L’Occident ne doit pas reculer devant la rhétorique nucléaire de Poutine

Selon la journaliste et historienne américaine Anne Applebaum, la peur de la guerre nucléaire a faussé la stratégie ukrainienne de l’Occident. Dans ce texte vibrant, elle appelle les dirigeants occidentaux à ne pas céder au chantage nucléaire de Vladimir Poutine.

Quand des chefs d’État évoquent la guerre nucléaire, ils parlent la plupart du temps en termes prudents et mesurés, conscients qu’ils sont de la gravité du tabou nucléaire et des conséquences qu’il y aurait à le briser. Le président russe use d’une approche différente. En 2018, prenant la parole lors de sa conférence au Forum annuel de Valdaï, Vladimir Poutine s’est livré sans le moindre sourire à une réflexion sur les conséquences d’une guerre nucléaire. « Nous irons au Ciel comme martyrs, a-t-il dit, et eux, ils crèveront. »

En octobre dernier, lors de la même conférence, un bon connaisseur du régime, Fiodor Loukianov, l’a interrogé sur cette remarque. « Vous aviez dit que nous irions tous au Ciel, mais nous ne sommes pas pressés, non ? » Poutine n’a pas répondu tout de suite. Après quelques secondes, Loukianov a fait une remarque : « Vous vous êtes arrêté pour réfléchir. C’est déconcertant. » Poutine a répondu : « Je l’ai fait exprès, pour que vous vous inquiétiez un peu. »

« Je l’ai fait exprès, pour que vous vous inquiétiez un peu » ? Pourquoi veut-il qu’on s’inquiète ? Parce que la crainte n’est pas simplement un sentiment, ou une émotion passagère. C’est une sensation physique. Elle vous prend à l’estomac, vous paralyse les membres, accélère les battements de votre cœur. La peur peut déformer votre façon de penser et d’agir. Parce qu’elle peut être si paralysante, les êtres humains ont toujours essayé de l’inspirer chez autrui. Si vous réussissez à faire peur à vos ennemis, ils ne s’opposeront pas à vous parce qu’ils n’en auront pas les moyens. Vous pourrez alors sortir vainqueur du conflit, de la bataille ou de la guerre sans même avoir à livrer combat.

Poutine est un officier du KGB, il sait manipuler les émotions, et surtout la peur. Depuis une vingtaine d’années il s’efforce de susciter la peur à l’intérieur de la Russie. À la différence de ses prédécesseurs soviétiques, il ne fait pas arrêter ni passer par les armes des millions de personnes. Au lieu de cela, il a recours à une violence ciblée, spécialement conçue pour susciter la peur. Quand la journaliste d’investigation Anna Politkovskaïa a été abattue dans la cage d’escalier de son immeuble à Moscou, et quand l’homme d’affaires Mikhaïl Khodorkovski a été emprisonné pendant dix années, le message a été compris par les autres journalistes et hommes d’affaires. Quand des hommes politiques d’opposition comme Boris Nemtsov et Alexeï Navalny ont été l’un assassiné et l’autre empoisonné, ces faits étaient eux aussi porteurs d’un message. Ce n’est pas une terreur massive, mais c’est tout aussi efficace. La crainte maintient Poutine au pouvoir en faisant en sorte que les gens ont trop peur pour diffuser des informations, pour protester contre le gouvernement ou faire des affaires de façon indépendante, voire pour se livrer à une quelconque activité indépendante.

Poutine cherche aussi à semer la peur à l’extérieur du pays, en particulier dans le monde démocratique. Par-dessus tout, il le fait en parlant à la légère des armes nucléaires lors de conférences et partout ailleurs. Effectivement, c’est devenu depuis des années un thème central des commentaires auxquels il se livre en public ainsi que, plus généralement parlant, celui de la propagande russe. Des images de nuages nucléaires apparaissent régulièrement lors du journal télévisé du soir. Dès 2014, les menaces de frappes nucléaires contre l’Ukraine se sont multipliées. Les forces armées russes s’entraînent régulièrement à porter des attaques nucléaires lors des manœuvres militaires. Déjà en 2009, elles pratiquaient un jeu de guerre qui consistait notamment à lâcher une bombe atomique sur la Pologne. Cette indication constante et répétitive d’une intention nucléaire, qui est bien antérieure à la guerre en cours, a pour objet de faire peur aux pays membres de l’OTAN pour qu’ils renoncent à défendre la Pologne, à défendre l’Ukraine ou à provoquer l’ire de la Russie de quelque façon que ce soit.

Ces dernières semaines, Poutine et ceux qui lui font écho ont essayé une fois de plus d’accroître la peur. À la télévision russe, les journalistes évoquent désormais régulièrement sur le même ton mi-sérieux mi-sinistre une « troisième guerre mondiale » qui serait une option « réaliste » parce que de toute façon « on mourra tous un jour ». Le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, a appelé ses collègues américain, britannique et français à accuser les Ukrainiens de préparer une attaque nucléaire même s’ils n’ont pas l’arme atomique, amenant ainsi à soupçonner qu’il en prépare une lui-même. Les menaces nucléaires russes trouvent désormais un écho régulier et amplifié chez des personnalités aussi diverses que l’homme politique britannique Jeremy Corbyn et le milliardaire Elon Musk, écho qui devient plus sonore avec chaque victoire militaire ukrainienne. Il n’est pas surprenant que l’anxiété suscitée par ces menaces répétées ait déjà pesé sur la politique américaine et européenne vis-à-vis de l’Ukraine dans le sens que l’on attendait.

C’est la peur qui explique certainement pourquoi nous autres Occidentaux avons donné à l’Ukraine certaines armes et non pas d’autres. Pourquoi pas des avions ? Pourquoi pas des tanks de technologie avancée ? Parce que la Maison Blanche, le gouvernement allemand et d’autres gouvernements ont peur que l’une de ces armes ne franchisse une ligne rouge invisible et n’inspire à la Russie des représailles nucléaires. La peur façonne aussi la tactique. Pourquoi les Ukrainiens ne visent-ils pas plus souvent les bases ou infrastructures militaires qui, sur le territoire russe, servent à les attaquer ? Parce que les partenaires occidentaux de l’Ukraine ont demandé aux responsables ukrainiens de ne pas le faire. Encore une fois, par crainte d’une escalade.

C’est aussi la peur qui nous amène à traiter les actes de violence massive et de terreur non nucléaires comme s’ils étaient moins importants, moins effrayants, et méritaient moins qu’on y réponde. En ce moment même, les Russes visent les services publics ukrainiens et cherchent ouvertement à priver d’électricité et d’eau des millions d’Ukrainiens. Cette politique pourrait entraîner des évacuations massives, voire des pertes massives de vies humaines, peut-être à l’échelle d’une arme nucléaire tactique. Les Ukrainiens ont accusé les Russes de s’apprêter à dynamiter un barrage qui, s’il sautait, inonderait Kherson et d’autres localités. Si un groupuscule terroriste ou extrémiste menaçait de porter des coups aussi dévastateurs, les gens en Occident examineraient déjà ensemble les moyens de l’arrêter. Mais parce que c’est la Russie, et parce que ce sont seulement des armes classiques, nous ne pensons pas en termes de représailles ou de réponse. Nous éprouvons une sorte de soulagement à l’idée que des gens vont mourir de froid dans des appartements non chauffés ou périront noyés sous un déluge artificiellement provoqué et non pas de retombées nucléaires.

activistes nod
Activistes du groupe NOD devant l’ambassade des États-Unis à Moscou, le 15 décembre. Sur la maquette du missile Sarmat, il est écrit « Vers Washington ». // YouTube, capture d’écran

Pourtant, alors même que nous éprouvons cette crainte, alors même que nous agissons en conséquence, alors même que nous laissons cette crainte modeler la perception que nous avons de la guerre, nous ne savons pas si nos réactions anxieuses ont un effet quelconque. Nous ne savons pas si notre refus de transférer en Ukraine des tanks de dernière génération contribue à empêcher une guerre nucléaire. Nous ne savons pas si le prêt d’un F-16 causerait un Armageddon. Nous ne savons pas si notre refus d’envoyer des munitions à très longue portée empêcherait Poutine de larguer une arme nucléaire tactique ou un autre type d’arme.

Au contraire, certaines de ces décisions peuvent avoir précisément l’effet opposé. Il est bel et bien possible que les limites que nous nous imposons aient encouragé Poutine à penser que le soutien américain à l’Ukraine était limité et pouvait bientôt cesser. L’insistance avec laquelle nous demandons à l’Ukraine de ne pas causer de tort à la Russie et aux Russes quand elle se défend pourrait expliquer pourquoi Poutine continue de se battre. Peut-être notre peur du nucléaire l’encourage-t-elle effectivement à perpétrer des atrocités non nucléaires massives ; il le fait parce qu’il estime qu’il n’aura pas à en subir les conséquences et que nous n’allons pas surenchérir.

Étant donné que le terme de retenue est de plus en plus populaire, il faut se demander si ce concept ne pourrait pas non seulement prolonger la guerre mais déboucher sur une catastrophe nucléaire. Et si les appels à la paix ne faisaient que conforter Poutine dans la conviction intime, qu’il a de nombreuses fois exprimée, selon laquelle l’Occident est faible et dégénéré ? Avant la guerre, les envois d’armes occidentales à l’Ukraine étaient limités à cause de craintes de ce type. Personne ne voulait provoquer la Russie en offrant aux Ukrainiens des systèmes trop avancés. Il apparaît rétrospectivement que cette prudence a eu des effets désastreux. Elle signifiait que Poutine pensait que l’Ouest ne viendrait pas au secours de l’Ukraine ; elle a laissé l’Ukraine moins préparée qu’elle aurait pu l’être. Si nous avions armé l’Ukraine nous aurions peut-être pu empêcher les nombreuses tragédies qui se sont déroulées en zone occupée. Si nous avions contribué à faire de l’Ukraine une cible difficile à atteindre, peut-être que l’invasion n’aurait pas eu lieu du tout.

Je ne peux bien sûr pas donner la preuve que c’est vrai parce que personne ne le peut. Nous ne pouvons consulter un règlement, une doctrine militaire publiée ni aucun autre document pour approfondir ces questions parce que la Russie n’a pas d’institutions pour réglementer le recours à l’arme nucléaire, ni même d’institutions qui fassent contrepoids au président. Dans la dictature d’un seul, la décision de recourir à l’arme nucléaire se trouve dans la tête de cet homme seul. Comme personne d’autre n’habite cette tête, personne d’autre ne sait vraiment ce qui pourrait réellement le provoquer ni même où passent vraiment ses lignes rouges.

Le seul guide que nous ayons est le passé et, étant donné le comportement de Poutine dans le passé, nous devrions au moins envisager qu’en armant et appuyant l’Ukraine nous pourrons aussi prévenir le recours à l’arme nucléaire en Ukraine. En dépit de ses bravades sur le martyre, si Poutine croit vraiment qu’une attaque nucléaire aura « des conséquences catastrophiques », pour reprendre les termes du conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, il est beaucoup moins probable qu’il en lancera une. Moins nous montrerons de crainte plus Poutine aura peur.

Les Ukrainiens nous devancent déjà. Une amie ukrainienne me disait récemment qu’elle avait fait changer les fenêtres de sa maison pour les rendre plus hermétiques, au cas où. Mais elle ne déménage pas. Elle a appris à ne pas laisser la peur déformer ses décisions. Nous devrions l’apprendre nous aussi. La seule chose que nous sachions, c’est que tant que Poutine croira que le recours aux armes nucléaires ne permettra pas de gagner la guerre, tant qu’il croira qu’en le faisant il déclencherait une réaction internationale et occidentale sans précédent, qui pourrait peut-être inclure la destruction de sa machine de guerre, de son système de communication et de son modèle économique, il n’y recourra pas.

Il faut qu’il croie qu’une frappe nucléaire marquerait le début de la fin du régime. Et il faut que nous le croyions aussi.

Traduit de l’anglais par Bernard Marchadier.

Version originale.

Journaliste et historienne américaine. Elle a beaucoup écrit sur l'histoire du communisme et le développement de la société civile en Europe centrale et orientale. Elle est notamment auteure de Famine rouge: La guerre de Staline en Ukraine (Grasset, 2019 ; édition poche sort le 6 octobre 2022) et de Gulag : a History (Doubleday, 2003), Prix Pulitzer 2004.

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