Ukraine : le nœud orthodoxe

Quelle est la situation actuelle de l’orthodoxie en Ukraine ? Quelle incidence l’invasion russe a-t-elle sur cette grande communauté de croyants ? Yves Hamant, slavisant et spécialiste des matières religieuses, l’explique en essayant de démêler le nœud d’une histoire complexe.

Il y a en Ukraine deux Églises orthodoxes.

L’une est l’Église orthodoxe d’Ukraine autocéphale, c’est-à-dire indépendante, née en 2018 précisément de l’autocéphalie que lui a reconnue le patriarche de Constantinople. Rappelons que l’Église orthodoxe est constituée d’une quinzaine d’Églises dites autocéphales (étymologiquement : ayant leur propre tête), indépendantes les unes des autres, mais reconnaissant la primauté du patriarche de Constantinople, aujourd’hui Bartholomée, avec certaines prérogatives, dont, en principe, celle d’arbitrer les différends pouvant surgir entre elles.

Opposé à cette décision, le patriarcat de Moscou a rompu sa communion avec celui de Constantinople, autrement dit, il ne reconnaît plus la primauté de Constantinople, que depuis longtemps il voulait réduire à une simple distinction protocolaire.

Pour l’instant, cette Église orthodoxe d’Ukraine autocéphale n’est encore reconnue que par quelques-unes des Églises autocéphales existantes. Ses évêques sont issus d’une Église orthodoxe apparue après l’indépendance de l’Ukraine et ne jouissant auparavant d’aucune reconnaissance dans le monde orthodoxe. La validité de leur ordination est contestée et sans doute effectivement contestable pour certains d’entre eux. Elle a pour primat le métropolite Épiphane. (Pour simplifier, appelons-la l’Église sous le primat d’Épiphane.) Elle affiche son identité ukrainienne et célèbre en ukrainien.

L’autre Église orthodoxe est l’Église orthodoxe ukrainienne au sein du patriarcat de Moscou. Elle bénéficie depuis 1990 d’un statut d’autonomie au sein de ce patriarcat, ce qui signifie qu’elle peut prendre d’elle-même certaines décisions, elle est gouvernée par le métropolite Onuphre, mais elle a pour primat le patriarche de Moscou, aujourd’hui Kirill. Elle choisit elle-même ses évêques, qui sont parallèlement membres de l’assemblée des évêques ukrainiens et de l’assemblée des évêques du patriarcat de Moscou. Elle élit son chef, mais cette élection doit être confirmée par le patriarche de Moscou. L’appartenance de cette Église au patriarcat de Moscou est notamment exprimée par le fait qu’à chaque liturgie, les célébrants mentionnent le patriarche Kirill, de même qu’à la messe les prêtres catholiques mentionnent le pape de Rome. Elle célèbre en slavon, langue élaborée vers le Xe siècle pour l’usage liturgique des peuples orthodoxes slaves à partir de plusieurs dialectes slaves. (Pour simplifier, appelons-la l’Église gouvernée par Onuphre.)

La popularité de l’Église sous le primat d’Épiphane se renforce sous l’effet de l’invasion russe. La position de l’Église d’Onuphre est difficilement tenable. Dépendant du patriarche Kirill qui soutient sans ambages le président Poutine et l’invasion de l’Ukraine et bénit l’armée qui massacre les Ukrainiens, elle apparaît comme l’Église de l’envahisseur et de l’occupant. Des paroisses relevant d’Onuphre rejoignent la juridiction d’Épiphane ; plusieurs diocèses ont cessé de mentionner Kirill à la liturgie. Des paroissiens de l’Église autocéphale tentent de s’emparer d’églises relevant d’Onuphre. Volodymyr Zelensky est plus soucieux de neutralité que son prédécesseur Porochenko, qui avait jeté tout son poids en faveur de l’Église autocéphale, mais il n’en est pas de même de toutes les autorités régionales. Des députés ont déposé au Parlement un projet de loi visant à interdire l’Église d’Onuphre en tant qu’elle dépend de l’État envahissant le pays.

Onuphre, né en Ukraine, a été moine à la Trinité-Saint-Serge, le grand centre spirituel de l’Église russe, à Serguiev-Possad (Zagorsk à l’époque soviétique), à proximité de Moscou. Il apparaissait d’une fidélité indéfectible à Moscou. Cependant, dès le début de l’invasion, il a pris ses distances. Il a qualifié cette guerre de « péché de Caïn ».

On ne peut savoir ce que pense Onuphre en son for intérieur, mais on voit comment, sous l’effet de la guerre, les gens peuvent changer (comment la guerre a transformé un acteur en homme d’État) et le chef d’une Église ukrainienne ne peut se dissocier de son peuple et apparaître comme le chef de l’Église qui bénit l’envahisseur.

Le 12 mai, il a réuni son synode (son conseil, composé d’une douzaine d’évêques) qui a décidé de soumettre la question de l’avenir de l’Église à l’examen d’une assemblée réunissant les évêques, ainsi que des représentants du clergé diocésain, des monastères et des laïcs, on parle d’une « assemblée clérico-laïque », ou de concile, l’instance la plus haute dans l’organisation des Églises orthodoxes. Aucune date n’avait été fixée, mais Onuphre a précipité les choses. Le 27 mai, il a réuni coup sur coup son synode, l’assemblée des évêques et le concile. Les partisans de Moscou ont été pris de vitesse et l’assemblée a adopté une série de résolutions dans lesquelles elle condamnait la guerre et exprimait son désaccord avec la position du patriarche Kirill sur la guerre et, surtout, se prononçait pour la modification des statuts de son Église de sorte que soient affirmées sa pleine autonomie et son indépendance. Par ailleurs, elle regrettait la division des orthodoxes ukrainiens et le « schisme » de l’Église orthodoxe d’Ukraine (sous le primat d’Épiphane), mais appelait à un dialogue avec cette dernière sous certaines conditions.

Le dimanche 29 mai, on se demandait si, lors de la liturgie, Onuphre mentionnerait le patriarche Kirill. Il l’a mentionné, mais comme un patriarche parmi d’autres et non dans la forme antérieure. Tout est en nuances. Onuphre s’est comporté comme le chef d’une Église autocéphale.

La nouvelle version des statuts a été diffusée en ligne le 5 juin. Elle précise que, désormais, l’élection de son chef n’aura plus à être confirmée par le patriarche de Moscou et qu’elle pourra entrer directement en relation avec les autres Églises orthodoxes sans l’intermédiaire du patriarcat de Moscou.

Dans un premier temps, le patriarcat de Moscou a tenté de minimiser : les orthodoxes ukrainiens auraient agi sous la contrainte, mais leur statut au sein du patriarcat n’aurait pas changé. Le 7 juin, le patriarche Kirill a réuni son synode (son conseil) et montré qu’il ne prenait pas à la légère les décisions de l’Église d’Onuphre : celles-ci contreviennent aux règles de l’Église et l’entraînent dans la voie d’un schisme. En outre, il a été décidé de rattacher directement au patriarcat de Moscou les trois diocèses de Crimée (qui, de la sorte, ne feront plus partie de l’Église d’Onuphre).

Par ailleurs, quelques diocèses appartenant à l’Église d’Onuphre ont annoncé qu’ils ne reconnaissaient pas les décisions du concile du 27 mai. La situation est également appelée à évoluer en fonction du déplacement du front.

La portée de ces décisions fait l’objet de controverses. Certains considèrent qu’Onuphre n’est pas allé assez loin, que ce serait un jeu de sa part et qu’il resterait inféodé à Moscou, et enfin que la nouvelle rédaction des statuts de l’Église qu’il gouverne, ne déclarant pas formellement l’autocéphalie, permettrait un retour en arrière.

Les autres voient au contraire dans ces décisions une véritable volonté de rupture avec Moscou.

On peut considérer que l’Église orthodoxe ukrainienne gouvernée par Onuphre est désormais de facto autocéphale sans l’avoir déclaré officiellement, car, en principe, l’autocéphalie doit être octroyée par l’Église d’affiliation (en l’occurrence Moscou) ou par Constantinople (nous n’entrons pas dans les détails d’une discussion complexe). De facto, la rupture est consommée, mais l’Église d’Onuphre se trouve dans un vide juridique. Une réunion de l’Église d’Onuphre et de celle d’Épiphane n’est pas pour demain. L’histoire nous enseigne d’ailleurs que l’accession à l’autocéphalie est un processus laborieux et qu’une Église orthodoxe peut rester des années dans un tel vide juridique en attendant que son autocéphalie soit reconnue par les autres Églises autocéphales (cela a été le cas de Moscou de 1448 à 1589).

L’orthodoxie ukrainienne reste divisée, comme elle l’est depuis l’indépendance de l’Ukraine. Mais sans préjuger des reconfigurations à venir, on peut affirmer sans grand risque que le patriarche Kirill a perdu l’Ukraine. Comme dans les autres domaines, l’invasion de l’Ukraine a provoqué une scission difficilement réversible à vue humaine entre le monde orthodoxe russe et celui de l’Ukraine.

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Yves Hamant est professeur émérite d’études slaves à l’université Paris-Ouest-Nanterre, il est notamment l’auteur de Après un régime d’oppression. Entre amnésie et catharsis (Presses universitaires de Paris-Ouest, 2012). Il a également été le premier traducteur d’Alexandre Soljenitsyne en France.

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