Ma « dénazification » personnelle : la vie des « non-Russes » en Russie

Les autorités russes et les médias pro-Kremlin affirment que le but de la guerre d’invasion que la Russie mène actuellement est la « dénazification » de l’Ukraine. Or, selon la journaliste Farida Kourbangaleeva, les autorités russes se sont déjà livrées auparavant à une « dénazification » — celle des peuples « non russes » vivant dans la Fédération de Russie.

« Espèce de Tchouktche tatare », m’a écrit une inconnue sur Facebook. Elle n’a pas apprécié, et c’est un euphémisme, mon article sur les conséquences de l’occupation russe à Boutcha, et elle a décidé de m’assommer avec un argument massue. Elle a donc fait usage de mon appartenance ethnique, et on la comprend : il n’y a rien de plus honteux, pour un représentant du « peuple constitutif de l’État Russe », à savoir le peuple russe, que d’être un Tchouktche, un Tatar ou un Khokhol, en d’autres termes, un non-Russe.

Cet incident m’a fait penser à la « dénazification » que Poutine a utilisée comme motif de son invasion militaire de l’Ukraine. De manière imprévue pour lui, depuis le début de cette guerre de haute intensité, de nombreuses voix se sont élevées pour dire que la Russie elle-même aurait bien besoin d’une dénazification, et je suis tout à fait d’accord avec cette affirmation. Mais ce n’est pas suffisant.

Ce que Poutine appelle la « dénazification » n’est pas une lutte contre le nazisme, mais le désir de détruire l’identité nationale ukrainienne, pour faire en sorte que les Ukrainiens ne puissent pas exister en tant que peuple. C’est pourquoi dans les territoires occupés, selon les autorités ukrainiennes, les livres ukrainiens sont confisqués dans les bibliothèques pour être brûlés, et l’enseignement de la langue ukrainienne est supprimé dans les écoles. En supprimant la langue, on supprime la culture, l’identité et finalement le peuple.

Rappelons qu’avant ces événements, d’autres peuples ont déjà été « dénazifiés » en Russie. Le processus a pu être plus ou moins sanglant — mais, dans tous les cas, il a plutôt été couronné de succès.

Ma « dénazification » personnelle a commencé quand j’avais un peu plus de trois ans, à mon entrée en maternelle. À cet âge, je parlais parfaitement mon tatar natal. Une cousine de mes parents aime raconter que j’ai commenté sans hésitation les illustrations d’un imagier de la nature : « Menu bu ashke gombe, ә mene beads — aybate » (« Ceci est un champignon toxique, celui-là est comestible »).

J’avoue que je ne serais pas capable de répéter cette prouesse maintenant. Les instituteurs de maternelle nous donnaient des ordres très stricts : un enfant soviétique ne devait avoir qu’une seule langue — le russe. Tout le reste venait du malin, il fallait l’oublier.

La dénazification fonctionnait bien — et, arrivée à l’école primaire, je continuais à bien comprendre le tatar, mais le parlais avec difficulté. C’est comme ça que je le parle encore aujourd’hui : je comprends tout, mais pour répondre, je passe au russe, par crainte de perdre du temps à chercher frénétiquement mes mots.

À l’école, le tatar était une matière mal-aimée. Et pour cause : on savait que son étude n’avait absolument aucune utilité. Si le tatar était rarement parlé dans les familles, hors des familles il ne l’était pas du tout, alors on ne voyait pas comment il pourrait nous servir plus tard. Certains de mes camarades de classe, Tatars, n’allaient pas en cours de tatar, mais suivaient le cours d’histoire locale avec les enfants russes : autant dire que, dès cette époque, ils ne connaissaient pratiquement plus leur langue maternelle.

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Concert au сentre culturel tatar à Tobolsk, en Sibérie, en 2021. // tatar-congress.org

C’étaient les dernières années de l’Union soviétique, et le mythe de l’amitié et de l’égalité entre les peuples était encore activement entretenu. « Regarde comme Farida est bonne élève », avait dit ma professeur Anna Viktorovna à Roman, mon camarade de classe. « Pourtant elle est tatare. » […]

Je peux dire que presque tous les Tatars urbains de ma génération, ceux dont l’enfance remonte aux années 1980, sont des handicapés linguistiques. C’était gênant et honteux de parler tatar. La plupart des locuteurs natifs, à cette époque, étaient des villageois. Bien sûr, il y avait aussi une frange tatarophone d’intelligentsia urbaine — mais si mince et si fragile que le tatar avait presque disparu dans les villes. Sauf au théâtre national.

Par conséquent, lorsque la « souveraineté » de la république du Tatarstan a été proclamée dans les années 1990 et que la langue tatare a été rendue obligatoire à l’école, la majorité des enseignants de cette matière dans les écoles et les universités étaient des villageois. Beaucoup d’entre eux parlaient russe avec un fort accent, étaient moins à l’aise et moins bien habillés que leurs collègues de physique, d’algèbre ou d’anglais. L’attitude à leur égard était à l’avenant : « Tous des kolkhoziens. »

Il aurait été inconcevable qu’un écolier puisse être réprimandé pour une mauvaise note en tatar. Certains parents avouaient d’ailleurs volontiers qu’ils encourageaient leurs enfants à ne pas travailler cette matière. Personne ne s’inquiétait du certificat de fin d’études — on y reportait toujours des bonnes notes pour l’obtention du diplôme, on n’allait tout de même pas se gâcher la vie pour une matière inutile. La situation était la même à tous les niveaux d’enseignement.

Puis nous sommes devenus parents à notre tour. Que pouvions-nous dire à nos enfants dans notre « langue maternelle » ? Au mieux, quelques phrases simples. Les grands-parents ont essayé de rattraper le temps perdu, mais « perdu » est le mot-clé ici.

J’ai souvent été témoin de la même scène, autour du bac à sable, quand la mère d’un enfant « en retard de langage » était critiquée par d’autres mères : « C’est clair, il a du retard parce que, à la maison, vous lui parlez deux langues. C’est mauvais, vous devez en choisir une. » Parmi ces « mentors », il y en avait qui envoyaient leurs bambins dans des écoles de développement précoce, où les enfants apprennent l’anglais as early as possible. Après tout, tout le monde sait que plus tôt vous commencez à apprendre une deuxième langue, mieux c’est.

En même temps, les Russes du Tatarstan sont des Russes très tolérants. Ils sont depuis longtemps habitués aux noms tatars, aux fêtes tatares, aux mariages interethniques. Ils connaissent les mots isanmesez (« bonjour »), rakhmat (« merci ») et disent même en plaisantant Alla birsә (« si Dieu le veut »). Quand j’ai déménagé à Moscou, je me suis rendu compte que dans certaines régions le problème ne se limitait pas au refus des Russes d’apprendre les langues des peuples locaux. La Russie a beau être un pays multiethnique, c’est un pays xénophobe.

Mon expérience en tant que présentatrice sur la chaîne Rossiïa a été tout à fait révélatrice. C’était en 2007. Alexandra Bourataeva et Lilia Guildeeva avaient déjà travaillé sur les chaînes de télévision fédérales, mais l’effet négatif était toujours bien présent. Je tombais régulièrement, sur Internet, sur des prières de « renvoyer cette métèque » ou des questions : « Vous n’allez pas me dire qu’il n’ont pas trouvé de Russe ? Où sont nos Katia, Macha, Natacha ? »

Les collègues, en général, m’ont traitée de manière adéquate et bienveillante. À condition de ne pas compter les questions amusantes, pour savoir si j’ai fait le pèlerinage à La Mecque ou si j’ai déjà mangé du cheval. Ou la question habituelle, régulièrement posée à tout représentant d’un peuple non russe, à savoir : « Comment est-ce qu’on peut t’appeler en russe ? — Il n’y a pas d’autre façon, c’est mon seul nom. » Une réplique entraînant colère, négociation, résignation réticente.

Je connais de nombreux cas où Fidail est devenu Fedia, Gulnur Gulia, Kamil Kolia. Et sans avoir à chercher loin : ma grand-mère Khaditcha Fazleevna a vécu pendant cinquante ans dans un appartement communautaire sous le surnom de « Tante Katia ». Mon amie Maryan, qui est avar, m’a dit que, pendant ses études à Moscou à l’université d’État des sciences humaines, elle se présentait souvent sous le nom de Mariana. Elle avait l’impression qu’elle serait mieux traitée de cette façon. Une fille de son milieu universitaire lui disait : « Incroyable, tu es si normale — vraiment comme nous. »

Je me souviens d’un employé de la Sberbank, qui, tenant à la main mon passeport de la Fédération de Russie et ayant lu mon nom complet, m’a demandé de quel pays j’étais citoyenne. La directrice de l’école que fréquentait ma fille aînée doutait que les capacités intellectuelles de celle-ci soient les mêmes que celles de ses condisciples moscovites : « Les enfants du Sud (!) mûrissent plus vite physiquement, mais sont parfois mentalement à la traîne. » Une sage-femme d’une maternité de Moscou a voulu savoir s’il était d’usage dans mon pays de vacciner les nouveau-nés.

Un jour, mon portefeuille m’a été volé dans un centre commercial. Le premier mot que le policier a prononcé en arrivant sur les lieux a été : « C’étaient des bougnoules ? » J’ai été stupéfaite, car, à ma connaissance, un agent des forces de l’ordre n’avait pas le droit de s’exprimer ainsi. J’ai répondu : « C’étaient deux femmes d’apparence slave » — évidemment, cela a été le tour du policier d’être stupéfait.

Mon cousin Azamat n’a jamais pu louer d’appartement à Moscou. En entendant son nom au téléphone, les loueurs moscovites lui demandaient : « Vous êtes ouzbek ? » — et raccrochaient. Ils ne lui laissaient pas le temps de leur parler du bon poste et du salaire stable qu’il avait à la Sberbank. Il a fini par louer son logement par l’intermédiaire d’amis.

Afin de ne pas me limiter à des exemples de ma vie personnelle, j’ai fait le tour de mes amis et connaissances non russes, sans le moindre effort, ni recherches particulières, ni supplications pour obtenir leur témoignage. Ce sont des histoires de première main.

Ibragim, un Koumyk né à Grozny : « Une fois, j’ai fait une demande de passeport et, au bout de huit mois, il n’était toujours pas prêt. Finalement, je me suis simplement assis dans le bureau de l’employé du service des passeports et j’ai dit que je ne partirais pas d’ici tant que je n’aurais pas reçu le document. L’homme ne s’attendait évidemment pas à une telle impudence. Il a hésité un peu et a fini par sortir mon passeport du tiroir de son bureau. »

Artur, un Tchétchène né à Grozny : « Nous avons fui la Tchétchénie pendant la première guerre de Tchétchénie, j’ai changé plusieurs fois d’école. En cinquième année d’école primaire, j’étais à Tcherkessk. Un jour, en cours, nous parlions des Tchétchènes, et le professeur a dit en me regardant droit dans les yeux : “Vous êtes tous des terroristes, il faut vous isoler.” Devenu étudiant, je n’ai pas trouvé de travail. Je n’ai pas pu être serveur dans un café, vendeur dans un magasin ou distributeur de dépliants publicitaires. Il y a quelques années, on m’a refusé l’entrée d’une boîte de nuit à Moscou le soir du Nouvel An. Le gardien a regardé mon passeport et m’a dit non. Quand j’ai demandé pourquoi, il a répondu : “Sans commentaire.” »

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Petite fille tatare et son arbre généalogique. Penza, 2021. // tatar-congress.org

Alexandra, une Bouriate de Saint-Pétersbourg : « Je n’aimais pas prendre le métro, on nous y regardait toujours de travers. Une fois, nous nous y trouvions en famille et avons entendu quelqu’un dire : “Ils se multiplient, ma parole.” Une autre fois, je marchais vers l’escalator, et un homme inconnu s’est mis à me bloquer hors de la file d’attente avec son épaule. J’ai continué à avancer. Alors il m’a repoussée brutalement et m’a dit : “Tu dois toujours laisser les Russes passer devant, compris ?” »

Alexandra est devenue l’une des organisatrices de l’initiative ethnique « Bouriates contre la guerre en Ukraine ». Elle a demandé à ses adhérents bouriates de Russie de parler des manifestations de xénophobie auxquelles ils ont dû faire face dans leur vie. Depuis plus d’un mois, les messages affluent. En les lisant, Alexandra a presque perdu le sommeil et m’a écrit un jour à 3 heures du matin qu’elle avait, comme beaucoup de ses correspondants, besoin d’une psychothérapie.

Mais je reviens à mes Tatars et à ma « dénazification ». Il y a quelques années, le tatar a de nouveau été rendu facultatif au Tatarstan. Aussi bien les Russes, sous la pression desquels la loi a été amendée, que de nombreux Tatars ont abandonné la langue tatare avec joie. À quoi bon l’apprendre, en effet ? Tout le monde comprend que cela n’a aucun sens : le tatar n’est parlé presque nulle part et il ne va certainement pas devenir plus utile à l’avenir. Au moins, à ce tournant-ci de l’histoire, on ne nous a pas interdit de le parler à la maison. Le message est le suivant : « Parlez-le à la maison », et même : « On n’aurait pas dû vous interdire de le parler dans le passé. »

Merci beaucoup, mais « parler à la maison » est également une voie sans issue. C’est aussi synonyme de disparition de la langue, mais une disparition étalée dans le temps. […] Sans leçons régulières, sans manuels et sans soutien pédagogique, sans cours et sans pratique constante, la langue ne peut être préservée. Surtout si son enseignement est optionnel. Imaginez si, de la même manière, le russe était étudié « au choix ». Ou alors la chimie ou l’algèbre. Combien d’élèves choisiraient ces matières ? La perte d’une langue dans les conditions du « si tu veux, tu l’étudies, sinon, non » est l’affaire de deux ou trois générations.

Aucun de mes amis russes qui sont nés et ont grandi au Tatarstan ne parle le tatar et ne compte l’apprendre. À titre d’illustration, je vais citer des conversations avec mes amies. Toutes deux sont des femmes intelligentes, diplômées du supérieur et très empathiques. Elles ne me traiteraient jamais de « Tchouktche tatare ».

Dialogue n° 1 (avant l’abolition de l’étude obligatoire de la langue tatare dans les écoles) :

« Tous les jours il y a du tatar dans l’emploi du temps, comme j’en ai marre ! Ma fille en est très fatiguée. Je préférerais qu’il soit supprimé !

— Que feras-tu à la place s’il est supprimé ?

— Je veux qu’elle fasse de l’anglais, et ce serait bien d’avoir de l’italien. Je rêve qu’elle aille étudier en Italie.

— Mais tous les enfants ne vont pas aller en Italie. Beaucoup passeront toute leur vie au Tatarstan.

— Et alors ? À quoi leur servirait le tatar ?

— À parler avec leurs amis, par exemple. Tu ne voudrais pas connaître le tatar pour pouvoir le parler avec moi ? Après tout, je vous parle bien en russe, moi.

— Dis donc ! Tu y vas fort ! Apprendre le tatar juste pour te parler ! »

farida batiment
Le сentre culturel tatar à Moscou. // magput.ru

Dialogue n° 2, que je citerai sous la forme d’un monologue (il a été prononcé après l’abolition de la langue tatare comme matière obligatoire) :

« Dieu merci, le tatar a été supprimé. Je frémis quand je me souviens de mes années d’école. Ce serait mieux si on étudiait les traditions locales à la place. Au travail, j’ai un groupe de collègues russes du Kazakhstan. Ils ont du mal à obtenir la citoyenneté russe ici, ils sont obligés de passer un examen de russe, tu imagines ! Là-bas, ils sont opprimés, obligés d’apprendre le kazakh. J’ai même pensé : c’est une chance que mes grands-parents soient venus construire l’usine KAMAZ ici, et ne soient pas allés à Baïkonour. Sinon, c’est moi qui aurais eu tous ces problèmes, j’aurais dû apprendre le kazakh ou me démener pour obtenir la citoyenneté russe. »

Attendez, s’il vous plaît. Moi, mes grands-parents ne sont jamais venus ici construire KAMAZ. Et mes autres grands-parents ne sont pas arrivés ici non plus. Ils ont tous vécu sur cette terre toute leur vie. Avant eux, leurs aïeux y ont vécu pendant des siècles. Ils parlaient, lisaient et écrivaient en tatar. Jusqu’à ce que quelqu’un décide d’administrer et de réglementer tout cela. Jusqu’à ce qu’on « dénazifie » les Tatars, en gros.

Oui, c’est bien Poutine qui a utilisé le terme dans ce sens, mais, bien sûr, il n’a pas inventé le procédé. La politique d’assimilation des « allogènes » a été menée par l’Empire russe et a atteint son apogée à l’époque soviétique. Au cours des cent dernières années, les Tatars ont subi deux changements d’alphabet. Avant le coup d’État bolchevique et quelque temps après, les Tatars écrivaient et lisaient en alphabet arabe. À la fin des années 1920, le pouvoir soviétique a imposé aux Tatars le yanalif (un alphabet basé sur l’alphabet latin), puis en 1939 le cyrillique, particulièrement peu adapté à la phonétique tatare. En conséquence, les Tatars ont été coupés d’une énorme part de leur littérature, de leur poésie, d’œuvres philosophiques et religieuses écrites en alphabet arabe. Ils ont été coupés de leur histoire et de leur culture propres.

Mon père, qui est né dans les années 1940, a passé son enfance et sa jeunesse dans la vieille sloboda tatare, la partie basse de Kazan où les Tatars ont vécu de tout temps. Maintenant, cette zone est devenue une enclave touristique pittoresque avec une couleur locale exotique. Mais il faut comprendre que jusqu’en 1917 les Tatars n’avaient pas le choix : ils n’avaient, pour la plupart, pas le droit d’habiter la prestigieuse partie haute de la ville.

Selon mon père, dans son enfance, tous les Russes qui y habitaient parlaient le tatar. Or, au milieu du siècle dernier, les Russes y étaient nombreux. Ses amies d’enfance, Polina et Katia, parlaient tatar chaque fois qu’elles voulaient garder des secrets devant leur mère, qui ne le parlait pas. Cela signifie que, là où le processus de « dénazification » n’avait pas pénétré, on observait de remarquables résultats d’une amitié entre les peuples, authentique et non factice. Avec une véritable égalité, un respect mutuel et la préservation de l’identité nationale.

De nos jours, cette description semble relever de la fiction. Quant à moi, je ne comprends pas comment il se fait qu’à l’époque il n’était pas honteux pour ces Russes de parler tatar, ni où sont passés ces Russes. Par ailleurs, je me sens coupable de ne pas avoir fait assez d’efforts pour développer et maintenir la langue dans ma famille. J’aurais dû faire appel à un professeur pour me l’apprendre. J’aurais dû acheter une méthode de langue. Je pense que nous devrions parler davantage avec nos vieux parents. Même maintenant, même en faisant des fautes. Et même si c’est un immense effort pour nous, nous devrions essayer de parler tatar aux enfants.

Je me demande ce qui se passera plus tard, lorsque l’Ukraine remportera une victoire non seulement morale mais aussi physique dans la guerre avec la Russie. Que se passera-t-il lorsque les Ukrainiens libéreront leurs territoires occupés, lorsqu’ils ramèneront la langue ukrainienne dans les écoles, lorsque de nouveaux livres merveilleux y seront imprimés en ukrainien ? Que se passera-t-il quand la Russie (j’ai vraiment envie d’y croire) sera enfin vraiment libre ? Qu’arrivera-t-il non pas aux Ukrainiens, bien sûr, mais à nous, les métèques « dénazifiés », des gens sans famille ni tribu, sans langue, s’accrochant tant bien que mal à des racines mourantes ? Je veux me tromper, mais je crois savoir ce qui nous arrivera.

Récemment, je suis tombée par hasard sur un commentaire franchement xénophobe sur Facebook. Le fil de discussion concernait les sanctions que les autorités américaines n’avaient pas osé imposer à Alina Kabaeva [ancienne gymnaste d’origine tatare, maîtresse présumée de Vladimir Poutine, NDLR]. L’un des participants de la conversation a fait remarquer : « Que peut-on attendre d’elle, une femme tatare ordinaire : mari, enfants, famille. Aucune intelligence. » Ce commentaire a été liké par une personne qui écrit des posts enflammés contre la guerre en Ukraine et avec qui j’ai plusieurs dizaines d’amis communs.

À ma remarque indignée, cet ami Facebook a répondu une ligne d’émoticônes humoristiques et a ajouté : « Désolé. » Et quand j’ai fait remarquer que ce n’était pas drôle du tout, il a brusquement changé de ton. Il a répété à plusieurs reprises qu’il me parlait « sur un pied d’égalité » et m’a conseillé de ne pas « envenimer un sujet pénible ».

Nous, les non-Russes embarqués sur le navire de guerre russe, nous nous retrouverons donc là où l’ont envoyé les Ukrainiens libres1, libres de parler leur langue maternelle à la maison, à l’école, au travail et où ils veulent.

Nous nous y rendrons en compagnie de nos intellectuels progressistes, qui se réjouiront sincèrement de la victoire de l’Ukraine, puis entreprendront de construire une « belle Russie du futur ». Mais quelque chose dans cette Russie restera inchangé. Personne n’y sera contraint d’apprendre des langues étrangères inutiles. Après tout, ce serait une violation des droits et libertés et serait considéré comme antidémocratique. Il y aura de moins en moins de gens qui voudront spontanément maîtriser ces langues. Ceux qui le souhaiteront pourront parler leur langue à la maison ou suivre un cours optionnel. Sans rien imposer à personne, bien sûr. Quiconque tentera de s’en indigner sera déclaré nationaliste et russophobe.

C’est moi, la Tchouktche tatare, qui vous le dis.

Traduit du russe par Lydia Obolensky. Version originale.

Farida Kourbangaleeva est journaliste et présentatrice de télévision et documentariste. Elle a démissionné de la chaîne Rossiïa, en 2014, après l’annexion de la Crimée. En mars 2022, elle a quitté la Russie et travaille actuellement à Prague.

Notes

  1. Référence à la bravade d’un garde-frontière ukrainien qui a envoyé « se faire foutre » le bâtiment militaire proposant à la garnison ukrainienne de se rendre. (NDT.)

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