De la culpabilité, avec Karl Jaspers

L’historienne de l’art et écrivaine Olga Medvedkova livre ici un nouveau volet de sa « bibliothèque antifasciste », une série qui aide à comprendre l’actualité russe et ukrainienne en se tournant vers des références du passé. Ici, en relisant le grand philosophe allemand Karl Jaspers, elle éclaire la notion de « culpabilité collective », mais aussi celle de l’individu vivant sous un régime criminel. « Il est grand temps de demander à chaque citoyen de l’État russe ce qu’il fait exactement, en ce moment, pour que le crime propagé par son pays s’arrête », écrit l’autrice.

Les médias russes d’opposition, les intellectuels russes parlent aujourd’hui de la culpabilité. Ils disent : maintenant que tout le monde a lu Karl Jaspers (tout le monde signifie bien sûr ce que l’on appelle « la bulle démocratique »), nous avons un outil efficace pour penser la complexité de notre position, pour distinguer la responsabilité de la culpabilité. Ils font allusion, bien entendu, au livre de Karl Jaspers (1883-1969) La Culpabilité allemande (Die Schuldfrage) et c’est ce livre que je propose de relire aujourd’hui, non seulement parce que ce texte très important nous aide à comprendre ce que pensent les Russes, ce qui se passe aujourd’hui en Russie, mais parce qu’il nous aide, nous tous, à penser ce qui se passe aujourd’hui un peu partout, dans l’Occident qui affronte la restauration du totalitarisme en Russie et la guerre que cette dernière mène contre l’Ukraine.

Cet ouvrage est un résumé des cours donnés par Karl Jaspers, âgé alors de 63 ans, à l’Université de Heidelberg. C’était son université : il y avait fait ses études, il y avait enseigné. S’étant opposé aux nazis, ne s’étant pas soumis aux lois raciales et n’ayant pas divorcé de sa femme juive, il fut privé de sa chaire et mis à la retraite en 1937, interdit de toute publication en 1938. Entre 1937 et 1945, il cessa toute activité. Durant les douze années du régime nazi, Jaspers vécut dans la crainte permanente pour sa vie, mais il n’émigra pas. En avril 1945, l’entrée des troupes alliées à Heidelberg empêcha qu’il ne fût, avec son épouse, déporté dans un camp de concentration. Ce fut donc, en cette année 1946, la première publication dans l’Allemagne soumise et libérée de l’un des plus importants philosophes allemands antifascistes, traitant de la question la plus brûlante du moment. Ce texte a été traduit en français en 1948 par l’élève suisse de Jaspers, une grande dame de la pensée occidentale, Jeanne Hersch. Les rééditions de cet ouvrage parurent ensuite à des dates symboliques. La deuxième édition allemande est sortie en 1962, la veille des célèbres procès d’Auschwitz, organisés par le procureur Fritz Bauer. La réédition de la traduction française par les éditions de Minuit parut en 1990, préfacée par Pierre Vidal-Naquet, au lendemain de la chute du Mur et de la réunification de l’Allemagne. En russe, l’ouvrage fut traduit en 1999 par Salomon Apt. Dans sa réédition de 2023, parue le lendemain de l’invasion de l’Ukraine, l’ouvrage de Jaspers est préfacé par Nikolaï Epplé, historien de la littérature et traducteur de l’anglais, né en 1977, qui s’est fait connaître par un livre au titre un peu étrange : Le passé inconfortable : la mémoire des crimes commis par l’État en Russie et dans d’autres pays1. Ce passé « inconfortable » (neoudobnoïe), pour qui est-il inconfortable ? De quel genre de « confort » peut-on parler ici ?

Mais revenons à Karl Jaspers. Fils d’un juriste, il fit à l’Université de Heidelberg des études, d’abord de droit, puis de médecine, spécifiquement de psychiatrie et, enfin, à partir de l’âge de 40 ans, de philosophie, réunissant ainsi les trois compétences fondamentales qui nourrirent son œuvre. Atteint d’une maladie incurable qu’on lui diagnostiqua à 18 ans, protestant de confession, il fut à l’origine d’une vision tragique de l’existence humaine, mais aussi de la liberté humaine possible, envisageable, vision que l’on nomme l’existentialisme chrétien. À partir de 1913, il enseigna à l’Université de Heidelberg, où Hannah Arendt fut sa doctorante, avec une thèse consacrée à la notion d’amour chez Augustin. L’amitié et la correspondance entre l’élève et le maître se prolongèrent jusqu’à la fin de la vie de ce dernier. A Bâle, en 1969, ce fut Hannah Arendt qui prononça son oraison funèbre. En effet, s’il traversa les années de la terreur et de la guerre sans émigrer, si, en 1945, il retourna à l’enseignement à l’université de Heidelberg, il quitta l’Allemagne en 1948, profondément déçu par la lenteur et les contradictions du processus de la dénazification : une fois en Suisse, il renonça à la nationalité allemande. Nous comprenons pleinement ce geste à la lumière de La Culpabilité allemande.

Dans cet ouvrage, Jaspers propose à ses étudiants, à ses lecteurs, de se dépouiller de toute propagande, d’abandonner toute doctrine et de penser la situation spirituelle allemande en profondeur. Dans sa compréhension de la situation spirituelle, Jaspers est un hégélien. Il scrute le Zeitgeist, l’esprit du temps, cet ensemble complexe d’éléments qui forment le présent et qui distinguent ce présent du passé tout en préparant l’avenir. Ce sentiment du temps présent, de la situation allemande actuelle, de l’actualité non pas journalistique mais philosophique (actualité c’est le temps de l’action) est la première chose que nous devons retenir quand nous lisons ce texte.

Mais au nom de quoi, de qui parle Jaspers ? La réponse à cette question n’est pas aisée. Au début, Jaspers parle au nom de « nous », du « peuple allemand », de « tous les Allemands », partis et restés, Juifs et antisémites, membres du parti, militaires et simples bourgeois. Il parle d’abord au nom de tous, car la principale caractéristique de la situation allemande, de ce présent allemand, est la division qui empêche le présent d’être un temps d’action. Les Allemands ne peuvent plus parler les uns avec les autres. Ils n’ont plus de langue commune. « Nous devons, écrit Jaspers, apprendre à parler les uns avec les autres, et nous devons nous comprendre et nous respecter les uns les autres malgré nos extraordinaires divergences. Ces divergences sont si grandes que, dans les cas extrêmes, il nous semble être issus de peuples différents2. » Nous comprenons dès lors, que le « nous allemand » de Jaspers est tout sauf une réalité donnée ; c’est en revanche et tout à la fois une proposition et une remise en cause, ce « nous » est indispensable et impossible en même temps. Karl Jaspers est un impeccable dialecticien.

Ce que Jaspers livre ensuite est un dialogue, et même une polyphonie : il attend de ses étudiants une réaction spontanée, sincère, individuelle, libre. Chacun doit se comporter à sa manière, en examinant et en remettant en question la parole du professeur. Ce cours de Jaspers, ce texte de Jaspers (le texte garde beaucoup de son origine parlée), est une machine à penser, à converser, à prendre en compte les opinions des uns et des autres. Jaspers mime ces opinions. Le dialogue, enseigne-t-il en suivant les meilleures traditions, doit devenir le paradigme de la pensée allemande « post-nazie ». « Cela signifie que nous ne voulons pas seulement répéter notre propre avis, mais que nous voulons apprendre ce que pense l’autre3 ». En 1946, Jaspers propose ce pari : réfléchir de façon suivie, construite, tout en intégrant une variété troublante de points de vue, tout en les prenant tous au sérieux. Il insiste sur la difficulté de sa tâche. Ce qui est facile, c’est de rompre toute communication avec l’adversaire par des affirmations pleines de haine, de bravade, de narcissisme. Ce qui est facile, c’est de se gargariser de son opinion et d’écarter les questions complexes qui permettent d’avancer sur les chemins de la vérité. Car Jaspers y croit : la vérité existe. Mais elle n’est pas superficielle. Si on la poursuit, ce n’est pas pour avoir toujours raison.

Répétons : Jaspers donne ce cours en 1945. Il le publie en 1946. Ce qu’il cherche à tâtons, c’est le fondement pour un vivre-ensemble d’une nation défaite et libérée. Il insiste sur l’espoir d’un travail en commun, d’une élaboration collective de la pensée : c’est cet espoir surtout qui doit s’entretenir. Pour garder cette disposition, cet espace libre au fond de soi, chacun, avant de foncer, d’enfoncer son jugement, doit se demander : « que dois-je penser à ce propos ? » Chacun doit demander à l’autre : « qu’en penses-tu » ? » En lisant ces lignes de Jaspers, nous nous rappelons bien sûr Socrate mais nous entendons également le léger bruissement de toute une tradition de la littérature chrétienne et humaniste, composée de questions et de réponses.

Mais comment oser, dans l’Allemagne de 1945, donner la parole à tout un chacun ? Jaspers laisse-t-il ses étudiants, ses lecteurs, libres au point de se tromper complètement de chemin ? Non, à aucun moment le philosophe ne cache son dessein : le but de son entreprise est d’abord de « voir vrai », puis de réapprendre à « vivre avec de l’amour dans le cœur ». Le savoir-dialoguer pour Jaspers ne signifie pas le pardon, il est à l’opposé de la mollesse, de la lâcheté, de la moindre complaisance. « Si nous apprenons à dialoguer véritablement, nous devons pourtant rester conscients de nos grandes divergences4. » Dans sa polyphonie, la dialectique tend la main à la mystique de l’être. Pour que l’homme puisse sortir de sa solitude, pour qu’il veuille à nouveau parler avec les autres, entendre les autres, il doit d’abord faire quelque chose de difficile, très difficile : il doit changer. Rien que ça ! Il doit cesser son entretien obscène, en boucle, avec lui-même : son esprit et son cœur doivent se libérer de son ego. Il doit s’ouvrir, trouver au fond de lui un endroit vide de son moi, disponible, et par là se préparer au travail du repentir et de la purification. Car le moindre contact véritable avec l’autre est doté d’une puissance inouïe.

Ainsi, philosopher signifie pour Jaspers dialoguer, or dialoguer prépare au changement : les deux sont indispensables, indissociables, impossibles l’un sans l’autre. C’est cet apprentissage, ce changement difficile que Jaspers propose à l’ensemble de la population allemande réduite à l’impuissance par la défaite et l’occupation alliée. C’est en cela que consiste l’impossible dignité des vaincus. Tout d’abord, Jaspers le propose à ses étudiants et futurs philosophes. Il exige qu’en tant que philosophes ils prennent le risque de mener leur enquête jusqu’au bout, il leur apprend à radicaliser leur réflexion avec le maximum de courage et d’intensité, puis à rejeter ce qui est faux. Il enseigne une pensée dense, probe, ouverte, souple, énergique, comme une préfiguration d’une société nouvelle, saine, ouverte. N’ayez pas peur, dit Jaspers à ses élèves, dialoguez, changer d’avis, trompez-vous, je serai là, avec vous, vous ne vous égarerez pas puisque de toute façon, dès le début, je vous donne la clé de l’énigme : le chemin de la violence est sans espoir, la voie du mensonge est sans dignité, la solitude et l’orgueil sont stériles. « C’est dans une pleine franchise et une pleine honnêteté que réside notre dignité — qui reste possible même dans l’impuissance —, et aussi notre seule chance de salut5. » Nous comprenons en quoi Hannah Arendt a toujours été son élève.

Cette franchise que Jaspers enseigne oblige en tout premier lieu à poser à soi-même la question de la culpabilité. Non pas répondre à cette question quand elle est posée par les autres, mais se la poser soi-même. Cette question de la culpabilité est la question principale, vitale. Si on arrive à se la poser et ne serait-ce que commencer à y répondre, on peut espérer renouveler en soi-même la source de son être et retrouver confiance dans la vie. Afin d’aider chacun à faire ce travail, Jaspers définit quatre notions de culpabilité. Il s’agit de distinguer la culpabilité dans ses deux définitions : (1) l’état réel de celui qui est coupable d’un crime, (2) le sentiment de celui qui se sent coupable ou responsable d’un crime commis par lui ou par quelqu’un d’autre. Les deux premières culpabilités (il vaut mieux dire fautes) sont respectivement « criminelle » et « politique ». Elles se fondent, dans les deux cas, sur des faits objectivement établis par les instances compétentes suivant les lois en vigueur. La seconde est cependant plus compliquée car elle concerne non seulement les preneurs de décisions criminelles et les donneurs d’ordres, mais aussi les exécutants, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens d’un pays criminel, car « chaque individu porte une part de responsabilité dans la manière dont l’État est gouverné6 ».

Les deux autres culpabilités (mieux vaut dire responsabilités) sont définies par Jaspers comme « morale » et « métaphysique ». Elles ne sont pas établies par une autorité extérieure, mais ressenties par la personne qui se considère en tant que coupable. L’instance compétente dans les deux cas est la conscience individuelle. Dans le cas de la culpabilité morale, on se sent responsable d’une faute commise dans l’entourage plus ou moins proche. Dans le cas de la culpabilité métaphysique : « Chacun se trouve co-responsable de toute injustice et de tout mal commis dans le monde7. »

Souvent les lecteurs rapides de Jaspers s’arrêtent là. Or c’est là seulement que tout commence. Débute en effet un processus qui est tout sauf aisé de désintrication, de nuance, de distinction entre ces quatre façons de traiter le crime collectif, commis par un pays entier, par ses citoyens ou par un peuple entier composé d’individus, crime qui a eu lieu dans le passé et qui doit maintenant (c’est cela l’actualité) être puni, éradiqué et expié selon la justice. Commence le dialogue, et plutôt même la conversation à voix multiples, de laquelle on ne peut rien extraire, surtout pas citer un fragment. Car ce qui est écrit dans un passage n’est peut-être qu’une opinion parmi d’autres, souvent une opinion fausse tirée jusqu’à l’extrême, et qui sera rejetée dans le passage suivant. L’ouvrage de Jaspers exige d’être lu attentivement et jusqu’au bout. Même là, on a du mal à le résumer. Il fait partie de ces livres qu’on vit davantage qu’on ne le lit, et dont on sort comme d’une expérience nouvelle, en ayant non pas appris, ni même compris mais réellement vécu quelque chose. Ce qu’on en tire c’est finalement cela : que la culpabilité n’est pas un concept établi intellectuellement, mais un processus et un travail qui doit être réalisé par l’homme tout entier, par la société toute entière.

Paradoxalement, c’est ce texte qui est le plus souvent cité par les Russes d’aujourd’hui, à la recherche d’une solution rapide pour leur propre situation actuelle, loin d’être simple. Par la faute de ces situations, le texte polyphonique de Jaspers apparaît comme son exact opposé : comme un appel au conformisme mou (certes, affirme-t-on, la faute criminelle doit être punie, mais pour le reste c’est chacun pour soi), au pardon sans éradication, ou comme prônant tout simplement une attitude polie à l’intérieur d’une communauté démantelée, dévastée par le désastre. La pensée de Jaspers suivant laquelle la sortie de la catastrophe dépend, à la fois et au même moment, d’un travail impeccable des instances du droit et d’un repentir profond individuel, se présente alors comme un petit manuel bien gentil de conduite convenable parmi les siens. Effritée en arguments successifs, la leçon de Jaspers se fane, s’affadit et perd en efficacité : il ne peut d’aucune manière ni aider, ni soulager les Russes d’aujourd’hui. Car non, il ne suffit pas de se boucher les oreilles et de crier très fort en dénonçant la faute des autres, ni de se taire, par peur de blesser ou par peur tout court : « Lorsque quelqu’un se tait fièrement, son attitude constitue, certes pour un court laps de temps, un masque justifié, derrière lequel il reprend haleine et réfléchit. Mais son attitude devient tromperie à l’égard de soi et ruse à l’égard d’autrui lorsqu’elle lui sert à s’enfermer en lui-même avec sa révolte, l’empêche de voir clair, lui permet de se dérober à l’émotion provoquée par la réalité […]. Cette fierté qu’on tient à tort pour virile, alors qu’elle n’est en réalité qu’une dérobade, fait qu’on prend encore le silence pour un acte de combat, le dernier qui reste possible pour qui est réduit à l’impuissance8. »

L’une des questions les plus complexes que pose Jaspers est celle de la différence ou de la coïncidence entre la faute collective et la faute individuelle. Le peuple entier peut-il ou ne peut-il pas être jugé ? « Un peuple envisagé comme un tout ne peut être ni coupable ni innocent, ni au sens d’une culpabilité criminelle, ni au sens politique (ici il ne peut s’agir que de la responsabilité des citoyens d’un État), ni au sens moral. Lorsqu’il s’agit de porter un jugement, la catégorie de « peuple » est toujours injuste ; elle présuppose une fausse substantialisation — elle a pour conséquence que l’être humain individuel se trouve dépouillé de sa dignité9. » Cette sentence peut facilement être lue et est en effet lue comme un appel à ne pas juger les Russes d’aujourd’hui comme un peuple agresseur. Mais dans cette phrase Jaspers mentionne le « peuple » dans un sens très vaste et général : il s’agit de tous les porteurs passés, présents et futurs, de la langue, de la culture, de l’éducation, de la tradition allemandes. Il ne s’agit à aucun moment pour Jaspers de remettre en cause la responsabilité strictement juridique de tous les citoyens du IIIe Reich pour les crimes commis par ordre de ses dirigeants : « Si toute décence et toute bonne foi ont été détruites dans la politique de l’État allemand, il faut bien que cela ait eu pour raison, entre autres, le comportement de la plus grande partie de la population allemande. Un peuple est responsable de la politique de son gouvernement10. »

Mais il y a une vraie raison, plus profonde et même fondamentale, pour laquelle l’ouvrage de Jaspers écrit après la défaite du nazisme ne convient pas aux Russes d’aujourd’hui. Cette raison se trouve dans la conception du temps que Jaspers lui-même a enrichi considérablement. Si nous partons du principe que le temps, en partie au moins, est une construction conceptuelle, nous devons nous demander dans quel but nous adhérons à tel ou tel de ses modèles. La relation entre le passé, le présent et l’avenir est essentielle dans chaque modèle et par conséquent dans notre questionnement à propos du régime de temps à choisir. Le temps linéaire saute souvent par-dessus le passé, réduit le présent au lien entre le passé et l’avenir, se tend comme une flèche vers l’avenir. Le temps cyclique élargit le présent en le faisant durer, revient régulièrement sur le passé, fait oublier le futur. Comparer le présent avec le passé peut être utile, car cette opération — quand elle est menée correctement — peut permettre de mieux comprendre le présent et parfois aussi le passé même. Mais cette opération contient aussi un certain risque : le passé se confond alors avec l’avenir. S’installe le règne du rêve, de la fuite hors du réel. En laissant le présent derrière nous, nous arrivons tant bien que mal à parler au futur dans le passé, un temps bien compliqué et mal commode, ce temps qui se conjugue en français comme un conditionnel, temps difficilement utilisable dans les domaines juridique, militaire ou médical.

La Russie aujourd’hui est un État criminel au présent, ses dirigeants et nombre de ses citoyens sont coupables d’une faute criminelle. Tous ses citoyens sont coupables politiquement : ils participent au crime en obéissant aux ordres, en profitant du régime, en lui servant de vitrine « à visage humain ». Ce pays n’est encore ni vaincu, ni défait. Ses élites criminelles ne sont pas jugées et nous ne savons pas quand elles le seront. Nous ne savons pas si elles le seront un jour. Ce n’est donc pas le moment de demander aux Russes comment ils se sentent face à ce qui se passe, s’ils se sentent ou non coupables et pourquoi11, car ce n’est point du passé criminel qu’il s’agit pour eux, ni de l’avenir, mais du présent. Il est grand temps en revanche de demander à chaque citoyen de l’État russe ce qu’il fait exactement, en ce moment, aujourd’hui, là, tout de suite, pour que le crime propagé par son pays s’arrête.

medvedkova

Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.

Notes

  1. Voir mon compte rendu de cet ouvrage dans les Cahiers du Monde russe.
  2. Karl Jaspers, La Culpabilité allemande (Die Schuldfrage), Paris, Aux éditions de Minuit, 1990, p. 28.
  3. Ibid., p. 29.
  4. Ibid., p. 39.
  5. Ibid., p. 33.
  6. Ibid., p. 46.
  7. Ibid., p. 47.
  8. Ibid., p. 33-34.
  9. Ibid, p. 55.
  10. Ibid., p. 71.
  11. C’est l’objet de très nombreuses enquêtes sociologiques et publications qui paraissent aujourd’hui dans les médias russophones.

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