L’Europe doit reconnaître l’état de guerre

Habitués au temps de paix de l’après-1945, les politiciens européens refusent de considérer la guerre comme un état appelé à durer, comme un processus doté de sa propre dynamique politique, sociale et économique. Cela engendre une myopie stratégique et une confusion tactique, écrit l’analyste géorgien Jaba Devdariani.

L’Union européenne est une alliance pacifique — pourtant, elle fut le fruit du travail de personnes qui connaissaient intimement la guerre. Ils ont compris qu’une revendication morale et politique du « plus jamais ça », qui a retenti après la fin de la Première Guerre mondiale, s’est avérée insuffisante pour apporter une paix durable. Au lieu de cela, ils ont choisi de créer un système sous-jacent d’interdépendance économique en matière de ressources stratégiques (le charbon et l’acier, en premier lieu), qui, avec le temps, a donné naissance à une superstructure politique finement ajustée pour décomposer en petits morceaux les éléments qui attisaient les conflits afin qu’ils puissent être pour ainsi dire digérés par les institutions européennes, sans engendrer d’hostilités armées.

Le système politique qui en résulte a apporté une période de paix considérable à l’ouest du continent. On est tenté de penser que la nature obscure, lente et technique de l’UE n’est pas un problème, mais une caractéristique : il est peu probable que des disputes sur la forme d’une banane ou la taille d’un anchois dégénèrent en conflit militaire. Pourtant, cette « paix bureaucratique » a également engendré une génération de personnalités politiques qui n’avaient pas l’habitude de penser à la guerre en tant que processus politique, économique et social, et — surtout — qui n’imaginaient pas qu’elle puisse se produire sur leur propre territoire.

Le mantra européen tant répété selon lequel « il n’y a pas de solution militaire aux conflits » est profondément trompeur : bien sûr, toutes les « solutions » aux conflits interétatiques et même intra-étatiques sont de nature politique. Mais les guerres — les actions militaires — créent des conditions qui rendent certains types de résultats plus probables que d’autres. Par conséquent, en soutenant les récits interprétatifs du Kremlin et en maintenant sans résolution les conflits gelés dans le voisinage de la Russie, l’Union européenne est devenue un ensemble souvent inepte devant les « solutions militaires » imposées par Moscou.

C’est le prix que l’Europe occidentale a payé pour le maintien de la mentalité de paix : elle a échangé de l’espace à la périphérie de l’Europe contre le temps indispensable à son moteur central pour engendrer de la puissance économique. Cela lui a donné la résilience nécessaire pour, espérons-le, dépasser toute opposition sans jamais avoir à entrer dans un conflit armé, d’autant plus que la note de la réassurance militaire a été payée par les États-Unis.

Toutefois, comme le démontre la guerre en Ukraine, il est difficile de prétendre être en paix lorsque l’adversaire vous fait la guerre. Bien que près de trois mois se soient écoulés depuis l’invasion brutale et totale de l’Ukraine par la Russie, de nombreux dirigeants européens parviennent encore à affirmer dans une même phrase que « la guerre est revenue en Europe » et que « nous ne sommes pas en guerre ». Cette déclaration aurait été répréhensible si elle était fourbe, mais elle est dangereuse, car la croyance est souvent sincère.

Comme le montre le soi-disant « plan de paix » apparemment suggéré par l’Italie et les ouvertures continues du président Emmanuel Macron et du chancelier Olaf Scholz à l’égard du Kremlin, les dirigeants d’Europe occidentale ne peuvent s’empêcher de se projeter dans la période de « l’après-guerre » — car la guerre est pour eux une aberration, tandis que la paix est normale. Non seulement il s’agit d’une croyance étayée par une mémoire historique très sélective, mais elle est aussi en décalage dangereux avec l’état d’esprit de leur adversaire. Pour M. Poutine, sa clique de siloviki et, malheureusement, de nombreux Russes ordinaires, la guerre est une constante, tandis que la paix est une période pour s’adapter, se regrouper et contre-attaquer.

Pour devenir plus efficaces dans les discussions avec Poutine et pour parvenir à une paix durable, les dirigeants européens devraient cesser de se projeter vers « l’après-guerre », mais se concentrer d’abord sur une situation dans laquelle nous sommes maintenant — la situation de guerre. Comme l’indique l’immense corpus de recherches, la guerre est l’un des états les plus historiquement ordinaires de l’existence sociale humaine, et c’est un processus qui crée ses propres systèmes d’incitation. Ce n’est pas parce que la plupart de ces recherches ont été menées sur d’autres continents que nous, Européens, sommes à l’abri de leurs conclusions ou les ignorons.

Les effets socio-économiques de la guerre se manifestent le plus clairement par le flux massif de réfugiés. Les Européens voient encore ce phénomène essentiellement à travers le prisme de la charité, mais les effets risquent d’être durables. Les précédentes vagues de réfugiés en provenance de Russie et de l’est de l’Europe ont profondément affecté le monde occidental, et pas seulement de manière négative — pensez à tous les artistes et écrivains qui ont fui la révolution russe pour enrichir ce que nous reconnaissons comme la culture européenne. Les réfugiés ukrainiens, qui s’installeront probablement en Europe centrale et orientale, auront sans doute une incidence sur la démographie et pourraient même rajeunir les économies, qui s’essoufflent après le départ de nombreux jeunes et de professionnels à la recherche d’une vie meilleure en Europe occidentale.

Mais il y a aussi d’autres effets. Les pénuries alimentaires sont une autre préoccupation urgente, et cela pourrait encore obliger l’Europe à prendre des mesures militaires pour rétablir l’approvisionnement en céréales par la mer Noire — après tout, il y a un devoir purement humanitaire à le faire. Laisser le Kremlin exiger des concessions sur les sanctions en échange de la levée du blocus céréalier qu’il a lui-même imposé serait la preuve la plus flagrante de l’ignorance de la réalité de la guerre qu’il mène.

Ensuite, il y a l’industrie militaire. L’Ukraine consomme déjà massivement des fournitures militaires, et de nouveaux investissements substantiels dans le réarmement du flanc oriental se multiplient déjà au cœur de l’Europe. Cela affectera la structure de l’économie. Après tout, la technologie militaire a été le moteur du progrès économique en Europe pendant des siècles et les fournisseurs militaires français et allemands voient leurs listes de commandes se remplir rapidement. L’industrie militaire en temps de guerre a besoin, comme l’a ironiquement noté un analyste militaire français, non pas de « chefs-d’œuvre uniques de l’art artisanal », mais d’armes modernes produites en masse. Elles pourront donner à l’Europe l’avantage nécessaire dans les conflits conventionnels et seront en quantités suffisantes pour dissuader le Kremlin.

Enfin, les pays d’Europe centrale et orientale qui ont déjà la guerre à leur porte modifieront leurs structures incitatives en conséquence et de façon spectaculaire. La perception de la guerre modifie les attitudes à l’égard de l’investissement et jette un regard complètement différent sur la rationalité. L’Autriche, pays d’Europe centrale par excellence, a supprimé ses abris antiaériens à la fin des années 1980, pour voir, quelques années plus tard, une guerre de type Seconde Guerre mondiale se dérouler à seulement 500 kilomètres de sa frontière.

Pour un Italien ou un Français faisant carrière, par exemple, dans le secteur bancaire, l’idée d’être enrôlé dans l’armée est encore lointaine, farfelue et peut-être même scandaleuse. Leurs collègues polonais ou tchèques voient peut-être déjà les choses bien différemment. Ils voient également l’avenir de leurs enfants sous un jour très différent qu’avant le 24 février. Ces mentalités et ces choix affecteront les systèmes politiques démocratiques. Pensez à la Suisse ou à la Finlande pendant la Seconde Guerre mondiale. Comment l’Europe réagirait-elle — ou devrait-elle réagir — à un Mannerheim [Carl Gustaf Emil Mannerheim (1867-1951), chef militaire puis président de la Finlande, NDLR] ukrainien ou polonais lors de la réunion du Conseil européen ? Beaucoup se sont moqués d’Emmanuel Macron pour avoir porté un sweat à capuche avec l’insigne des forces spéciales quelques semaines après l’invasion russe, mais combien de temps faudra-t-il attendre avant de voir un dirigeant d’Europe occidentale revêtir l’uniforme pour de bon ?

Autant de questions et d’incitations fondamentales que la guerre a déjà créées. Elle en créera d’autres. L’Ukraine est actuellement le rempart de l’Europe et la première ligne de défense. Ignorer ce simple fait est déjà en train de déchirer l’Europe — comparez les alliances britannique, polonaise et nordique, qui sont de plus en plus sur le pied de guerre, avec les plans de paix de Rome, Paris et Berlin. Le premier pas que les hommes et femmes politiques devraient faire pour mettre fin à cette guerre est d’admettre sa réalité.

Les dirigeants ont la responsabilité de dire à leurs citoyens que ces changements persisteront jusqu’à ce que la guerre que M. Poutine mène contre l’Europe — et non contre l’Ukraine ou le gouvernement de M. Zelensky — soit gagnée. L’acceptation de la réalité de la guerre contre l’Europe et l’objectif d’une victoire collective doivent être pris en compte dans la prise de décision des dirigeants européens avant de tendre inconsidérément — simplement parce que la paix a une valeur morale positive — le rameau d’olivier à M. Poutine et surtout avant de demander à l’Ukraine de céder « son » territoire pour « notre » paix. La Russie est en guerre contre l’Europe. Cette dernière ne peut pas aspirer à la paix sans d’abord accepter ce fait.

Jaba Devdariani est cofondateur (en 2001) et rédacteur en chef de Civil.ge, le magazine d'information et d'analyse de la Géorgie. Il a travaillé comme fonctionnaire international en Bosnie-Herzégovine et en Serbie de 2003 à 2011 et consulte les gouvernements et les institutions internationales sur la gestion des risques et la résolution des conflits. Il est diplômé de la Fletcher School of Law and Diplomacy.

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