La dissidence, le crime et l’avenir de la Russie

Lorsque la Russie sera de nouveau libre, le peuple russe aura de nouveau à regarder en face une réalité : celle des crimes massifs commis en son nom par le régime de Poutine en Ukraine, en Syrie, en Géorgie, dans plusieurs pays d’Afrique et ailleurs. Certes, ces crimes n’ont pas épargné les Russes eux-mêmes, à l’intérieur des frontières du pays, mais ceux commis à l’extérieur sont sans comparaison en nombre. On sait aussi que ce régime a aussi tenté d’édulcorer le passé soviétique, en particulier stalinien, pour blanchir les crimes présents. Or, l’opposition russe paraît encore en grande partie tétanisée par l’ampleur du mal.

Je ne sais, à vrai dire, si cela sera un jour possible. Et si cela se produit, cela prendra des décennies. Les citoyens russes devront un jour accomplir, à la fois chacun, individuellement, et en tant que société, un travail analogue à celui que les Allemands ont accompli au sortir de la Seconde Guerre mondiale à l’égard de leur passé nazi. Il a fallu attendre quarante ans pour qu’un président allemand, Richard von Weizsäcker, prononce le 8 mai 1985 le discours décisif. Mais on sait aussi que ce travail a été incomplet, que d’anciens nazis ont échappé à une condamnation et ont continué à œuvrer tranquillement au sein d’institutions publiques, comme d’ailleurs des fascistes italiens ou des collaborateurs français ou belges. Pour la Russie, ce travail sera d’ailleurs d’autant plus compliqué que les structures d’oppression ont, finalement, duré bien plus longtemps que celles de l’État hitlérien ou de l’État mussolinien. Peut-être aussi n’y aura-t-il pas, après la guerre en Ukraine, le même type de défaite totale et de capitulation qu’ont connues les puissances de l’Axe.

Le débat est d’autant plus compliqué que s’enchevêtrent des considérations liées à l’issue militaire, au régime qui, un jour, succédera à celui de Poutine et qui ne sera pas nécessairement très différent, à la manière dont les Alliés entendront traiter alors la question russe — d’autant plus qu’ils peinent à admettre qu’il s’agit de notre guerre — et à la manière dont la société russe parviendra à traiter la question à la fois de sa responsabilité et de sa culpabilité.

Car je crois que c’est bien la question de la faute, autrement dit du mal, et même du mal absolu, dont il s’agit ici. Beaucoup ont à raison rappelé le bref texte décisif de Karl Jaspers, publié un an après la fin de la guerre, sur la culpabilité allemande, et considérablement discuté depuis.

Ce travail de conscience, donc, c’est la société russe qui devra l’accomplir. Mais pour ce faire il lui faut des instruments que seuls les intellectuels et politiques russes peuvent leur offrir. Or, l’opposition russe, ce que je préfère appeler la dissidence puisqu’il n’est pas d’opposition de facto autorisée dans la Russie de Poutine, ne semble pas, dans sa majorité, avoir pris la mesure de ce travail et s’y préparer réellement. Elle a pourtant eu vingt-trois ans pour le faire.

Ce travail avait certes été entrepris par les grandes figures qu’ont été Anna Politkovskaïa, Natalia Estemirova et Boris Nemtsov, tous les trois assassinés par le pouvoir russe, qui avaient perçu dès l’origine ce que signifiaient les crimes portés par le régime en Tchétchénie. Il avait été poursuivi par Mémorial, dissous sur ordre de Poutine, dont les membres savaient que le blanchiment des crimes passés du stalinisme était une manière de légitimer ceux du Kremlin aujourd’hui. Les grandes figures actuelles, Vladimir Kara-Mourza et Ilia Iachine, emprisonnées par Moscou, avaient bien dénoncé les crimes de Poutine, notamment en Ukraine. Ils savaient que le crime disait la vérité du régime. Mais les autres ? On retrouve certes quelques figures qui osent encore, même en Russie, dénoncer la nouvelle guerre menée par Poutine contre le peuple ukrainien et ses crimes de masse. Ainsi récemment Le Monde faisait-il état de l’action de féministes russes qui ont eu le courage d’installer en Russie même 2 000 mémoriaux en hommage aux morts de Marioupol assassinés par la soldatesque russe. On pourra trouver quelques autres exemples et, lors des manifestations contre la conscription, certaines femmes russes ont protesté contre les crimes commis en leur nom. Mais tout ceci reste l’exception.

On ne verra guère non plus de Russes, ayant fui depuis le 24 février 2022, et encore plus depuis la conscription, manifester massivement contre la guerre russe en Ukraine. En Russie, certes, la peur peut constituer en partie un facteur explicatif : somme toute, environ 14 000 personnes ont été emprisonnées (dont la plupart, brièvement) pour avoir manifesté contre la guerre, soit environ 1/10 000 de la population russe, ce qui est à la fois peu au regard de celle-ci et beaucoup en termes de vies brisées.

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« L’armée russe tue des enfants en Ukraine », performance de la réalisatrice Ekaterina Selenkina dans le métro de Moscou, le 1er juin. // Dojd, capture d’écran

Mais le discours d’une large partie de l’opposition ne consiste pas à proclamer : « Pas en mon nom. » Rares sont ceux qui formulent un mot de pardon et qui indiquent leur sentiment de honte pour les plus de 100 000 Ukrainiens tués. Ils ne l’avaient pas davantage fait — encore moins — pour les Syriens et pour les Géorgiens, a fortiori pour les Africains assassinés par les milices de Wagner. Cela fut d’ailleurs assez frappant — et pour tout dire choquant — de lire des intellectuels russes, opposants sincères et courageux à Poutine, en cela infiniment respectables, s’élever au cours de l’été contre les projets visant à interdire les touristes russes en Europe sans dire un seul mot sur ce que vivaient les Ukrainiens. Car oui, nous l’avons écrit cent fois, la Russie est un pays qui évolue vers une forme de totalitarisme au sens littéral du terme, un pays monstrueux pour ses propres citoyens, un pays d’oppression régi par des criminels où les crimes politiques ne sont pas rares — et il faut plus que jamais aider tous les dissidents, beaucoup plus que nous ne le faisons. Bien sûr aussi, nous devons tout faire pour hâter la fin de ce régime parce que la répression interne va de pair avec l’agression à l’extérieur. Et pourtant ?

Pourtant, ce que vivent les Russes aujourd’hui sera toujours « moins pire » que ce que subissent les Ukrainiens et toujours les Syriens, dans les pays desquels les frappes russes visent délibérément des civils sans défense ni lieu où aller. On voudrait donc que ces dissidents, nos amis, aient un peu plus de compassion pour ceux qui sont assassinés au nom du peuple russe et, disons-le sans faux-fuyant, regardent aussi ce qui se passe en dehors de leurs frontières — car c’est aussi la lutte des Ukrainiens qui, finalement, contribuera plus à leur liberté que ce qu’eux-mêmes ont jamais entrepris. Qu’ils soient donc un peu moins focalisés sur eux-mêmes et soient plus modérés dans leur longue plainte, aussi justifiée soit-elle, et dans leur invocation d’un éternel « malheur russe », et qu’ils regardent ailleurs — les corps méconnaissables qu’on exhume des charniers d’Ukraine, les enfants syriens assassinés, les torturés et les suppliciés, les passants assassinés d’une balle dans le dos. Car ce « malheur russe », c’est d’abord celui que la Russie exporte dans des pays qui ne lui appartiennent pas. Le régime de Poutine fait assurément le malheur de son peuple, mais il fait, encore plus, le malheur des autres.

Disons-le : on a parfois l’impression que certains opposants russes considèrent encore, par un nationalisme implicite, la Russie comme un plus grand pays que l’Ukraine. Ils rêvent encore de la Russie ; leur pensée est russe ; ils voudraient presque réhabiliter la Russie et sont encore, sans doute inconsciemment et malgré eux, empreints de cette idée d’une forme d’exceptionnalisme russe, comme certains, ici, imaginent un exceptionnalisme français. Or, l’Ukraine a démontré qu’elle était une nation infiniment plus grande, plus digne, plus inventive, et qu’elle était devenue un modèle de nation que la Russie ne sera sans doute plus jamais. Il manque peut-être à cette opposition russe la volonté d’accomplir ce travail de deuil sur la Russie même — un deuil qui passe par la reconnaissance d’une nation endeuillée. Nous souhaitons avec vous, chers amis dissidents, une Russie libre, mais cette liberté passera par l’oubli des rêves de grandeur.

C’est ici que je voudrais revenir sur la notion de culpabilité. Certes, la culpabilité est d’abord individuelle. Elle sera celle, dont les tribunaux auront à juger, de la culpabilité des dirigeants russes, dont Vladimir Poutine, des chefs de la diplomatie et de l’armée, des commandants d’unité qui ont planifié des crimes de guerre, qui sont aussi, par leur caractère systématique, en droit, des crimes contre l’humanité. Ils auront à juger du crime de génocide, notamment de la déportation d’enfants ukrainiens en vertu de la Convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide. Ils auront à juger — cela sera le rôle d’un tribunal spécial qu’il faudra instituer — du crime d’agression décidé par les dirigeants russes. Il s’agit là d’une culpabilité sur le plan judiciaire. Mais il existe aussi une culpabilité morale, historique et politique.

Cette culpabilité devra imprégner les consciences, c’est-à-dire à la fois la conscience individuelle de chaque Russe et une forme de conscience commune qui devra former comme l’ossature de l’esprit public russe. Le déni de culpabilité est trop commode. Nul ne pourra dire : « Nous ne sommes pas coupables car nous n’avons rien fait. » En fait, chacun est coupable parce qu’il n’a rien fait — ou toujours trop peu. Cette culpabilité-là n’est pas judiciaire, mais elle devra hanter chaque Russe, comme elle a pu hanter certains Allemands des générations pour l’essentiel disparues. Je dois dire que, souvent, elle me hante aussi, car les démocraties de l’Ouest n’ont pas agi pour empêcher l’État russe de commettre des crimes. Elles ont fermé les yeux et clos leurs oreilles pour ne pas entendre les cris des enfants assassinés. Elles ont normalisé le crime en le laissant commettre. Nous n’avons pas voulu empêcher les crimes d’Alep, de Marioupol, de Boutcha, d’Irpin, d’Izioum et d’ailleurs. Nous aurions pu le faire — et donc nous l’aurions dû. Alors certes, nous avons alerté, et beaucoup d’entre nous, à Desk Russie, le faisons depuis si longtemps. Certains dissidents russes l’ont fait aussi. Mais nous pouvons nous sentir légitimement coupables de n’avoir pas réussi. Personnellement, je ne m’exonère pas de cette faute.

Si la Russie veut avoir un avenir, elle doit passer par ce travail, qui sera indiscutablement long. Il supposera, concrètement, de changer radicalement le système d’éducation, de mettre en place des institutions, de recréer, en admettant que cela soit possible, une scène intellectuelle qui propage cette conscience du crime et, tout simplement, de dire la vérité. Mais un tel processus doit commencer dès maintenant et l’opposition russe doit le porter. Un jour, peut-être un dirigeant russe prononcera-t-il un discours analogue à celui de Richard von Weizsäcker ou reprendra-t-il, en des termes proches, les mots de Karl Jaspers, ou s’agenouillera-t-il devant un mémorial aux victimes ukrainiennes, syriennes et géorgiennes de la Russie, ou prononcera-t-il, à l’égard de celles-ci, un discours analogue à celui de Jacques Chirac au Vel d’Hiv, reconnaissant que l’État russe « a commis l’irréparable ». Tant que ce jour ne sera pas venu, la Russie ne sera pas libre. Sans ce regard sur son long passé, elle sera privée de tout avenir.

Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 22 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011) et, avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019).

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