La société de la violence

L’historienne russe Ksenia Krimer évoque la brutalité qui, en Russie, pénètre différentes sphères de la vie : on la retrouve dans des chansons connues de tous, mais aussi dans les prisons, les orphelinats, les cliniques, au sein des familles et, bien sûr, dans l’armée. Les relations violentes dominent dans tous les domaines de la vie sociale.

Parmi les nombreux décrets signés par Poutine le 15 juillet 2022, il en est un, apparemment anodin, qui passa inaperçu à côté des changements de personnel dans l’industrie de l’armement et l’agence spatiale : Gregory Leps reçut le titre d’Artiste du Peuple russe « pour son éminente contribution au développement des arts ». Cela n’aurait pas dû nous retenir, sauf à considérer le genre particulier grâce auquel Leps a atteint la célébrité : cet artiste de soixante ans est l’un des chanteurs les plus connus du genre particulier qui s’appelle « chanson ».

Le terme n’a rien à voir avec les ballades du Moyen-Âge français ou les odes de l’amour courtois, ou encore avec le style des cabarets, comme celui d’Édith Piaf ou de Charles Aznavour. Au contraire, il s’agit d’un genre spécifique, celui des chansons de hors-la-loi racontant les duretés de leur vie en milieu urbain, genre qui naquit dans l’empire des tsars chez les serfs et les criminels et acquit une nouvelle signification dans les grands espaces de l’archipel du goulag. Dans la Russie d’aujourd’hui, il s’est répandu de façon générale dans les prisons comme en dehors d’elles : troublant symptôme d’une société saturée de violence et régie par des normes criminelles. Ces comportements criminels se réalisent pleinement dans la brutalité gratuite et l’illégalité de l’attaque russe contre l’Ukraine.

À la fin des années 1980 et pendant les années 1990, ce genre montrait une forte composante d’insoumission et de rébellion contre les normes de la société respectable et, d’ailleurs, les autorités le poursuivaient, l’accusant d’être vulgaire et d’idéaliser le crime, tandis que dans les années 2000 les stations de radio et les programmes de télévision pour le grand public l’apprivoisèrent. La « chanson » devint « la vraie bande son de la Russie contemporaine ».

Une de mes étudiantes s’est un jour rendue en auto-stop à Penza, ville de province à six cents kilomètres de Moscou, pour voir sa famille. « Savez-vous ce qui frappe quand on quitte Moscou et qu’on pénètre dans la vraie Russie ? » me demanda-t-elle à son retour. « À Moscou, les conducteurs écoutent surtout de la pop-musique, russe ou étrangère, voire du jazz. Mais dès qu’on quitte la capitale, ils n’écoutent que la « chanson », rien d’autre. C’est comme ça qu’on sait qu’on est en Russie ».

Apologie du crime et haute culture de la « chanson ».

Au milieu des années 2000, la « chanson » échangea des éléments subversifs contre sa nouvelle et récente respectabilité. L’un de ses interprètes les plus populaires siégeait à la Douma comme membre du Parti Russie unie de Poutine ; d’autres reçurent des milliers d’euros pour animer des soirées privées, organisées par des députés et des fonctionnaires. La cérémonie annuelle de remise des prix « La Chanson de l’Année » se déroule dans le prestigieux palais du Kremlin, voué autrefois aux opéras, ballets et autres productions de la haute culture. La version de la culture russe destinée à l’exportation et qui sert à justifier son agression militaire inclut surtout ses productions de haut niveau, les traditionnels Tolstoï et Tchaïkovski, alors que, dans le pays, le régime s’est depuis longtemps défait de toute prétention et a adopté sans vergogne des formes d’art plus en phase avec ses origines et son essence.

La légitimation de genre d’art favorable au crime paraît ironique en ce qu’aussi bien les propagandistes du régime que bon nombre de ses opposants déplorent la soi-disant proscription de la culture russe en Occident. Or, peu de défenseurs de la culture russe d’aujourd’hui se posent des questions sur ce qui constitue sa matrice, mise à part la liste souvent invoquée des classiques du XIXe siècle qu’en vérité les masses lisent peu. Le succès de la « chanson » auprès du public et la respectabilité que lui accordent les autorités montrent combien grand est le rôle que joue la culture apologétique du crime aussi bien dans la société russe qu’auprès du pouvoir : elle façonne son mode d’être et fait de la violence son principal mode d’action.

Ce problème a une dimension purement démographique. Avec près d’un demi-million de personnes derrière les barreaux, la Russie est toujours en tête de l’Europe en termes de population carcérale et de taux d’incarcération, bien que l’importance de celle-ci ait diminué de près de 50 % au cours des quatorze dernières années, passant de 893 000 personnes en 2008 à 471 490 en 2022. La nature répressive du système judiciaire russe avec des peines assez longues, même pour des délits mineurs, et une proportion minuscule d’acquittements (moins de 1 % en 2021) se double d’un taux élevé de récidive — 63 % des prisonniers sont des récidivistes. L’expérience carcérale en soi, bien que moins courante qu’à l’époque soviétique, reste donc extrêmement répandue. Selon une étude, plus de 15 millions de personnes sont passées par le système pénal du pays entre 1992 et 2007, soit une personne sur dix, ou un quart de la population masculine adulte. Selon le calcul paru dans la revue Kommersant-Vlast’ en 2007, 18,2 % de la population avait un casier judiciaire. Comme on pouvait s’y attendre, la proportion de délinquants, anciens ou récents, est plus élevée dans les régions les plus pauvres, qui attestent le taux de crimes violents le plus élevé du pays. Notons, et le fait a son importance, que ce sont ces mêmes régions qui envoient se battre en Ukraine la majeure partie des conscrits et des soldats sous contrat.

La violence dans les prisons infuse dans la société.

La plupart des détenus des prisons russes sont condamnés pour meurtre (27,8 %). Le système pénal russe, contrairement à d’autres systèmes pénitentiaires fondés sur la prison, héberge les condamnés dans des pièces communes bondées et non dans des cellules (les centres de détention provisoire sont souvent également bondés), ce qui facilite les brimades entre groupes et la socialisation des nouveaux arrivants aux usages et règles propres aux criminels. À la fin de l’année 2021, un groupe de défense des droits de l’homme publia des archives vidéo exfiltrées du pays, documentant la torture répandue à grande échelle dans les établissements russes. On y voit des détenus subissant des abus sexuels et des coups : l’administration a l’habitude de charger des criminels endurcis de « discipliner et punir » les autres. Considérant son recours systématique à la torture et à la déshumanisation des détenus, le système pénal russe n’a pas beaucoup changé depuis l’époque du Goulag, sauf sur un plan. Tout ce que nous savons des établissements pénitentiaires russes soviétiques et contemporains nous montre à l’évidence que le rôle des abus sexuels s’est accru de façon exponentielle pour devenir l’élément clef du contrôle et de la domination. Celui-ci, depuis les prisons, s’infiltre dans la société et influence attitudes et normes sociales. L’homophobie russe, par exemple, se nourrit largement de l’idée qu’en ont les délinquants, à savoir que les rapports sexuels entre hommes sont par définition non consentis et avilissants. Plus généralement, ce qui alimente les attaques officielles contre l’éducation sexuelle et se traduit par un large éventail de comportements, depuis les agressions verbales ou physiques contre les femmes et les LGBTQ+, sanctionnées par la culture, jusqu’aux viols collectifs commis en Ukraine par des soldats russes, c’est l’idée que le sexe est une forme violente de domination et d’assujettissement, détachée de tout choix personnel. Avec, chaque année, 300 000 personnes qui sortent des prisons, le surpeuplement du système pénal russe sert de terreau à la culture de la délinquance, qui pénètre les différentes institutions de la société russe et qui, hors des prisons, se reproduit par le biais du langage, d’habitudes violentes et des règles du milieu criminel (connues sous le nom de poniatiya en russe), règles qui en viennent à remplacer les normes éthiques et juridiques russes, déjà très vacillantes. Violence et humiliation empoisonnent toutes les sphères de la vie russe : depuis la famille jusqu’à l’école, des clubs sportifs professionnels aux maternités et, bien évidemment, à l’armée. Les rituels militaires de bizutage et d’intimidation ressemblent beaucoup aux pratiques punitives courantes dans les prisons russes, y compris les viols.

Dans les institutions fermées gérées par l’État comme les orphelinats, les maisons de retraites et les hôpitaux psychiatriques, où les personnes se retrouvent contre leur gré et sont soumises à des formes de contrôle de type carcéral qui les prive de toute liberté d’action et de toute dignité, la violence est endémique. Certains médias indépendants, ainsi Novaya Gazeta, Kholod ou Takié dela, se sont intéressés aux diverses atteintes à la dignité présentes dans la vie russe, en particulier dans les petites localités de province, marquées par une pauvreté systémique, des taux élevés de délinquance et la toxicomanie, et ont accumulé des preuves de la violence sociale généralisée. Les faits demeurent majoritairement impunis. D’ailleurs, la violence domestique fut dépénalisée en 2017 malgré le taux stupéfiant de ce crime en Russie : selon une récente études, 70 % des personnes interrogées ont déclaré avoir subi des violences domestiques dans le passé ou en subir actuellement de la part de leur partenaire, dont 80 % de femmes.

Le langage permet également de transmettre les usages du crime à la société. L’argot des délinquants a fait son chemin dans la langue du quotidien, contaminant les médias et la rhétorique politique. Cette coloration criminelle de la langue reçut une puissante impulsion à la fin des années 1990, lorsque les délinquants des rues et les gangs, loin d’avoir été vaincus par le régime de Poutine, comme ses propagandistes décriant les « tumultueuses années 1990 » voudraient vous le faire croire, furent effectivement cooptés par diverses institutions du pouvoir, depuis la police jusqu’au Parlement et tout ce qui se trouve entre les deux. C’est au cours des premières années de la « stabilité » de Poutine que d’anciens voyous et criminels accédèrent en masse au pouvoir : ils devinrent maires, gouverneurs et députés, apportant leur parler et leur vision du monde, faite de cynisme, d’insatiable cupidité, de mépris pour la légalité et les lois, de machisme, de culte de la force physique et de la conviction profonde que n’importe qui peut être acheté et vendu pourvu qu’on le paie correctement, je dis bien : n’importe qui.

Dès les premiers jours de son mandat, Poutine eut lui-même recours à l’argot des délinquants et passa de la promesse de « poursuivre et éliminer les terroristes partout, même jusque dans les chiottes » à la justification pure et simple du viol, mise en avant par son commentaire sur l’invasion de l’Ukraine : « Que ça te plaise ou non, tu fais avec, ma belle. » Comme on pouvait s’y attendre, les sondages montrent que le public russe réagit de façon tout à fait favorable à cette rhétorique : « Poutine est un vrai dur, il ne mâche pas ses mots ». Maria Zakharova, qui a souvent l’air ivre (quoiqu’elle nie toujours et encore cette accusation), porte-parole du Ministère des Affaires étrangères, dont les façons et les manières la font ressembler de plus en plus à un personnage d’une « chanson » à la gloire des délinquants, a fait du parler vulgaire du voyou la marque de fabrique de la diplomatie russe.

Invasion par les excréments

En faisant un doigt d’honneur au monde, dans le plus pur style voyou, le pouvoir russe s’affranchit de fait de toute honte, éthique et bienséance au profit du cynisme et de la démonstration de la violence comme unique expression. « Nous n’avons pas honte » constitue le nouveau cri de ralliement du pouvoir à sa guerre contre l’Ukraine, lancé par le Ministre des Affaires étrangères et par les fervents partisans de la guerre, en ligne et hors ligne. Un hash-tag « patriotique » très répandu dit « Nas rat’ » : « Nous sommes légion » ; il s’agit d’un jeu de mots : si on lit les deux mots en un seul, le sens devient obscène : « Nous chions là-dessus », comme dans « On s’en fout, on n’a pas honte ». Dans un exemple révélateur de la haute tenue de la diplomatie russe, l’ambassadeur de Russie en Suède proclama que son pays « se fout des sanctions » (littéralement : « nous chions sur vos sanctions »).

À propos de Boutcha, d’Irpine et d’autres localités ukrainiennes dévastées et occupées par l’armée russe, on peut lire des rapports qui illustrent ce jeu de mots de sinistre façon. En plus des meurtres, des viols et de la généralisation du pillage, les soldats russes ont lancé une véritable « invasion par les excréments » des habitations ukrainiennes : c’est délibérément que, souillant et profanant les espaces domestiques, ils ont lâché des excréments au milieu des salons, sur les lits et dans les cuisines. Pareil comportement, aussi choquant soit-il, n’est pas neuf : nous avons appris grâce à des Mémoires et au travail des historiens que, pendant la révolution de 1917 et la guerre civile, les incursions dans les domaines ruraux furent l’occasion de telles souillures délibérées ; plus tard, on n’épargna pas les églises. En 1945, ce sont des tas d’excréments, volontairement abandonnés dans des maisons privées et des bureaux publics, également pillés, qui signalèrent l’arrivée de l’Armée rouge en Europe — tout comme, par parenthèse, les viols et les pillages de masse, aujourd’hui complaisamment « oubliés » et niés par les Russes.

Stanisław Lem, philosophe et écrivain polonais, travailla sur les Mémoires d’un médecin allemand qui fut le témoin, en Allemagne, des agissements de l’armée soviétique victorieuse et décrivit : « […] la frénésie excrémentielle dont… les Russes firent preuve en remplissant et en imprégnant de leurs excréments les salons, les salles d’hôpital, les bidets, les toilettes, en chiant sur les livres, les tapis, les autels » ; « avec leur merde sur le monde entier, ils pouvaient, à leur grande joie, le piétiner, l’écraser, chier dessus et, dans le même mouvement, violer et tuer… ». Il conclut que si un non-croyant radical pense que Dieu n’existe pas, il est hanté par l’idée que Satan, lui, existe sans doute, tant qu’existe le peuple soviétique : « Une superpuissance géante à l’idéologie falsifiée (personne n’y croit), à la culture, à la musique et à la littérature, à l’éducation et à la vie publique falsifiées — tout y est falsifié… de façon si complète, sous une telle pression répressive, sous un tel contrôle policier, qu’on ne peut s’empêcher de penser : qui peut-elle servir au plus juste si ce n’est le « Seigneur des mouches » en personne (Bélzebuth) ? Je sais qu’il n’existe pas, mais, alors, le diagnostic s’avère bien pire puisque le « Seigneur des mouches » n’occupe plus le pôle négatif de la transcendance ».

Souiller volontairement un lieu constitue une forme archaïque de révolte contre la bienséance, la modernité et la culture, qui provient de l’expérience d’une humiliation extrême, de l’impossibilité d’être un sujet — nœud où le concept de dignité humaine n’existe pas et où toute dignité est refusée aussi bien à l’attaquant qu’à l’attaqué, car non pertinente et chimérique. La mentalité des criminels revient à rejeter toute forme de norme ou de règle — qu’elle soit légale, culturelle ou morale — comme quelque chose d’entièrement artificiel, de mensonger et d’injuste, à quoi elle oppose, selon le code non écrit de la pègre, une forme d’être plus authentique, libre et franche.

Allons plus loin en ce sens : la Russie, qui semble déterminée à commettre tous les crimes possibles en Ukraine, de l’homicide sans préméditation à la torture et du viol au pillage, permet donc à ses militaires de faire l’expérience de l’anarchie et du mépris des normes, légales ou morales, comme s’il s’agissait d’une émancipation. S’affranchir de la honte et de la civilité se conçoit comme une forme d’authenticité et de liberté, la seule qui leur soit accessible. Les thèmes et les intrigues courants de la « chanson » révèlent d’autres caractéristiques de cette mentalité des criminels : les protagonistes idéalisent le crime qu’ils ont commis (ils ont été « forcés » de tuer ou de voler par des « sentiments puissants » ou une « passion ») et sont toujours empressés à rejeter la faute et à fuir toute responsabilité : quelqu’un d’autre est systématiquement à blâmer pour leur dérive vers le crime. Leur vision du monde se présente comme un mélange enivrant de relativisme moral, de narcissisme, de fatalisme infantile, de propension aux gestes dramatiques et exagérés comme de sentimentalité agressive : ainsi, leurs sentiments personnels se trouvent-ils promus au rang de valeur et de vérité, tandis qu’ils peuvent tout simplement ignorer ceux des autres. Cette sentimentalité agressive est ce que Carl Jung, dans son essai de 1932 sur Ulysse de James Joyce et l’atmosphère de l’Europe de l’époque, appelle une « super structure recouvrant la brutalité. »

Traduit de l’anglais par Clarisse Herrenschmidt.

Cet article a été publié d’abord par Frankfurter Allgemeine Zeitung que nous remercions pour l’autorisation de le reproduire en anglais, la langue de l’original publié sur la page Facebook de l’auteur.

Ksenia Krimer a étudié l’histoire juive à l'Université du Michigan et a obtenu un doctorat en histoire à la Central European University de Budapest. Elle a participé à des projets de recherche de Yad Vashem à Jérusalem et du Musée de l'Holocauste à Washington. Depuis mars 2022, elle vit à Berlin en tant qu'auteur et chercheuse indépendante.

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