Voyage au pays des « idiots utiles » français de Poutine

Par J.C.

L’agression russe aura regonflé à bloc le concept d’« idiots utiles », formule attribuée, peut-être abusivement, à Lénine. Du saint-cyrien égaré à l’imposteur récidiviste, la tribu bigarrée des crypto-poutiniens français, adeptes des médias alternatifs de « réinformation » (l’autre nom de la désinformation), mus par un antiaméricanisme compulsif et un insatiable appétit pour les fantasmes complotistes de l’extrême droite, mérite le détour. En voici quatre spécimens.

Xavier Moreau, de Saint-Cyr à Saint-Vladimir

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Xavier Moreau

Côté pile, un CV en béton… armé. Saint-Cyrien, ancien officier parachutiste établi à Moscou depuis 2000 et reconverti dans le « conseil en sûreté des affaires », titulaire d’un DEA de relations internationales, directeur et cofondateur du « Centre d’analyses politico-stratégiques » Stratpol.com. Côté face, un zélote acharné des thèses du Kremlin, y compris les plus faisandées. L’Ukraine, reléguée au rang d’« entité kiévienne » ? « Un territoire sans président, sans État et finalement sans peuple. » L’invasion du 24 février ? L’acte légitime d’un Poutine soucieux de prévenir une agression sur le Donbass, et qui n’avait donc « pas le choix ». La révolution Maïdan de 2014 ? Un « coup d’État » ourdi par Washington. La tragédie du Boeing de la Malaysia Airlines, foudroyé à l’été 2014 à l’aplomb de Donetsk par un missile sol-air des séparatistes prorusses (298 morts), comme l’attestent plusieurs enquêtes internationales ? Un crime des « Ukronazis ». De même, et sans la moindre preuve factuelle, Moreau impute à un tir de missile américain Himars, donc aux forces ukrainiennes, le carnage de la prison d’Olenivka, où périrent fin juillet une cinquantaine de captifs venus des rangs du régiment Azov ; et prétend qu’on aurait déniché des éclats d’Himars dans l’enceinte de la centrale nucléaire de Zaporijjia. Auteur d’essais aux titres éloquents — dont La Nouvelle Grande Russie et Ukraine : Pourquoi la France s’est trompée, réquisitoire préfacé par le kremlinolâtre Thierry Mariani, député européen RN —, l’ex-para serait-il plus convaincant sur le front de l’analyse militaire ? Pas vraiment. Face à une OTAN « au bord d’une défaite magistrale », Moscou « a déjà gagné la guerre » et régnera au plus tard début août sur la « Nouvelle Russie », de Kharkiv (nord-est), jusqu’à la Transnistrie, assène-t-il le 8 juillet sur TV-Libertés, chaîne animée par Martial Bild, ex-cadre du FN, et Philippe Millau, un ancien du Bloc identitaire. Qui l’eût cru ? Familier des plateaux de Russia Today et Sputnik, le Dr Moreau dispense aussi ses fulgurances dans la médiasphère de l’extrême droite hexagonale, de Civitas, chambre d’écho des cathos intégristes, à Égalité et Réconciliation, le site de l’antisémite pathologique Alain Soral, via Rivarol.

Adrien Bocquet, le mytho multitâches

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Adrien Bocquet

Lui a surgi sur l’avant-scène le 10 mai, à la faveur d’une interview pieusement recueillie au micro de Sud-Radio par le complotiste russophile André Bercoff. Le trentenaire Adrien Bocquet jure alors d’avoir été le témoin, au détour d’une « mission humanitaire », d’exactions atroces perpétrées par les soudards du régiment Azov et, s’agissant du massacres de civils à Boutcha, avalise la fiction russe d’une macabre « mise en scène ». Des combattants ukrainiens ont-ils commis des crimes de guerre ? Sans l’ombre d’un doute. Le hic, c’est que Bocquet n’en a rien vu, et que l’on attend toujours les « centaines de photos et vidéos » censées étayer des affabulations anéanties notamment par Libération, Radio France et le New York Times. Le gaillard est autant fâché avec les dates qu’avec la géographie. En fait de « périple de seize jours » entre Kyïv et Boutcha, deux ou trois incursions au-delà de la frontière polonaise. Le cliché pris paraît-il à l’entrée de la capitale ? Un grossier montage. Ainsi « photochopé », notre Adrien sans mémoire s’enferre et s’embrouille. Qu’importe. Son scoop en toc alimente le mémoire remis fin mai à l’ONU par le ministère russe de la Santé. Chouchou des télés inféodées au Kremlin, il se fraye un chemin jusqu’aux écrans de BFM et LCI. Pourquoi diable douter des dires d’un ancien militaire qui, ainsi qu’il le raconte dans un récit intitulé Lève-toi et marche (éd. Max Milo), a vaincu une paraplégie accidentelle ?

Lève-toi et mens… Y compris sur tes faits d’armes. Non, Bocquet, blessé durant la formation, n’a jamais été fusilier commando, ni instructeur de tir, et pas davantage agent de renseignement. Non, il n’a pas sauvé en terre étrangère un pilote de Mirage-2000. Tout juste peut-il se prévaloir de deux brefs contrats d’auxiliaire de santé ou de magasinier dans l’armée de l’air. Mais, oui, l’imposteur a bel et bien floué une amicale d’anciens combattants, obtenant à deux reprises un soutien financier. Une certitude : le faux fusilier ne désarme pas. « Me revoilà ! Ça va faire très mal !! » éructe-t-il dans un tweet daté du 31 juillet. Depuis, « Adrien-Investigation » poste des vidéos tournées à Marioupol ou dans un hôpital de Donetsk. Sur la manche de son treillis ou sur son T-shirt, le Z, emblème de l’agression russe. Il y a du progrès : lors de son escapade printanière, Bocquet arborait par erreur l’écusson de « Secteur droit » (Pravy sektor), sulfureux groupuscule ultranationaliste ukrainien. La série Z continue.

Régis de Castelnau, le « coco » mariniste

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Régis de Castelnau

Arrière-petit-fils du chef d’état-major du général Joffre, Régis de Curières de Castelnau, 72 ans, distille infox et anathèmes au fil de vidéos hebdomadaires aussi longuettes que redondantes ; vidéos enrichies par l’expertise aléatoire de l’historien militaire Sylvain Ferreira. Ses cibles privilégiées : les consultants Michel Goya (BFM) et Pierre Servent (TF1/LCI). C’est à ce juriste rompu aux mystères du droit syndical et des collectivités locales, jadis avocat de la CGT et du PCF, que l’on doit l’un des « fakes » les plus retentissants de la campagne en cours : la saisie, par les Russes, de deux canons Caesar français, promptement expédiés dans une usine d’armement de l’Oural. Légende reprise aussitôt par l’agence Tass. Depuis février, notre sang bleu voit rouge. Au point de traiter, au gré de tweets volontiers injurieux, Macron de « tocard inconséquent » et Le Monde de « torchon totalitaire ». Occident décadent, Ukraine nazifiée, tous les poncifs y passent. Collaborateur du magazine Causeur, membre du comité éditorial de Front populaire, la revue de Michel Onfray, Castenau a aussi ses entrées à Sud-Radio. On l’y a entendu débattre fort civilement en 2019 avec le conspirationniste Étienne Chouard, admirateur de Soral et de l’« effroyable imposteur » Thierry Meyssan. Naguère mélenchoniste, il se fendra en avril 2022 d’un billet intitulé « Moi, communiste patriote, je voterai Marine Le Pen ». Un cursus qui aurait ravi Coluche : trente ans de droit, et tout le reste de travers.

Éric Dénécé, un arrière-goût de « rens’ »

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Éric Dénécé

Autrefois officier de renseignement dans la Marine, ce docteur en science politique, qui a baroudé au Cambodge puis — histoire d’y protéger les intérêts de Total — en Birmanie, fonde en 2000 le Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Las ! si flatteur soit-il, un tel pedigree ne le prémunit pas contre la myopie. Chroniqueur de l’émission Ligne droite, sur la très réac Radio Courtoisie, il claironne le 21 juin que l’armée ukrainienne « se fait littéralement hacher sur place » et prédit qu’elle s’effondrera « dans les prochaine semaines ». Espérons que notre extralucide ne facture pas trop cher ses prophéties : trois jours avant l’invasion, il accusait « les spin-doctors américains de mettre en scène une menace russe qui n’existe pas ». Bien vu. Certes, il lui arrive, pour donner le change (en roubles ?), d’évoquer l’« agression » du 24 février. Pure concession rhétorique. Car le prince Éric estime que « Zelinsky devrait s’excuser pour avoir provoqué la guerre », juge « possible » le scénario d’un « montage ukrainien » à Boutcha et professe un neutralisme cher aux poutinophiles. Si, argue-t-il, nous avions reconnu d’emblée la neutralité de l’Ukraine, sur le modèle finlandais, si l’« on n’avait pas poussé les Russes dans un piège », « tout cela ne serait pas arrivé ». Mauvaise pioche : quelques jours après cette sortie, Helsinki confirmait sa volonté de rallier l’OTAN.

Dis-moi d’où tu parles, je te dirai qui tu es. Les tribunes favorites de notre as du rens’ ? TV-Libertés, CNews, Sud-Radio et les conférences du Dialogue franco-russe, vecteur zélé de la « kremlinfluence » coprésidé par Thierry Mariani. « Adulé par la complosphère », souligne le site Conspiracy Watch, il y a péroré fin juillet sur la « désinformation occidentale». Avec une ardeur égale à celle déployée hier en faveur du dictateur égyptien Abdelfattah al-Sissi, du criminel de guerre syrien Bachar al-Assad, ou pour disculper Moscou de l’empoisonnement, à l’été 2020, du dissident Alexeï Navalny. Une dernière citation (à comparaître) : « Quand Poutine dit qu’il va dénazifier l’Ukraine, il a raison. » Comme son nom l’indique, CF2R ne manque pas d’air.

Une version courte de ce papier a été publiée par Le Canard enchaîné le 14 septembre.

J.C. est un pseudonyme.

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