La mort de Stanislav Chouchkevitch (1934-2022) et les chances ratées du Belarus

Stanislav Chouchkévitch, premier dirigeant du Bélarus indépendant, est décédé dans la nuit du 3 au 4 mai 2022, à 87 ans. Le 8 décembre 1991, il avait signé près de Minsk, avec Boris Eltsine (1931-2007) et Léonid Kravtchouk (1934 – 10 mai 2022), présidents respectifs des Républiques encore soviétiques de Russie et d’Ukraine, les accords de Bélovej qui, de facto, mettaient fin à l’URSS et remplaçaient celle-ci par une Communauté des États indépendants (CEI), regroupant des pays souverains.

Un physicien soviétique

Stanislav Chouchkévitch1 est né à Minsk le 15 décembre 1934, alors que la Grande Terreur venait d’être déclenchée par Staline. Elle a eu des conséquences dévastatrices pour la population soviétique, y compris biélorusse, et a aussi frappé la famille du futur politicien : celui-ci était tout petit quand son père, un écrivain, a été arrêté, accusé d’appartenir à une organisation contre-révolutionnaire et condamné à huit années de camp. Après la Seconde Guerre mondiale, particulièrement meurtrière en Biélorussie, son père a été autorisé à retourner chez lui, mais, comme beaucoup d’autres, il a été de nouveau arrêté pendant la fatale année 1949 et expédié en relégation en Sibérie. Libéré en 1956, il n’a été « réhabilité » qu’en 1975.

En dépit de ce passé douloureux, Stanislav Chouchkévitch a suivi de très brillantes études de physique. De 1960 à 1961, après sa première thèse (aspirantoura), il a travaillé à l’usine de radio de Minsk, où il aurait, dit-on, enseigné le russe à Lee Harvey Oswald qui, ayant fait défection en URSS, tuera, à son retour aux États-Unis, le président John Kennedy. Poursuivant ses recherches, Chouchkévitch est devenu, à moins de 40 ans, directeur du département de physique nucléaire à l’université de Biélorussie. Il était membre du PCUS depuis 1968 et inspirait confiance aux autorités : sans quoi il n’aurait pas eu de contacts avec un transfuge américain, et n’aurait pas eu la responsabilité d’un tel département. Il a poursuivi sa carrière, accumulant les responsabilités administratives et scientifiques, et les récompenses pour ses travaux.

L’entrée en politique pendant la perestroïka

En 1989, dans le contexte de la perestroïka, les autorités soviétiques ont rendu un peu plus démocratique l’organisation des élections au Soviet suprême d’URSS. Ainsi, pour la première fois, la pluralité des candidatures est possible, ce qui permet à des organisations sociales de présenter comme candidats des personnalités de la société civile. Chouchkévitch vient d’être écarté de la commission chargée d’enquêter sur l’explosion de Tchernobyl, car il a protesté contre le silence des autorités et leur volonté de minimiser les risques — il est en phase, sur ce plan, avec une large partie de la société biélorusse. Il est alors élu député, comme d’autres intellectuels partisans de la perestroïka : le physicien et dissident Andreï Sakharov, les historiens Iouri Afanassiev et Roy Medvedev, les écrivains Evguéni Evtouchenko et Iouri Kariakine, le chercheur Viatcheslav Ivanov, le journaliste Vitali Korotitch, etc. Au sein du Congrès des députés du peuple d’URSS, il rejoint le Groupe interrégional, que certains considéreront comme la première opposition parlementaire légale et dont font aussi partie des hommes aussi différents qu’Andreï Sakharov, Boris Eltsine ou le juriste Anatoli Sobtchak.

L’année suivante, les élections au niveau de chaque République sont un peu plus démocratiques encore que celles de 1989. Chouchkévitch est élu député du Soviet suprême de Biélorussie et, au sein de cette structure, premier adjoint du président. Cette année-là, comme Eltsine et d’autres, il quitte le PCUS. Quand un putsch, organisé par des dirigeants de l’armée et du KGB éclate en août 1991, le physicien s’oppose à ce coup de force. Celui-ci échoue et la Biélorussie déclare son indépendance le 25 août ; le 9 septembre, Chouchkévitch, entré en politique moins de trois ans plus tôt, est élu président du Soviet suprême de la Biélorussie indépendante. C’est à ce titre qu’il signe les accords de Bélovej. Dans les semaines qui suivent, les trois Républiques signataires sont rejointes, au sein de la CEI, par toutes les autres, sauf les trois États baltes et, pendant un temps, la Géorgie. À la suite de cela, Gorbatchev quitte, le 25 décembre, son poste de président d’une URSS qui n’existe plus.

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Les présidents ukrainien, bélarusse et russe — Léonid Kravtchouk, Stanislav Chouchkévitch et Boris Eltsine — après la signature des accords de Bélovej, en 1991. Photo : Iouri Ivanov / RIA Novosti

Le Bélarus indépendant

Le Bélarus a accordé en 1990 à la langue bélarusse le statut de seule langue étatique et a retrouvé depuis l’indépendance le drapeau blanc-rouge-blanc, associé à l’éphémère République populaire de Biélorussie de 1918. Le nouvel État proclame sa neutralité et renonce à l’arme atomique. À la tête du pays, Stanislav Chouchkévitch n’a pas la stabilité qu’aurait pu lui donner une fonction présidentielle — elle n’existe pas encore —, mais il tente de renforcer les bases juridiques de l’indépendance nationale. Il voudrait faire du Bélarus un pont entre l’Est et l’Ouest, et développe donc des relations avec l’Occident, sans pour autant renoncer aux collaborations avec la Russie et la CEI. Parallèlement, des réformes sont entreprises pour mettre sur pied une économie de marché, et Chouchkévitch insiste pour que son pays se rende indépendant de la Russie, y compris sur le plan énergétique.

Mais ces changements sont, économiquement et socialement, très difficiles. Une partie des élites précédentes sont restées en place et un débat conflictuel s’engage sur la Constitution à adopter et le type de régime à construire. Favorable à un régime parlementaire, Chouchkévitch est écarté de sa fonction de président du Soviet suprême, le 26 janvier 1994, par ses collègues députés, souvent encore liés à l’ancienne nomenklatura. Quelques mois plus tôt, Boris Eltsine a été confronté à une situation similaire et, pour rester à son poste, a envoyé des chars contre le Soviet suprême de Russie. Aujourd’hui encore, certains lui reprochent ce procédé, effectivement non démocratique. Le sort de Chouchkévitch et la suite des événements au Bélarus montrent les conséquences d’un choix différent : elles ne sont guère positives non plus.

Une élection présidentielle a lieu en juin 1994. Chouchkévitch y participe, mais n’obtient que 10 % des voix au premier tour, soit le quatrième score. Au second tour, c’est Alexandre Loukachenko, ancien président de kolkhoze et alors chef d’une commission anti-corruption, qui est élu avec 80 % des suffrages (44,82 % au premier tour). Il semble que les habitants du Bélarus, épuisés par les difficultés économiques, aient déjà été en proie à une forme de nostalgie pour la stabilité soviétique et n’aient pas adhéré au projet de Chouchkévitch : construire un État de droit, un pays indépendant et européen où les libertés individuelles seraient respectées.

Loukachenko rétablit les symboles soviétiques, à peine modifiés, et mène son pays d’une main de fer, tout en dépendant, pour l’essentiel, de l’économie et de l’énergie russes. De son côté, Chouchkévitch redevient simple député et crée un parti social-démocrate, Hramada (Société), qu’il dirige de 1998 à 2018, mais qui n’exerce pas une grande influence, même au sein de l’opposition. Invité par de prestigieuses universités, il voyage beaucoup et participe à des rencontres internationales. Privé par Loukachenko de la confortable pension en théorie due à un ancien président du Soviet suprême, il vit modestement, sans cacher qu’il déplore la dépendance dans laquelle son pays se trouve à l’égard de la Russie, et est de plus en plus considéré comme une autorité morale par la nouvelle génération de démocrates bélarusses.

Depuis l’été 2020, les rapports politiques se sont considérablement durcis au Bélarus. Une partie de l’opposition est en détention — dont Maria Kolesnikova, Siarheï Tsikhanoŭski qui voulait se présenter à l’élection présidentielle, et des centaines de jeunes — et une autre partie a été contrainte d’émigrer, dont Sviatlana Tsikhanoŭskaïa qui s’est présentée contre Loukachenko à l’élection présidentielle, à la place de son mari emprisonné. Chouchkévitch demeure le symbole des espoirs suscités par la perestroïka puis par l’indépendance, « le symbole aussi des possibilités manquées ».

Des occasions ratées

Son décès est l’occasion de réfléchir à ces chemins qui ont abruptement bifurqué, ce qui explique la situation très douloureuse dans laquelle se trouve actuellement cette partie de l’Europe. La création de la CEI avait permis, semblait-il, un « divorce » à l’amiable : contrairement à la Yougoslavie, l’URSS a disparu sans qu’aucune guerre, massive et généralisée (il y a eu des conflits armés locaux), accompagne cet éclatement. Mais aujourd’hui, l’attaque lancée par la Russie contre l’Ukraine fait des milliers de victimes. Par ailleurs, des « conflits gelés », en Géorgie et en Moldavie, résultats des guerres locales des années 1990, peuvent faciliter une extension, au-delà des frontières ukrainiennes, de la guerre déclenchée par le Kremlin.

Alors que la CEI aurait pu devenir une sorte d’Union européenne à l’est, favorisant les échanges commerciaux et la prospérité de tous, cela ne s’est pas fait : à partir de 2005, au lendemain des révolutions « de couleur » en Géorgie et en Ukraine, la Russie poutinienne a imposé à ces États des hausses de prix insensées pour le gaz. Il s’agissait de leur montrer qui possédait les ressources, et, donc, dans la conception poutinienne, qui avait le pouvoir. Y compris celui d’influer sur les choix géopolitiques de ses voisins. Par ailleurs, les sociétés russe et bélarusse n’ont pas pu, pas su ou pas voulu s’opposer à des pouvoirs de plus en plus autoritaires et liberticides. Le prix qu’elles doivent payer aujourd’hui est extrêmement lourd. Au Bélarus, comme en Russie, et, différemment, en Ukraine.

Politologue, historienne, slaviste, professeure à l'université Rennes II, directrice du département de russe de Rennes II, chercheuse au CERCLE (Nancy II). Travaille essentiellement sur les relations pouvoir-société-culture dans la Russie des XXe et XXIe siècles, et sur les questions d'influence de 1920 à aujourd'hui. Ses derniers ouvrages : Le Clan Mikhalkov. Culture et pouvoirs en Russie (1917-2017), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019 ; Les Réseaux du Kremlin en France, Paris, Les Petits Matins, 2016 ; La Fabrique de l’homme nouveau après Staline. Les arts et la culture dans le projet soviétique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016.

Notes

  1. Parmi les sources de cet article se trouvent les nécrologies publiées dans les éditions russophones de Forbes et de la Deutsche Welle, et dans la très officielle agence RiaNovosti :

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