Paul-Marie de La Gorce, agent de l’étranger ?

Notre auteur Vincent Laloy décortique les paroles et les actes d’un personnage clé de la scène médiatique française, le « gaulliste de gauche » Paul-Marie de la Gorce (1928-2004), qui s’est illustré par ses positions toujours soufflées par ses mentors soviétiques et est-européens. 

L’ouvrage de Vincent Jauvert qui vient de paraître, À la solde de Moscou, aura bénéficié d’une autre couverture médiatique que celui — pourtant essentiel mais paru en 2022 — de Jean-François Clair, Michel Guérin et Raymond Nart, intitulé La DST sur le front de la guerre froide, rédigé par trois anciens de la maison qui, mieux que quiconque, connaissent en profondeur le sujet.

Jauvert confirme, pièces originales à l’appui, ce que développaient nos trois auteurs. Il importe également de rappeler que Thierry Wolton fut un précurseur dans la révélation d’agents soviétiques, répandus dans le rang des gaullistes dits de gauche.

La Gorce avait déjà été qualifié, de son vivant et sans qu’il le conteste, d’ « agent bolchévique » et de « suppôt des puissances arabes et de l’URSS » par Constantin Melnik1. Nous-même, dans une note de trois pages à notre hiérarchie, datée de février 1993, détaillions son douteux parcours, le qualifiant d’ « agent de désinformation », après qu’il fut invité par le groupe centriste du Sénat. Avoir toujours raison est un grand tort !

Une fiche antérieure, dite « note blanche », non datée (autour de 1986), conservée à l’Institut d’histoire sociale, conclut que « Paul-Marie de La Gorce, Jacques Decornoy et Claude Julien [journalistes du Monde] sont tenus, à des degrés divers, pour avoir été pris en main par les services soviétiques. Leurs voyages en URSS et dans les pays communistes ou progressistes, leurs fréquentations, l’orientation de leurs articles, etc., les font qualifier d’agents d’influence, sans qu’on puisse toutefois étayer ce jugement par des faits concrets ou des témoignages probants. Dans les trois cas, cette prise en main serait ancienne. »

« Prise en main ancienne »

D’après les documents découverts par Vincent Jauvert, son recrutement par le renseignement militaire soviétique, le GRU, remonte à 19582. Issu non de l’aristocratie mais de la bourgeoisie à particule, La Gorce était l’ami intime3 d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie, dont les liens de soumission à la Russie sont connus — il alla jusqu’à épouser la fille de l’ambassadeur soviétique à Paris. Au lendemain du célèbre « Vive le Québec libre ! » de De Gaulle, d’Astier et La Gorce signent une déclaration appelant la province canadienne « à s’affranchir, comme en France, des hégémonies extérieures et des servitudes du système atlantique »4. Pour La Gorce, les États-Unis constituent un « visage menaçant parfois pour le reste du monde »5, ce qui n’est pas le cas, pour lui, du bloc communiste, jamais mis en question sous sa plume.

En 1968, il est l’un des artisans de la création du Mouvement pour l’indépendance de l’Europe, aux fins de « lutter contre l’hégémonie américaine et se libérer de l’impérialisme », avec toute la fine fleur pro-soviétique, représentée par d’Astier, Francis Crémieux (PC), Max-Pol Fouchet, Dominique Gallet, Gabriel Matzneff, Philippe de Saint-Robert ou Albert-Paul Lentin6, dont Vincent Jauvert révèle aussi qu’il était un agent de l’Est.

Comme il se doit, La Gorce est hostile à l’Europe, n’hésitant pas, en 1989, à étaler sa prose dans un ouvrage publié par l’éditeur officiel du parti communiste, Messidor-Éditions sociales, sous le titre sans équivoque Europe 1992, marché de dupes, aux côtés notamment d’un Jean Ziegler, admirateur de Roger Garaudy.

L’ennemi américain, l’ami soviétique

Jean Daniel, qui n’est pas à droite, tant s’en faut, observe que La Gorce appartient à « un clan ou un courant de pensée où l’on peut retrouver Hervé Bourges, Claude Julien, Eric Rouleau, Philippe de Saint-Robert […] qui donnent volontiers dans le tiers-mondisme nettement antiaméricain »7.

En 1975, il n’est pas gêné de débattre dans l’hebdomadaire du PC, France nouvelle, sur quatre pages, en plus de celle de couverture, avec le stalinien Jean Kanapa, et l’on cherche en vain la moindre divergence entre eux. La Gorce souligne qu’il « n’y a pas de menace soviétique », au contraire de « l’implantation d’armes nucléaires françaises en R.F.A. [qui] représenterait (…) un grand danger »8. Il n’en démord pas quand, plus tard, il déclare qu’il n’existe « aucun dessein géopolitique ou stratégique rigoureux » dans la « politique russe »9. La presse du parti cite régulièrement ses publications, qu’elle met en exergue10. En décembre 1988, il est l’invité de l’Institut de recherches marxistes pour débattre des enjeux mondiaux.

La Pravda du 5 février 1980 reprend ses analyses du Figaro, où un certain Renaud Girard lui succédera…

Dans son État de jungle (Balland, 1982), La Gorce considère qu’on a bien tort de s’alarmer de l’effort d’armement soviétique, et il s’en prend plus tard à Raymond Aron, dans Le Monde diplomatique de mai 1984, où il sévit chaque mois. Comment s’en étonner ? Son papier d’avril 1992 a pour titre « Washington et la maîtrise du monde ». Pour cet oracle, « loin de rechercher une gestion démocratique de la planète, les États-Unis entendent mettre au pas leurs adversaires comme leurs alliés et empêcher l’émergence d’un système de sécurité exclusivement européen qui pourrait déstabiliser l’OTAN »11.

Il ose lancer que « les propagandes peuvent être ridicules quand elles suggèrent la manipulation des mouvements pour la paix en Europe par l’Union soviétique »12. Tout un chacun connaît pourtant le rôle majeur joué par l’URSS dans la pénétration et le financement de mouvements pacifistes, quand elle ne les a pas créés.

À la fin août 1992, il participe au lancement du Mouvement des citoyens de Chevènement, en compagnie de Léo Hamon, autre idiot utile de Moscou, membre de la présidence de France-URSS, dont le cabinet comptait La Gorce parmi ses membres, lorsqu’il était secrétaire d’État ; comme il fera partie de l’entourage d’Yves Guéna et Pierre Messmer, alors Premier ministre. Il est proche aussi de Michel Jobert, auquel il voue une admiration effrénée13.

Une grande réception organisée par le journal L’Humanité, en mars 1994, le voit côtoyer Chevènement, Gisèle Halimi, Roland Dumas, Claude Estier (autre agent patenté), l’ambassadeur de la Corée du Nord… Lorsque le directeur du quotidien, Roland Leroy, reçoit en grande pompe la Légion d’honneur, La Gorce est aux premières loges, toujours flanqué de dame Halimi14. Il contresigne, avec celle-ci, Roger Garaudy et tout l’état-major PC-CGT, un appel au président Clinton en faveur de Cuba15. Il intervient aussi dans la revue Krisis d’Alain de Benoist, où il voisine avec François Burgat, fanatique de la Palestine, et dans Témoignage chrétien, qui n’a de chrétien que le titre, espèce de feuille d’extrême gauche.

Au Mans, en décembre 1998, il est l’invité du 9e carrefour de la pensée portant sur « États-Unis, maîtres du monde », avec les habituels Alain Gresh, Pascal Boniface et François Fillon, futur salarié de la Russie de Poutine.

Son hagiographie de De Gaulle (Perrin, 1999) célèbre l’hostilité de celui-ci à Washington dans un long chapitre, « Indépendance contre hégémonie ». Son article du Monde diplomatique de mars 2002 s’intitule « Bombarder pour contrôler, Washington a défini sa stratégie ».

Dans la livraison de juin 2002 du mensuel, il rend un hommage appuyé à L’empire du chaos, d’Alain Joxe, glorifiant son « immense culture historique » alors que Pierre-André Taguieff, autrement mieux inspiré, le réduit à « un essai délirant », émanant d’un archéo-gauchiste à tendance conspirationniste16.

L’Humanité du 11 septembre 2002 accorde une large place à La Gorce, le qualifiant de « spécialiste mondialement reconnu », pour lui attribuer une pleine page dans son édition du 20 mars 2003.

Auteur d’articles dans la Revue d’études palestiniennes, on sent poindre chez lui de la compréhension pour le Hamas et le Hezbollah, condamnant la « répression israélienne » et s’étonnant que l’on puisse attribuer aux Palestiniens le terme de « terroristes »17. Par la suite, il cherchera à exonérer le régime génocidaire de Milošević18.

À son décès, en 2004, un numéro entier de la revue gaulliste Espoir célèbre sa gloire — 141 pages (sur 160) —, avec les dithyrambes de circonstance des Guéna, Saint-Robert, Eric Rouleau et bien sûr Chevènement, admirant, sur trois pages, « un grand monsieur et avant tout un grand Français », plus tard, dans ses mémoires, « un journaliste et historien de grand talent »… au service de l’étranger. L’Humanité du 3 décembre 2004 rend hommage « à la pertinence de ses jugements, […] confrère aimable, toujours fraternel, […] refus de la soumission atlantique, […] la presse française perd un journaliste courageux, de conviction et de talent ». Ses papiers, versés aux Archives nationales (fonds 588 AP), contiennent un grand nombre de rapports des renseignements généraux, qui ont peut-être été communiqués aux services de l’Est. Qu’un chef de gouvernement, toujours prompt à invoquer « l’indépendance nationale », ait pu s’entourer d’un tel collaborateur (de la Russie) interpelle19.

Auteur, membre du comité de rédaction de Commentaire, ancien fonctionnaire et élu local.

Notes

  1. Cité par Françoise Verny, Le plus beau métier du monde, Orban, 1990, p. 138.
  2. Vincent Jauvert, À la solde de Moscou, Le Seuil, 2024, p. 143.
  3. Jean-Pierre Tuquoi, Emmanuel d’Astier, Arléa, 1987, p. 14.
  4. Le Monde, 8 août 1967.
  5. La France contre les empires, Grasset, 1969, p. 362.
  6. Le Monde, 24 décembre 1968.
  7. Les religions d’un président, Grasset, 1988, p. 248.
  8. France nouvelle, 2 juin 1975.
  9. Le Figaro, 16 février 1981.
  10. L’Humanité, 16 juillet 1980, 18 août 1981, 19 juin 1985, 11 septembre 1986, 2 décembre 1988, 21 et 24 janvier 1991, Révolution, 21 juin 1985, etc.
  11. Le Monde, 14 novembre 1992.
  12. Le Monde diplomatique, mai 1985.
  13. Politique étrangère, 1/1986, p. 107-114.
  14. L’Humanité, 8 novembre 1994.
  15. Le Monde, 19 novembre 1994.
  16. Pierre-André Taguieff, Prêcheurs de haine, Mille et une nuits, 2004, p. 452.
  17. Le dernier empire – Le XXIe siècle sera-t-il américain ?, Grasset, 1996, p. 150, 220-221.
  18. « Yougoslavie réelle, Yougoslavie rêvée », Cahiers d’histoire sociale, n° 13, hiver 1999-2000, p. 69-70.
  19. Lors de l’affaire des micros posés dans les locaux du Canard enchaîné, M. Messmer, Premier ministre, avait mis en cause les services secrets américains, qui y étaient totalement étrangers (René Faligot-Pascal Krop, DST, Flammarion, 1999, p. 312).

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