancé la guerre contre l’Ukraine (cette guerre a commencé en 2014), sur une très vaste échelle, et qui menace de fait tous les équilibres en Europe et dans l’Ancien Monde. Poutine inscrit d’ailleurs son initiative militaire dans la perspective d’une rupture des équilibres planétaires et de la destruction de l’hégémonie occidentale, le monde de demain étant censé graviter autour de la Russie-Eurasie et de la Chine populaire. Dans cette perspective, l’Europe serait réduite à un « petit cap de l’Asie », finlandisée et satellisée par une « Grande Eurasie » sino-russe. Bref, le maître du Kremlin est persuadé que le vent de l’Histoire souffle dans ses voiles, que cette guerre a un caractère apocalyptique, au sens étymologique du terme (« dévoilement »), qu’il mène donc cette guerre pour le reste du monde : « The Rest vs. the West. »

Dans ce grand affrontement géopolitique, qui se profile depuis le discours de Poutine à Munich, le 10 février 2007, voire depuis l’affaire Khodorkovski, arrêté en 2003 (l’homme incarnait la voie d’un grand partenariat géopolitique entre la Russie et l’Occident), les Occidentaux ont jusqu’alors conduit une politique d’apaisement, qu’ils parlent de « reset », d’« accommodements », de « dialogue exigeant » avec le « président Poutine » ou encore d’une « nouvelle architecture de sécurité et de confiance » (surréaliste !).

Hors de toute polémique, qu’est-ce donc qu’une politique d’apaisement ? Une politique qui prend partiellement en compte les griefs de l’adversaire et cherche à les satisfaire au moyen d’une négociation rationnelle et de compromis raisonnables, l’objectif étant d’éviter un conflit armé. Le sommet de Genève entre Joe Biden et Vladimir Poutine, le 16 juin 2021, s’inscrivait dans cette perspective : le président américain voulait dégager des plages de coopération et stabiliser la relation stratégique entre Washington et Moscou (voir entre autres la prolongation du traité « new START » sur les armes nucléaires stratégiques). Probablement a-t-il alors garanti une nouvelle fois que les États-Unis ne poussaient pas à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN (la question est bloquée depuis treize ans !). En vain…

Cette politique d’apaisement a échoué parce qu’elle présupposait un adversaire (un « compétiteur stratégique », dit-on désormais) qui s’autolimite, fasse preuve de retenue et soit prêt à de sages compromis. Or, que veulent Poutine et les siens ? Négocier un nouveau Yalta, tout simplement, qui restituerait à la Russie-Eurasie les États postsoviétiques, voire les pays d’Europe centrale et orientale aujourd’hui membres de l’OTAN et de l’Union européenne. Sur ce point, l’ultimatum posé par Moscou en décembre 2021 est très clair. On retiendra notamment que Sergueï Lavrov a alors parlé des « orphelins du Pacte de Varsovie » ! Au-delà, les dirigeants russes ont des vues sur toute l’Europe qui devrait être « finlandisée », c’est-à-dire géostratégiquement découplée des États-Unis et du Canada (liquidation de l’OTAN), neutralisée sur le plan diplomatico-stratégique et mise au service de l’économie russe, dans la logique de puissance qui est celle du Kremlin. À cet égard, la dépendance énergétique au gaz russe, virtuellement aggravée par la mise en service de Nord Stream 2, préfigure ce que serait une « Europe finlandisée ». La réussite de cette entreprise devrait permettre à Moscou de rééquilibrer le rapport de force interne à l’alliance de fait entre la Russie et la Chine populaire. Il s’agit donc d’un projet géopolitique global et cohérent. En face de ce projet, l’Occident devrait-il donc consentir à son effacement, voire à sa destruction comme ensemble géopolitique uni ? « Encore un instant, monsieur le bourreau ! » (Jeanne Bécu, comtesse du Barry).

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Image publiée par le média pro-Kremlin REGNUM en 2021 (auteur : Ivan Chilov)

L’Occident est-il monolithique dans cette posture ?

L’Occident n’est ni monolithique ni monocéphale : il s’agit d’une forme de civilisation qui, après plusieurs siècles de luttes hégémoniques et de prépondérances successives, est devenu un « Grand Espace », au sens géopolitique du terme. Bien évidemment, les États-Unis jouent un rôle de leader dans cet ensemble, mais il ne s’agit pas d’une domination verticale et coercitive. Ils exercent le rôle de « stabilisateur hégémonique », ce qui suppose le consentement de leurs alliés. À ce sujet, remémorons-nous l’inquiétude provoquée en Europe par les palinodies de Donald Trump au sujet de l’OTAN. Ce sont d’ailleurs les Britanniques et les Français qui avaient incité les États-Unis à rester en Europe après 1945, pour fonder l’Alliance atlantique ; différents membres de l’Administration Truman et du Congrès des États-Unis n’étaient pas convaincus au départ. En quelque sorte, nous pourrions parler d’un « empire coopératif » qui, après la guerre froide, s’est ouvert à ce que Milan Kundera nommait l’« Occident kidnappé » (la Pologne et l’Europe centrale).

Dans la présente conjoncture géopolitique, les différents États occidentaux ne sont pas tous aussi allants. Les États-Unis eux-mêmes ont hésité et quelques bons esprits, partisans de l’apaisement, ont alors stigmatisé le manque de courage de Joe Biden — ce dernier avait d’emblée annoncé que les États-Unis et l’OTAN ne combattraient pas pour l’Ukraine —, tout en louant la position de Paris et Berlin qui se drapaient dans le déni et le langage de l’Ostpolitik ! Sans doute ces commentateurs voyaient-ils dans leur hypocrisie un bel exercice de dialectique. Toujours est-il que l’unité dans la fermeté prévaut désormais. En Europe occidentale, on semble avoir compris que l’avenir du continent, sa liberté, sa défense et sa prospérité se joueront dans le bassin du Don et les steppes méridionales de l’Ukraine. Les débats internes à ce que Poutine nomme l’« Occident collectif » portent sur le rythme des mesures à prendre, le « quand » et le « comment » (voir, par exemple, le possible embargo sur le pétrole et le gaz). Tous ont compris l’enjeu collectif. Reportons-nous notamment au cas de l’Allemagne qui accepte désormais de livrer des chars lourds.

Dans ce cadre de montée en puissance de la posture occidentale, est-ce que quelqu’un croit encore à une issue négociée, diplomatique ?

Négocier, certes, mais avec quels objectifs ? Pour la Russie, la diplomatie n’est que le volet d’une grande stratégie, non pas une alternative à la guerre : le leitmotiv est de conduire l’Ukraine à la capitulation, ce qui prendrait la forme de cessions territoriales, reconnues par Kyïv, avec la formation de nouveaux pseudo-États, sur le modèle des entités de Louhansk et de Donetsk. Quant au reste de l’Ukraine, réduite à sa partie occidentale, elle serait une entité géographique enclavée, privée d’accès à la mer Noire et à l’Océan mondial : un espace-tampon livré à une guerre permanente, de plus ou moins forte intensité. Tel est le schéma stratégique général des Russes. Et ce qu’ils ne pourront pas conquérir, ils le détruiront. Un objectif qui est en partie atteint sur le plan matériel, plus encore sur le plan économique (voir la récession de l’économie ukrainienne, chiffrée par la Banque mondiale à – 45 %).

Les Ukrainiens devraient-ils donc consentir au fatum ? « Prendre leurs pertes », comme l’on dit en Bourse, c’est-à-dire céder à la Russie entre le tiers et la moitié de leur territoire ? De leur point de vue, il n’y a pas d’alternative à la victoire. Et la diplomatie reprendra lorsque les forces armées auront établi sur le terrain un rapport de force évident et incontournable. Quant aux Européens, qu’ils sortent de leurs théories délétères sur le « soft power », pauvre justification de leur impuissance collective et du désarmement, qui a suivi la fin de la guerre froide. Par gros temps, la diplomatie se fait coercitive : plus on est fort, plus on est persuasif.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

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