Jacques Sapir, « le marxiste souverainiste »

Jacques Sapir, l’un des fidèles soutiens du régime poutinien, incarne un parcours qui, issu de l’extrême gauche, finit à la droite extrême. N’appelait-il pas, en 2009, au rassemblement de « l’extrême gauche jusqu’aux néo-gaullistes qui partagent nombre de ces idées » contre l’Europe ?

Lorsque Pierre Moscovici, alors ministre de l’Économie, le présente, en 2014, comme « vraiment d’extrême droite », il ne fait que décrire l’évolution de cet inconditionnel de Moscou, aussitôt défendu, dans les colonnes du Figaro du 8 décembre 2014, par Natacha Polony — soutien, elle, de Chevènement —, qui dénonce cette « énormité », estimant que ledit ministre l’a « diffamé sciemment ». En quoi le jugement de Moscovici, totalement fondé, relèverait-il du droit relatif à la diffamation ? La journaliste est prise, une fois de plus, en délit d’incompétence1.

Du Front de gauche au Front national

C’est ainsi que, aux élections européennes de 2009, Sapir se prononce pour la liste du parti communiste2, en même temps qu’Ignacio Ramonet, le castriste du Monde diplomatique, et l’américanophobe Régis Debray, que Le Figaro ose présenter aujourd’hui comme « l’un des plus éminents penseurs contemporains », une sorte de Raymond Aron.

L’Humanité valorise Sapir, lui accordant, le 25 mai 2009, un entretien où il compare le Front de gauche au Conseil national de la Résistance, pas moins ; le quotidien communiste du 13 février 2012 célèbre son ouvrage Faut-il sortir de l’euro ?, publié au Seuil. Sapir s’aligne, sans la moindre réserve, sur le grand démocrate Maduro et s’en prend à son opposition, qualifiée de « droite putschiste qui, avec l’aide des États-Unis, mène une véritable guerre médiatique contre le gouvernement et n’hésite pas à faire circuler des fausses réformes et de fausses informations3 ». Quelques réserves envers Maduro ? Néant.

Sapir plaide, en 2013, pour que Chevènement — dont il est proche — soit nommé à Matignon4 : après l’élection de François Hollande, l’année précédente, c’est vraiment à l’ordre du jour, et ce genre de suggestion éclaire sur le sens politique de son auteur !

Après être déjà intervenu au congrès de Debout la République, en 2010, Sapir est convié à l’université d’été 2015 du parti de Dupont-Aignan, autre souverainiste aligné sur Moscou — Chevènement sera l’invité d’honneur de cette espèce de grand-messe estivale —, dans lequel il voyait, toujours aussi fin politique, « une alternative crédible5 ». Sapir se rapproche de plus en plus du parti de Le Pen, dont il partage l’hostilité à l’Europe et le tropisme poutinien.

La présidente du parti d’extrême droite ne cache pas son admiration pour le travail de Sapir6, ce que Jacques Julliard, avec à-propos, qualifie d’alliance « rouge-brun7 ».

L’hebdomadaire Valeurs actuelles accorde alors à Sapir une large place, notamment dans son numéro du 19 novembre 2015, puis célèbre, le 3 novembre 2016, son livre intitulé L’euro contre la France, l’euro contre l’Europe, publié aux Éditions du Cerf, que dirige un autre souverainiste, Jean-François Colosimo, qui appelait à voter Chevènement à la présidentielle de 20028, hostile à l’OTAN9. Valeurs actuelles du 12 octobre 2017 concède à Sapir deux pleines pages contre le CETA (accord commercial bilatéral de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada).

Cette minorité agissante se tient et se soutient. Ainsi, Emmanuel Todd raconte avoir invité François Hollande à créer une commission sur l’euro, composée notamment de Sapir et Frédéric Lordon10. Ainsi, Zemmour rend un hommage appuyé à son ouvrage Souveraineté, démocratie, laïcité dans Le Figaro du 14 janvier 2016, salué, quoique dans une moindre mesure, par un transfuge de L’Humanité, Jack Dion, dans Marianne du 19 février 2016. Ainsi, Mme Carrère d’Encausse le remercie dans un de ses livres11.

Lorsque Sapir, à la même époque, appelle à unir tous les partis, Front national compris, dans la lutte contre l’euro, il se targue d’avoir été submergé de centaines de courriels de soutien (son adresse court-elle les rues ?), la plupart émanant du Parti communiste et de la CGT12.

Ainsi que l’écrit Libération du 25 août 2015, Sapir et le Front national se retrouvent dans une commune défense de la Russie poutinienne, Sapir invitant les électeurs du Front à lire Emmanuel Todd, ex des Jeunesses communistes et autre admirateur de la Russie, et lui-même — à chacun sa modestie — « plutôt que les classiques antisémites du XIXe siècle ». On le retrouve à un colloque du Front national, auquel il participe par vidéo interposée13, le tout aboutissant par sa participation à la campagne de Le Pen de 201714.

Le poutinolâtre

Lorraine Millot, en précurseuse, a consacré, dans Libération du 13 octobre 2014, une étude de fond, confirmée le mois suivant par Le Monde, au parti de Moscou en France, qui, en plus des extrêmes de gauche et de droite, comprend aussi, on le sait, nombre d’acteurs — comme Hélène Carrère d’Encausse — et élus de toutes tendances, la droite l’emportant nettement sur ceux de la gauche démocrate. La journaliste voit en Sapir un soutien « systématique dans sa défense de la Russie poutinienne ».

Réplique immédiate de l’intéressé, touché au vif, qui s’en prend, sur quatre pages, au quotidien présenté comme « moribond », dénonçant « un article crapuleux », une « pseudo-enquête, un soi-disant dossier », cherchant à « désinformer, qui s’inscrit dans une propagande de guerre » — pas moins —, par des rédacteurs au « cerveau malade ». N’étaient ces attaques ad hominem, il ne parvient en rien à démontrer le contraire de ce qu’avance, non sans courage, Lorraine Millot.

Déjà, une « réaction verbale démesurée », pour reprendre Cécile Vaissié, lorsqu’il fut avancé que l’une des filles de Poutine aurait eu Sapir pour directeur de thèse15, ce qui en soi ne constituait pas un crime.

Sa fascination pour Moscou n’est pas récente. Dès 2001, il plaide pour une annulation de la dette russe envers l’Europe car « les intérêts de la France et de la Russie sont communs16 ». Plus tard, il va jusqu’à dénoncer « l’antirussisme des intellectuels français. La Russie doit être intégrée aux divers aspects de la politique internationale et c’est de notre intérêt qu’elle le soit plutôt avec l’Europe, et disons-le plutôt avec la France, qu’avec d’autres pays17 ».

Lors de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, Sapir s’en prend exclusivement au gouvernement ukrainien en place et à la prétendue collusion de l’opposition « avec des groupes extrémistes », dénonçant « l’attitude irresponsable des représentants de l’Union européenne » et appelant à « comprendre l’intervention militaire de la Russie »18, bref à l’excuser, la justifier, voire la soutenir. Il insiste sur l’engagement de milices d’extrême droite et de mercenaires américains, qualifiant la France de « valet des États-Unis ». Et condamne Kyïv dans l’accord de Minsk II, dans L’Humanité dimanche du 20 février 2015.

Toujours subtil visionnaire, il annonce, fidèle à L’Humanité dimanche du 17 juillet 2014, que la Russie n’a aucune intention de démembrer l’Ukraine.

À la faveur de la visite, l’été suivant, du président de la Douma russe, Sergueï Narychkine, le Dialogue franco-russe, coprésidé par Thierry Mariani, autre idolâtre de Poutine (et de Bachar al-Assad), organise une table ronde non dans un lieu neutre mais dans les salons de l’ambassade du boulevard Lannes, en présence de Chevènement, Dupont-Aignan, Jacques Myard, alors député souverainiste des Yvelines, et, comme il se doit, de Sapir qui déplore les sanctions contre la Russie et condamne le rôle de la presse, « en général néfaste en France19 », sous-entendu trop critique à l’égard de la Russie.

Faut-il s’étonner de le voir apporter, en 2016, sa signature à une pétition appelant, dans la continuité d’une politique prétendument gaullienne, à « renouer un dialogue avec la Russie, pays indispensable pour l’établissement de la sécurité dont toutes nos nations ont besoin », en compagnie de Chevènement et de l’un de ses inconditionnels, Loïc Hennekinne20, ex-secrétaire général du Quai d’Orsay, ainsi que de Michel Onfray, l’inévitable Polony et d’autres signataires pour la plupart inconnus, sauf Paul Thibaud21.

Pour une fois inspiré, l’hebdomadaire Marianne — Natacha Polony ne s’était pas encore emparée de sa direction — se désole alors, sous le titre « Jacques Sapir, allô Poutine », de le voir « saturer les colonnes et les tréteaux pour y dire son amour du poutinisme et de sa haine des eurocrates22 ».

Implication étroite avec la Russie

Il est vrai que, dans ce domaine, l’on ne trouve guère d’universitaires aussi impliqués avec la Russie.

Jacques Sapir est le cofondateur du Séminaire franco-russe, créé en 1991, et se voit élire, en tant que membre étranger, à l’Académie des sciences de Russie, après avoir été professeur associé à la Moskovskaïa chkola ekonomiki (École économique de Moscou) et, de 1999 à 2001, conseiller technique de Tacis-Ueplac en Ukraine ; on est loin du ci-devant professeur de lycée de Saint-Amand-les-Eaux.

Il diffuse ses chroniques dans les médias comme Sputnik, l’agence de presse officielle russe, et la chaîne RT, où il débat chaque semaine, rendant un hommage à sa directrice, Xenia Fedorova, qu’il estime « très compétente »23.

S’il daigne admettre que l’accusation de fraude électorale russe puisse être fondée, il s’empresse de préciser que d’autres griefs de ce genre sont « faux », jugeant les médias russes sous contrôle mais la presse écrite « largement pluraliste »24, ce qui n’est sans doute pas l’avis des journalistes soumis à une censure de plus en plus rigide. Et de célébrer, fin 2021, un discours de Poutine, remontant à 2007, « analyse remarquable, quasiment gaullienne, de la situation internationale. Il incarne un attachement à la souveraineté de la Russie, combiné à une action positive dans les relations internationales25 ». Du Sapir plagiant la Pravda !

On reste songeur quand Sapir soutient que « le discours selon lequel l’Europe, c’est la paix, est historiquement faux, et techniquement mensonger26 », accusant par ailleurs l’Allemagne de faire obstacle à la réforme de la Banque centrale européenne27, dénonçant auprès de L’Humanité dimanche du 29 janvier 2015 « les mensonges » du gouvernement polonais, qui a eu l’outrecuidance, selon lui, de ne pas inviter le président russe au 70e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz. Les mensonges de Poutine et de ses séides, on les cherche en vain sous la plume de Sapir…

Comme il se doit, il est l’invité du mercredi de la Nouvelle Action royaliste (NAR), où se retrouve cette mouvance américanophobe (et russophile) qui court du Parti communiste à l’extrême droite, avec l’inévitable Debray, Albert Jacquard, Pierre Péan, Emmanuel Todd, Colosimo, Chevènement, Polony, Anicet Le Pors, Hervé Le Bras, Roland Castro, Ségolène Royal et d’autres28.

Présidée par Bertrand Renouvin, candidat royaliste à la présidentielle de 1974, la NAR accorde deux pages d’interview à Sapir (lui et Renouvin publient ensemble aux Éditions du Cerf), s’attaquant aux États-Unis, qui « cherchent à transformer l’OTAN en un outil du choc des civilisations », préconisant le retrait de la France du commandement intégré de l’OTAN, lui permettant ainsi d’être l’artisan du dialogue entre l’Occident et l’Asie29 ; on voit même notre Sapir répondre à l’appel de fonds pour que la NAR ne disparaisse pas30.

Concluons avec ce que révèlent les Cahiers du mouvement ouvrier de juillet-septembre 2008 : on y apprend qu’une « historienne » russe, Natalia Narotchnitskaïa, a écrit un livre qui comporte un nombre de falsifications : « Cette dame est une stalinienne, une chauvine, une antisémite. Elle a écrit le scénario d’un film […], où elle affirme que Trotsky et autres ont reçu de l’argent allemand et que c’est pour cela qu’ils se sont prononcés contre la guerre. »

« Est-ce pour cela que Jacques Sapir, l’ancien mao, nommé professeur dans une université de Moscou, a donné une postface élogieuse (et pour la dame Narotchitskaïa, et pour lui-même, bien entendu) ? »

Ledit Sapir préface plus tard l’ouvrage d’un certain Jean Géronimo, admirateur d’Allende, Neruda, Poutine, Che Guevara, sur lequel Cécile Vaissié s’attarde à juste titre dans son livre précurseur, Les Réseaux du Kremlin en France (Les Petits Matins, 2016), auquel un second tome, actualisant le premier, serait de brûlante actualité…

Comme Hélène Blanc a pu le définir, ne fait-il pas partie des « experts devenus courtisans31 » ? S’il se retire, après l’invasion de l’Ukraine, de RT et de Sputnik — pouvait-il en être autrement ? —, s’il réprouve la guerre contre l’Ukraine, il continue de considérer, tels les Mélenchon, Le Pen, Zemmour et Dupont-Aignan, que l’OTAN en est largement responsable, épousant ainsi, toujours et encore, les récits de la propagande russe.

Auteur, membre du comité de rédaction de Commentaire, ancien fonctionnaire et élu local.

Notes

  1. Dans Marianne du 23 août 2019, elle transforme une citation de Chateaubriand.
  2. Bulletin quotidien, 26 mai 2009.
  3. L’Humanité, 7-9 mars 2014.
  4. Le Monde, 10 décembre 2013.
  5. Le Figaro, 13 octobre 2014.
  6. Le Monde, 20 septembre 2015. Voir en particulier Cécile Vaissié, Les Réseaux du Kremlin en France, Les Petits Matins, 2016, p. 307-313.
  7. Le Figaro, 26 septembre 2015.
  8. Le Progrès, 27 juin 2001.
  9. Le Monde, 7 juillet 2016.
  10. Marianne, 4 mai 2013.
  11. Six années qui ont changé le monde, 1985-1991, Fayard, 2015, p. 414.
  12. Causeur, janvier 2016.
  13. Le Figaro, 16 mai 2016.
  14. Bulletin quotidien, 16 septembre 2016.
  15. Les Réseaux du Kremlin en France, op. cit., p. 310.
  16. Le Monde, 29 juin 2001.
  17. Le Figaro, 27 février 2010.
  18. Ibid., 3 mars 2014.
  19. Le Monde, 4 septembre 2014.
  20. « Quai d’Orsay : la direction du personnel aux mains du CERES », Le Quotidien de Paris, 10 juin 1983. Ce beau-frère du prince Guy de Broglie, décrit comme un « dandy sectaire » de la gauche caviar, regrettera plus tard, dans L’Humanité des 28-30 novembre 2014, que la dissolution du pacte de Varsovie n’ait pas été suivie par celle de l’OTAN.
  21. Le Figaro, 1er juillet 2016.
  22. Marianne, 14 octobre 2016.
  23. Le Monde, 8 décembre 2017.
  24. Front populaire, n° 7, hiver 2021.
  25. Ibid.
  26. L’Hémicycle, 14 mai 2014
  27. Le Monde, 2 décembre 2011.
  28. Royaliste, 27 décembre 2021.
  29. Ibid., 8 novembre 2021.
  30. Ibid., 17 juin 2019.
  31. Citée par Cécile Vaissié, Les Réseaux du Kremlin en France, op. cit., p. 309, pour son KGB connexion, le système Poutine, éd. Hors commerce, 2004, p. 277.

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