« Mettez-les tous au barbecue » : dialogues glaçants d’envahisseurs russes

Dans son documentaire Intercepted (Intercepté), la réalisatrice ukrainienne Oksana Karpovych brosse un portrait terrifiant de soldats russes. Le film, projeté en première au festival de Berlin, montre des images de villes ukrainiennes détruites pendant la guerre avec, en fond sonore, les enregistrements de conversations téléphoniques de soldats russes avec leurs proches. Le critique de cinéma Anton Doline nous fait part de l’impression que lui laisse le film.

L’enquête-documentaire choc d’Oksana Karpovych a remporté l’adhésion du public au festival de Berlin. Pour sa diffusion en Ukraine, le film a un autre titre : Mirnye lioudi (Des gens pacifiques). Il s’agit des civils victimes de l’agression russe depuis deux ans. Mais sur l’écran, on ne les voit quasiment pas. La plupart des scènes montrées sont désertes, témoignant non pas de la présence mais de l’absence des êtres humains. Ce qui nous amène à repenser au titre du film et à en percevoir l’autre sens, ironique celui-là : « les gens pacifiques », ce sont ces soldats et ces officiers venus de Russie dont les voix constituent, de la première à la dernière scène du film, l’essentiel de la bande-son.

Le film est entièrement construit selon un même procédé, mais un procédé extrêmement efficace. Visuellement, il s’agit d’un portrait de l’Ukraine sur fond de guerre dressé par la réalisatrice et son directeur de la photographie, Christopher Nunn, avec une minutie et une distance stupéfiante. Il est facile de se représenter le film comme un album de photos tant la plupart de ces « tableaux vivants » sont statiques. Ce qui impressionne surtout, c’est l’accompagnement sonore. Ce sont des conversations téléphoniques interceptées par les Ukrainiens entre les occupants et leurs proches restés au pays — des amis et des parents, le plus souvent des mères, des épouses et des petites amies1.

Le contrepoint fonctionne parfaitement. L’intérieur d’appartements naguère élégamment aménagés et désormais détruits et abandonnés par leurs occupants, avec des brèches dans les murs et des monceaux de déchets sur le sol ; des vaches placides paissant dans les prés et qui, à la différence des humains, ne remarquent pas la guerre ; des maisons calcinées et bombardées ; une plage paisible au bord de laquelle des enfants jouent à s’éclabousser alors que se profile vaguement sur l’autre rive un immeuble en ruines. Et, hors champ, tout un drame radiophonique dont les acteurs paraissent se fondre dans un destin commun, un portrait allégorique de l’envahisseur, du violeur et du pillard d’aujourd’hui.

C’est ainsi qu’est visualisée l’idée de l’invasion : les voix des Russes envahissent littéralement l’espace abandonné par les Ukrainiens, assassinés ou en fuite. Même quand les séquences sonores ou visuelles sont sur le point de lasser le spectateur par leur monotonie, la tension interne qu’elles contribuent à créer continue de retenir l’attention. Les dialogues sont du reste souvent si monstrueusement glaçants que, même si on le voulait, on ne pourrait pas s’en détacher.

Ce qui frappe d’emblée c’est l’abondance de gros mots dans les échanges. « Il est foutrement bon, le jus ici, bordel de merde », remarque un soldat faisant part de ses impressions à quelqu’un qui est sans doute sa femme. « Ils vivent mieux que nous, putain ! » constate un autre avec un ressentiment puéril. « Avec tout le soutien qu’ils reçoivent de l’Occident ! » réplique son interlocutrice d’un ton envieux. Puis les héros hors champ passent des impressions aux actes. « J’ai piqué des trucs », explique modestement l’un d’eux à sa mère. « Mon chéri ! » s’attendrit-elle.

En vérité, « quel Russe pourrait ne rien barboter ? » Surtout qu’ « ici, tout est de qualité » et « la Russie est un pays avide » (en disant ces mots, le soldat laisse transparaître un curieux attendrissement). La description des baskets volées et la promesse de rapporter à sa fille un ordinateur portable pour l’école laissent place à des paroles candides avouant l’exécution d’ordres de supérieurs qui demandaient de tuer des civils. « En général, on attrape les nazis sans faiblir, en masse, ce matin on en a pris trois et on les a zigouillés. » Un silence. « Tu entends ? » « J’entends. » « Pourquoi tu dis rien alors ? » « Je suis sous le choc. »

Surgissent incidemment des propos sur les bases de l’OTAN qui n’existent pas et sur la perfidie des « Amerloques » qui « traînent Poutine dans la boue ». Le nom du président n’est finalement presque jamais prononcé. Les interlocuteurs s’échauffent : « Butez ces bouseux, mettez-les tous au barbecue, qu’ils finissent comme des zeks, enculés avec un manche de pelle. » « Je suis un vrai enfoiré maintenant, je peux leur tirer directement dans la tête, admet un soldat, je n’ai pas peur, je ne me vante pas, je n’en ai juste rien à foutre. »

« Tout va bien, mon lapin ? » demande-t-on là-bas au pays. « On a torturé des prisonniers », répond, comme si de rien n’était, le soldat russe au bout du fil. Puis il passe aux détails (sur lesquels on fera l’impasse). « On tue des gens, ici, maman », dit un autre sur un ton presque plaintif. « Tu es sûr que ce sont des gens ? » rétorque sa mère, dubitative.

Le montage des répliques et des dialogues se fond dans un même flux, comme dans le livre de Vladimir Sorokine La Queue, une histoire sans fin sur l’URSS de la stagnation qui met en scène une foule de personnages qu’il est quasiment impossible de distinguer les uns des autres. Il est parfois extrêmement difficile de croire que les enregistrements sont bien réels. Serait-ce que l’esprit se refuse à y croire ? En effet, comment des compatriotes — citoyens, électeurs, contribuables d’un pays moderne — peuvent-ils prononcer de telles paroles ? Peut-on vraiment dire tout haut pareilles choses au XXIe siècle ?

Lors de la projection, Oksana Karpovych, répondant à une question du public (un spectateur trouvait que certaines voix se ressemblaient et pensait qu’elles avaient pu être enregistrées par des acteurs à partir d’un matériel documentaire), a dit que tous les enregistrements étaient authentiques et que les voix étaient celles de vrais soldats. La séquence vidéo ne laisse aucun doute : dans cette guerre, tous les rênes ont été lâchés, il n’y a plus aucun frein, que ce soit juridique ou psychologique.

À la fin du film, on voit des Russes prisonniers qui déjeunent en silence dans une salle. La caméra se focalise sur une route de nuit, éclairée par les phares d’une voiture, dont la destination non seulement se perd quelque part au loin mais est tout simplement inconnue. On n’en conclut pas pour autant qu’il s’agit d’un film de propagande cherchant à déshumaniser l’ennemi. Au contraire : dans la voix de beaucoup de protagonistes, on perçoit une peur non feinte, un désespoir même, et l’on sent que tous n’ont pas envie de tuer, loin de là.

La signification du film est autre : il s’agit d’un argument décisif dans le débat sur la question lancinante de savoir qui combat en Ukraine : Poutine ou les citoyens russes. La réponse de la réalisatrice est nette et sans ambiguïté. Le dictateur a ses propres motivations et méthodes, mais chaque soldat, aussi infantile ou terrifié soit-il, appuie lui-même sur la gâchette, ce dont il est parfaitement conscient — comme l’attestent clairement les enregistrements des conversations. Il serait bon que ceux qui se font encore des illusions, deux ans après le début de l’invasion, le sachent.

Traduit du russe par Fabienne Lecallier.

Lire la version originale.

doline bio

Anton Doline est un journaliste russe, critique de cinéma, animateur de radio, rédacteur en chef du magazine L'Art du cinéma («Искусство кино») de 2017 à 2022. Installé à Riga depuis 2022, il écrit pour le média russe Meduza et présente son émission Radio Doline sur YouTube. Anton Doline a publié plusieurs ouvrages sur des grandes figures du cinéma, dont Lars von Trier et Jafar Panahi.

Notes

  1. Oksana Karpovych précise qu’elle a utilisé des enregistrements provenant de sources ouvertes, et notamment quelques dizaines d’enregistrements de conversations téléphoniques entre des soldats russes et leurs proches, rendus publics par le SBU [Service de sécurité d’Ukraine]. En septembre 2022, le New York Times a publié une enquête contenant plusieurs de ces enregistrements. En mars 2023, Mediazona a pu établir qu’une vingtaine des conversations avaient fuité et identifié treize auteurs. Selon Meduza, l’authenticité d’autres enregistrements n’a pas encore été confirmée avec certitude.

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