L’autre offensive russe

Devant la situation, périlleuse pour elle, que représente la condamnation occidentale unanime de la guerre en Ukraine, la Russie a lancé une nouvelle « opération spéciale », cette fois au sein des pays occidentaux. Elle a mobilisé en bloc à la fois ses relais médiatiques et son réseau d’agents d’influence au sein des décideurs.

Il y a quelques jours les pays occidentaux, enfin unis, semblaient rivaliser pour aider l’Ukraine, offrir des armes et une assistance illimitée. En Ukraine, l’offensive russe s’enlisait, et il était clair que bientôt la supériorité numérique russe serait contrebalancée par les nouvelles armes livrées par les pays occidentaux à l’Ukraine, et que l’Ukraine pouvait même espérer passer à la contre-offensive, libérer des territoires en voie d’annexion par la Russie.

Le conseiller de Zelensky Oleksiy Arestovytch débordait d’optimisme : « Des changements tectoniques sont à l’œuvre. […] Nous assistons au réveil de l’Occident. […] Pour être franc, avant ce conflit, j’avais déjà fait mon deuil de l’Occident. Je ne pensais pas qu’il pourrait exprimer autre chose que sa “vive inquiétude” et nous tendre quelques aumônes. Pourtant, il s’est réveillé : la mort de l’Occident n’a pas eu lieu, je peux cesser mon deuil. On le voit s’ébrouer pour se débarrasser de toutes les lourdeurs qu’il a accumulées pendant des décennies de paix. »

Devant cette situation périlleuse pour elle, la Russie a lancé une nouvelle « opération spéciale », cette fois au sein des pays occidentaux. Elle a mobilisé en bloc à la fois ses relais médiatiques et son réseau d’agents d’influence au sein des décideurs. Car le Kremlin, sentant que le temps travaille contre lui, donne maintenant la priorité à la reconnaissance par les Occidentaux et les Ukrainiens de ses conquêtes en Ukraine. Comme l’écrit Andreï Kortounov, le président du Conseil russe des affaires internationales : « Au moment où les deux parties arrivent à la conclusion qu’elles peuvent faire plus à la table des négociations que sur le champ de bataille, la participation active de tiers à une médiation peut jouer un rôle positif. »

Les buts de cette opération sont évidents : 1) casser le front uni des Européens et des Américains ; 2) torpiller les livraisons d’armes à l’Ukraine.

Voyons d’abord les grands thèmes de l’offensive médiatique. En Europe, il s’agit d’abord de persuader que l’on est en présence d’une « guerre américaine », « qui n’est pas la nôtre ». Pour les États-Unis, l’Ukraine est un terrain d’affrontement comme un autre ; pour la Russie, le contrôle de l’Ukraine est d’une importance vitale. L’attitude jusqu’au-boutiste des États-Unis risque de nous entraîner dans une troisième guerre mondiale. « Quant aux réseaux sociaux, s’y répand l’idée que derrière le soutien aux Ukrainiens se cachent les desseins cyniques des États-Unis prêts à tout pour faire tourner leur industrie de défense. En d’autres termes, nous autres Européens serions les dindons d’une nouvelle farce américaine », note Laure Mandeville qui analyse avec finesse les ramifications de ce bourrage de crâne en France. Cette ligne de propagande mise au fond sur le provincialisme des Européens, en les incitant à oublier que les enjeux de la guerre russo-ukrainienne sont bien plus graves pour eux que pour les États-Unis, car le Kremlin ne cache nullement que l’Ukraine n’est qu’un tremplin vers le reste de l’Europe.

Deuxième thème, lancé simultanément aux États-Unis et en Europe : il faut prendre en compte le risque d’escalade, notamment nucléaire, mettre fin au conflit en laissant une « porte de sortie » à Poutine, autrement dit forcer l’Ukraine à entériner de nouvelles annexions russes de son territoire. Imagine-t-on que l’on ait préconisé en mars 1945 de laisser l’Alsace-Lorraine à Hitler pour éviter de lui faire « perdre la face » ?

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François Mitterrand en visite à Moscou en 1984. Image tirée d’un reportage soviétique

Après la préparation par l’artillerie médiatique, on passe à l’offensive politique. La Russie a entrepris de travailler les maillons faibles de la coalition occidentale, de ressusciter le funeste « format de Normandie » qui avait abouti aux accords de Minsk 1 et 2. L’idée de ce Minsk 3 est la même qu’auparavant : mobiliser les Français et les Allemands pour qu’ils contraignent l’Ukraine à accepter le diktat russe, c’est-à-dire à reconnaître les amputations de son territoire et à hypothéquer sa souveraineté. Une fois de plus, c’est à la France que se voit confier le rôle de fourrier de l’influence russe en Europe.

Le président français répond présent à l’appel. Il déclare le 9 mai à Strasbourg au cours d’une conférence de presse au Parlement européen que, pour mettre fin à la guerre menée en Ukraine par l’armée russe, la paix devra se construire sans « humilier » la Russie : « Nous aurons demain une paix à bâtir, ne l’oublions jamais. Nous aurons à le faire avec autour de la table l’Ukraine et la Russie […] Mais cela ne se fera ni dans la négation, ni dans l’exclusion de l’un l’autre, ni même dans l’humiliation. » Le président français a assez parlementé avec Poutine pour savoir que le seul accord auquel on puisse parvenir avec ce dernier est la capitulation. Le souci de ne pas humilier l’Ukraine en entérinant les annexions russes semble nettement moins présent chez lui que la préoccupation de ménager l’agresseur.

Mais il y a pire. Un peu plus tôt, au cours d’un discours, Emmanuel Macron a déclaré : « Quand la paix reviendra sur le sol européen, nous devrons en construire les nouveaux équilibres de sécurité » sans « jamais céder à la tentation ni de l’humiliation ni de l’esprit de revanche ». Autrement dit, il faut passer l’éponge sur l’expérience acquise à si grand prix ces derniers mois, remettre les compteurs à zéro et non seulement renouer avec la Russie le business as usual mais lui accorder un droit de regard dans la sécurité européenne, car c’est ainsi que l’on doit comprendre « les nouveaux équilibres de sécurité ». Gageons que bientôt le président Macron appellera, comme en 2018, à instaurer une « relation de confiance » avec la Russie sur la base des « valeurs partagées » ! En Ukraine, on a flairé le danger. Zelensky s’exprime diplomatiquement : « Il ne faut pas chercher une porte de sortie pour la Russie, et Macron le fait en vain. Je crois qu’il a une excellente expérience : jusqu’à ce que la Fédération de Russie elle-même veuille et comprenne qu’elle en a besoin, elle ne cherchera aucune issue. » Le président ukrainien a souligné qu’il n’était pas très correct d’offrir des concessions au détriment de la souveraineté ukrainienne afin de sauver la face à Poutine.

Hélas, le catalogue des fleurs offertes à Moscou par le président français ne s’arrête pas là. Il a fallu encore annoncer que l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne est remise aux calendes ! Et ce, juste au moment où Moscou annonce son revirement sur cette question : alors qu’en mars la Russie semblait accepter qu’une Ukraine tronquée soit admise dans l’UE en prix de consolation, elle vient de faire savoir qu’elle y est désormais opposée, l’UE étant trop proche de l’OTAN. On imagine l’effet de ces propos à Kyïv. Le blogueur ukrainien Vadim Zaïdman l’exprime fort bien : « Cette attitude complaisante de Macron […], le refus de riposter contre l’agresseur pour les crimes contre l’humanité commis, pour le génocide du peuple ukrainien, et de surcroît, le désir de construire après la guerre la sécurité européenne avec la Russie — tout cela est sidérant. De plus, prendre de telles initiatives maintenant, en pleine guerre, c’est porter un coup en dessous de la ceinture à l’Ukraine combattante, couverte de sang, un coup d’autant plus ignoble qu’elle se bat seule pour tous, pour ses libertés et les vôtres, y compris celles de la France. »

Le deuxième volet de l’offensive russe, le sabotage des livraisons d’armes à l’Ukraine, a remporté quelques succès. L’Allemagne retarde le transfert des canons automoteurs Gepard à l’Ukraine. Le sénateur républicain Rand Paul a bloqué l’adoption accélérée par le Sénat américain d’un projet de loi visant à allouer un ensemble d’aides supplémentaires à l’Ukraine d’un montant d’environ 40 milliards de dollars. Rand Paul s’était déjà fait remarquer pour ses prises de position qui reprenaient l’argumentation poutinienne justifiant l’agression russe contre l’Ukraine : le soutien américain à l’Ukraine était selon lui la cause de l’intervention russe. Ces retards sont précieux pour Moscou alors que l’armée russe cherche à avancer le plus loin possible en Ukraine, malgré la résistance héroïque des forces ukrainiennes.

L’orchestration parfaite de cette « opération spéciale » contre l’Occident, le changement de tactique de l’armée russe en Ukraine nous conduisent aux conclusions suivantes. Malgré l’affaiblissement évident de Poutine et les progrès de son mal, une main ferme tient les rênes du pouvoir à Moscou. Il ne s’agit pas que de l’Ukraine. L’Ossétie du Sud vient d’annoncer la tenue d’un référendum en vue de son rattachement à la Russie. Le noyau tchékiste du régime poutinien semble parfaitement capable de prendre la relève au cas où Poutine devrait s’effacer pour des raisons de santé, surtout si la complaisance des Occidentaux lui offrait une victoire sous couleur de « laisser Poutine sauver la face », en l’autorisant à annexer plus de 40 % du territoire ukrainien, conférant de la sorte une prime à l’agresseur. Un pareil succès raffermirait le régime et l’encouragerait à poursuivre son projet impérial, au grand dam de l’Europe.

Nous devons au contraire prendre en compte les leçons de l’histoire. Autant les victoires militaires ont été néfastes pour la Russie, autant les défaites ont été salutaires. Toutes les grandes réformes de l’Empire russe ont été déclenchées par des revers militaires. Les Russes doivent prendre la pleine mesure du désastre que représente le poutinisme pour leur pays. Pour cela l’Occident doit demeurer ferme et uni, maintenir les sanctions et miser sur la victoire de l’Ukraine. Il est vrai qu’il faut trouver un remède au sentiment d’humiliation des Russes, mais pour cela on ne doit pas se tromper sur ses causes.

Ce sentiment d’humiliation vient non pas des soi-disant offenses infligées à la Russie par les Occidentaux, mais des expériences vécues par les Russes à l’école, dans l’armée et dans la vie quotidienne. Les Russes se sentent traités comme des esclaves par les autorités qui les dominent, et pour se venger ils cherchent à humilier à leur tour ceux qu’ils perçoivent comme plus faibles. Le meilleur moyen de mettre fin à ce cercle vicieux est d’aider les Russes à démanteler le régime autocratique qui les maintient dans la servitude et l’abrutissement, et à construire un État de droit — et non de ménager l’amour-propre du Kremlin. Il faut encourager la Russie à sortir du poutinisme au lieu de chercher à tout prix à préserver ce régime au détriment de ses voisins et de toute l’Europe. Depuis plusieurs années, Poutine s’efforce d’enchaîner ses successeurs à sa politique de confrontation avec l’Occident. L’annexion de la Crimée répondait déjà à cet objectif : créer une situation de non-retour barrant la route à une normalisation des relations avec les démocraties. Une amputation plus considérable de l’Ukraine pérennisera la guerre froide entre la Russie et l’Occident, et c’est là sans doute l’objectif principal du dictateur vieillissant. Mais est-ce vraiment ce que nous voulons ?

L’offensive russe en Occident semble pour l’instant n’avoir eu qu’un succès limité. Le 14 mai, le G7 a déclaré qu’il ne « reconnaîtra jamais » les frontières que la Russie veut imposer par la force en Ukraine. L’aide américaine et européenne continue d’affluer en Ukraine. Mais les lignes de faille dans « l’Occident collectif » affleurent à nouveau. La France relance son funeste mot d’ordre des années 1990, « ne pas humilier la Russie », qui s’est traduit par une politique d’appeasement du Kremlin pendant plus de vingt ans, avec le résultat que nous voyons aujourd’hui. L’Allemagne hésite, vacillant sous le poids du lobby prorusse. Dans l’Europe nouvelle qui est en train de se former sous nos yeux, la France et l’Allemagne vont se retrouver isolées et suspectes à cause de leurs penchants kremlinophiles, comme le montre déjà le vote de l’Eurovision. La France surtout, aveuglée par son obsession antiaméricaine, risque de ne pas voir le bouleversement qui est en train de s’opérer, exactement comme à l’époque de Gorbatchev elle souhaitait le maintien de l’URSS1 : « L’hégémonisme américain : autre raison, en 1985, de retrouver, à l’est de l’Europe, un contrepoids, un partenaire fréquentable, fort et équilibrant », écrivait Hubert Védrine2.

Après avoir rencontré le président français le 25 novembre 1988, Gorbatchev fait une analyse pertinente devant le Politburo : « Mitterrand n’essaye pas de nous éloigner de la RFA ou de l’Italie. Tout cela nous donne une plus grande marge de manœuvre sur le continent européen. Il voit que les Américains nous cherchent noise en Europe de l’Est. Il nous dit en substance : unissons ensemble l’Europe. On sent qu’il a une dent contre les États-Unis. Les Français collaborent étroitement avec Kohl, mais le chauvinisme français est toujours là3» Le 10 septembre 1989, Mitterrand commence à être pris de panique devant les signes de délitement dans le bloc communiste : « Combien de temps Gorbatchev va-t-il tolérer cela ? C’est le désordre dans le Pacte de Varsovie. Entre ce que me déclare Gorbatchev et ce qu’il fait, le fossé se creuse. À croire que son pouvoir est bien moindre que ce qu’il dit4» Rappelons que, le 21 décembre 1989, la France signe un accord de coopération économique avec la RDA… pour cinq ans ! Voilà à quels sommets d’aveuglement mènent les partis pris enracinés dans la diplomatie française.

Nous citons ces exemples car les récentes initiatives du président Macron nous semblent révéler la même cécité et pour les mêmes raisons. Le russocentrisme l’empêche de voir que l’Europe centrale et orientale est en train de se recomposer et de devenir un ensemble dynamique qui va compter dans l’Union européenne. L’Ukraine y aura sa place. Son adhésion à l’UE résoudra le problème de la sécurité européenne plus sûrement que tous les pactes du monde avec la Russie. En effet, l’Ukraine apportera en dot à l’Union européenne une armée capable de se battre et de se faire respecter. Si les pays européens consentent en même temps à un effort conséquent d’armement, l’UE, appuyée sur un pilier atlantique (les États-Unis et l’OTAN) deviendra enfin une Europe puissante, capable de tenir la dragée haute aux dictateurs. Les Russes l’ont compris : de là leur veto à une intégration de l’Ukraine à l’UE. Le centre de gravité est en train de se déplacer en Europe. Une Ukraine indépendante et forte tournée vers l’Ouest renforcera l’Europe centrale et orientale et, qui sait, persuadera un jour les Russes que la liberté pour soi est préférable à la domination sur autrui.

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, enseigne l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

Notes

  1. Françoise Thom, La Marche à rebours, Sorbonne Université Presses, 2021, p. 523-539.
  2. Hubert Védrine, Les Mondes de François Mitterrand, Fayard, 1996, p. 374.
  3. Archives de la Fondation Gorbatchev.
  4. Jacques Attali, Verbatim III, 1re partie : 1988-1989, Fayard, 1995, p. 382.

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