Viatcheslav Trouch, prêtre en Ukraine orientale : « Il faut savoir entendre le chagrin humain »

Propos recueillis par Zara Mourtazalieva

Prêtre de l’Église grecque-catholique de Lozova, dans la région de Kharkiv (Ukraine orientale), Viatcheslav Trouch, historien de formation, décrit le quotidien de ses compatriotes pendant la guerre, et sa propre expérience de volontaire.

Pour de nombreuses personnes ayant grandi en Union soviétique, l’attaque russe contre l’Ukraine a été un véritable choc, une dissonance cognitive. Était-ce votre cas ?

Je ne dirais pas que cela a été un choc pour moi. Après tout, cette guerre a commencé en 2014. En tant qu’historien, je savais très bien que la Russie avait régulièrement agressé l’Ukraine (et d’autres pays) au cours de son histoire. Soit en l’attaquant ouvertement (au XXe siècle, avec la destruction de la République populaire d’Ukraine et la lutte contre l’Armée insurrectionnelle ukrainienne), soit en massacrant les Ukrainiens par la répression, le Holodomor et les déportations, soit en détruisant la culture ukrainienne par la stigmatisation de sa langue et de ses traditions.

Le déclenchement de la guerre était-il totalement inattendu pour la population ?

Non. De nombreux habitants de la ville s’étaient précédemment enrôlés dans la défense territoriale locale, comme les vétérans de la guerre de 2014 et les activistes de la société civile. Les autorités locales, quant à elles, ont mené des actions mémorielles, en particulier auprès des jeunes, afin de perpétuer la mémoire des personnes tombées dans la lutte contre les envahisseurs russes. Il existe dans notre ville un monument aux soldats ukrainiens qui ont défendu Lozova contre les communistes russes en 1917. De nombreuses actions patriotiques y ont été organisées.

Après le 24 février, qu’est-ce qui a changé ?

Personne ne s’attendait à ce qu’il y ait une telle explosion massive de patriotisme dans ma ville. Même des personnes qui n’avaient pas manifesté d’opinions patriotiques auparavant ont commencé à s’enrôler en masse dans les forces d’autodéfense, dans les forces armées régulières d’Ukraine et dans le mouvement des volontaires.

Pouvez-vous en dire plus sur le mouvement des volontaires ?

Ce sont des gens très différents les uns des autres, issus de divers groupes sociaux. Certains de ces militants ont déjà eu une expérience de volontariat en 2014. Les habitants de la ville et des villages environnants ont apporté massivement de la nourriture, des médicaments, des vêtements, des chaussures, du matériel de construction, etc. Des groupes de volontaires ont commencé à fabriquer des filets de camouflage et des cocktails Molotov et à préparer de la nourriture pour les militaires et les combattants de la défense territoriale. La coordination se fait dans des chats sur Internet. C’est ainsi qu’on peut participer rapidement à une collecte de médicaments ou de fonds pour les besoins militaires ; on peut aussi aider à décharger un véhicule d’urgence contenant de l’aide humanitaire, à trouver un logement ou un moyen de transport pour les réfugiés, à retrouver des connaissances disparues, à s’informer sur le début et la fin des alertes aériennes, etc.

Comment les autorités locales ont-elles réagi à la guerre ?

Dans les premiers jours de la guerre, un rassemblement patriotique a été organisé à Lozova, au cours duquel nos autorités ont clairement affirmé leur position pro-ukrainienne. Malheureusement, il y a eu également de la trahison de la part des dirigeants de certaines localités de la région de Kharkiv (Koupyansk, Balakliya). À Koupyansk, avant même la guerre, le maire a empêché la création d’une force d’autodéfense des patriotes locaux et a ensuite soutenu les occupants. Les gens voulaient donc entendre clairement que les autorités de Lozova étaient pro-ukrainiennes. Par la suite, malgré les attaques de roquettes, malgré les sirènes d’alarme constantes et les destructions, les autorités ont organisé le bon fonctionnement des services sociaux et communaux, l’enlèvement des gravats dus aux bombardements et le maintien d’une vie normale. Malgré les sirènes et les menaces, on a même commencé à planter des fleurs dans la ville.

Qu’en est-il de la menace militaire ? Comment s’est-elle manifestée ?

D’abord par une frappe aérienne, dès le premier jour. Ensuite, il y a eu une menace d’occupation par des colonnes de chars qui avançaient dans les zones voisines (Balakliya), puis des frappes de missiles et des raids aériens quotidiens, de jour comme de nuit.

Quelle est l’ampleur de la destruction ?

Il s’agit d’infrastructures, d’immeubles et de pavillons particuliers, de civils morts ou blessés. Le 6 mars, notre gare a été touchée. Un grand nombre de personnes (notamment des enfants) devaient être évacuées par un train spécial. Et juste à ce moment-là, des missiles ont frappé. Il aurait pu y avoir une tragédie comme celle de Kramatorsk. Dieu merci, il n’y a pas eu de morts. Un homme a été blessé par des éclats de verre. La police locale a évacué d’urgence les personnes de la gare. Mais le pont, les wagons et la voie ferrée ont été endommagés. Et dans la nuit qui a suivi, une autre frappe a eu lieu. Des missiles se sont à nouveau abattus sur la gare et la zone résidentielle. Après cela, les gens ont quitté la ville en masse, les rues ont été désertées. Mais notre armée ukrainienne tient très bien le coup. Quant aux Russes, ils ont torturé et brûlé la famille d’un fermier dans un district voisin. Des passagers dans des trains d’évacuation vers l’Ouest ont été écrasés. Des personnes sont même mortes en chemin à cause de la chaleur insupportable.

Que pensez-vous des nombreux prêtres en Russie qui bénissent et soutiennent la guerre en Ukraine ?

Non seulement en Russie, mais aussi en Ukraine, de nombreuses églises et des monastères du patriarcat de Moscou se sont « rangés » derrière la position du patriarche, en rejetant l’indépendance, l’histoire et la culture ukrainiennes, ainsi qu’une orientation pro-européenne en matière de politique étrangère. En Russie, l’Église s’est transformée en instrument du régime, et derrière l’idéologie chauvine de ce dernier, les enseignements du Christ ne sont plus visibles. L’appât du gain et du pouvoir amène l’Église à pratiquer la haine des autres (nations, religions, dissidents en général) en dissimulant une misère spirituelle derrière les coupoles dorées de nouvelles églises. À mon avis, la bénédiction sacerdotale du mal et le silence sur les horreurs commises par l’armée russe (en violation de tous les commandements) placent les prêtres pro-russes en dehors de l’Église chrétienne, en dehors des croyants en général : ils deviennent des ministres du mal.

Vous avez dit que vous vous attendiez à une attaque russe. Auriez-vous également anticipé les atrocités commises par les troupes russes en Ukraine ?

Une scène de Hadji-Mourat de Léon Tolstoï me vient à l’esprit. Il décrit un village de montagne tchétchène mis à sac. Un enfant est tué, une fontaine et une mosquée sont vandalisées, un rucher est détruit. Des actions similaires de la part des Russes ont été enregistrées pendant la lutte contre l’État ukrainien (1917-1921), lors de l’entrée de l’Armée rouge en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, et plus tard, notamment en Tchétchénie. En 1941, lors du retrait des troupes soviétiques, des meurtres de masse et des tortures commises par les ancêtres des rachysty ont touché de nombreuses localités ukrainiennes, comme Lviv, Vinnitsa, Loutsk, Tchortkiv, Kharkiv et d’autres. Autrement dit, de telles atrocités s’étaient déjà produites et on pouvait donc s’attendre à ce que les occupants s’y livrent à leur tour. La seule chose qui était inattendue, c’est l’ampleur de la violence et des abus sexuels de masse, y compris sur des enfants, et de manière délibérée devant les parents et les maris.

Quelle est la situation actuelle dans votre ville ?

Dans la région de Kharkiv, l’évacuation de Lozova et Barvinkové a été annoncée. Environ 60 000 personnes sont parties. À proximité se trouve la désormais tristement célèbre ville d’Izyoum, pratiquement détruite, à partir de laquelle les troupes russes progressent vers Barvinkové et Sloviansk. Lozova n’est pas loin et il est possible que les Russes tentent de l’attaquer. Le risque d’attaques de missiles est également élevé. Mais les militants volontaires, les autorités et les services publics restent à Lozova. Et, bien sûr, la ville est défendue par des soldats ukrainiens.

Comment vivent les gens qui restent dans la ville ?

Eh bien, aujourd’hui, ils plantent des jardins potagers, malgré la menace aérienne. La ville semble déserte, mais les magasins sont ouverts, le marché est ouvert. Les prix ont augmenté, mais vous pouvez acheter des produits de première nécessité.

Il y a de l’aide humanitaire, n’est-ce pas ?

Oui, l’aide provient de plusieurs sources. Du président de l’Ukraine, des autorités de Kharkiv, des donateurs étrangers, en particulier du pape et de la fondation caritative Caritas. Quant aux habitants, ils s’entraident pour la nourriture, les médicaments, les transports et le logement.

Quel est l’état d’esprit de la population locale ?

Malgré les pertes humaines et la destruction, nos militaires et nos militants sont convaincus que l’Ukraine va gagner. La haine des occupants unit les jeunes et les moins jeunes. Quant aux réfugiés, ils rêvent de pouvoir rentrer chez eux.

En tant qu’Ukrainien, vous détestez sûrement les Russes, alors que le prêtre que vous êtes doit parler de Dieu, de la grâce et du pardon. Comment faites-vous face ?

En plus d’être un prêtre, je suis aussi un historien. J’étudie le XXe siècle en Ukraine, en particulier le Holodomor, les répressions, la lutte des Ukrainiens contre les envahisseurs, notamment les Russes. Quand j’interrogeais des personnes âgées pour les faire parler de leurs expériences, c’était très difficile psychologiquement. Surtout lorsque j’ai interrogé ma grand-mère, une paysanne du sud de la région de Kharkiv, sur le Holodomor. Son père a été déporté, la famille (la mère et sept enfants) a été expulsée de sa maison, et leur vache a été confisquée. Des Russes venus de la région de Smolensk se sont installés dans cette maison. Lorsque la mère est allée leur demander du lait pour son enfant, les nouveaux « propriétaires » l’ont repoussée en la frappant à la poitrine et en lui disant : « Va-t’en, koulak ! » Puis la faim s’est installée car les soviets ont confisqué toutes les denrées alimentaires. De toute la famille, seules ma grand-mère et sa mère ont survécu. Les autres ont été enterrés dans une fosse commune. Puis le sol a bougé, mais il n’y avait plus de forces pour creuser… Quand ma grand-mère le racontait, elle tremblait, pleurait… Je ne lui ai plus jamais posé de questions à ce sujet.

Au début de la guerre, j’avais déjà un mécanisme de défense psychologique grâce à mon expérience de prêtre. Il est nécessaire de se protéger derrière un « mur » transparent. Sinon, de telles tragédies vous écrasent psychologiquement : vous ne pouvez ni écouter, ni réconforter, ni soutenir personne, et vous risquez alors de vous laisser aller à la déception, à l’alcool, au suicide… Je ne peux pas dire que j’arrive toujours à garder du recul. Parfois, le sens de la tragédie vient plus tard, de manière inattendue…

Je déteste l’ennemi qui est venu pour tuer, détruire, souiller tout ce qui est ukrainien. Les militaires russes ont violé et assassiné des enfants, des adultes. Il y a quelques jours, un missile a frappé directement le musée de notre philosophe Hryhoriy Skovoroda. Ils ont même bombardé des cimetières. Tout est détruit, les gens, les souvenirs. Oui, il y a de la haine en moi. Le prêtre est une personne vivante, et lui aussi se pose des questions sur Dieu, la miséricorde et le pardon…

Pour pouvoir apporter des réponses aux autres, le prêtre doit les avoir en lui-même. Quand la mère d’une victime vient et dit : « Ouvrez le cercueil, ce n’est pas lui », mais vous savez que c’est bien son fils, un corps déchiqueté… Quand un homme vient et parle de ses enfants torturés et assassinés… Parfois, il faut d’abord garder le silence. Pour entendre le chagrin humain. Et celui de Dieu. Et ensuite, trouver des mots, pour les autres, pour vous-même, pour Dieu…

Journaliste tchétchène, elle fut arrêtée arbitrairement en 2004, à Moscou, et condamnée à huit ans et demi de pénitencier en Mordovie, malgré la mobilisation des médias et d’organismes de défense des droits de l’homme russes et internationaux. Libérée en 2012, après avoir purgé intégralement cette peine, elle a obtenu l’asile politique en France et a raconté son expérience carcérale dans un ouvrage, publié en 2014, *Huit ans et demi !* (aux éditions Books).

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