L’historien américain compare les Ukrainiens à des pompiers qui assurent la sécurité du reste de l’Occident, voire du monde. Il est absurde de les rendre responsables de l’invasion russe ou de les empêcher de faire leur travail. Car ce n’est alors plus de la peur, mais une panique autodestructrice.
Il serait grave pour vous que votre ville brûle. C’est une crainte raisonnable. Que faire alors si la maison de votre voisin est en feu ? Certainement pas accuser les pompiers d’être responsables de l’incendie et organiser une manifestation devant la caserne pour piéger les camions de pompiers à l’intérieur. Ce n’est plus de la peur, mais de la panique autodestructrice. C’est l’hystérie qui fait brûler la ville.
Il serait grave qu’il y ait une troisième guerre mondiale. C’est une crainte raisonnable. En résistant à la Russie, les Ukrainiens rendent tous les scénarios d’une telle catastrophe moins probables. À l’échelle de notre monde, les Ukrainiens sont les pompiers. Ils assurent la sécurité du reste d’entre nous. Il est absurde de les rendre responsables de l’invasion russe ou de les empêcher de faire leur travail. Ce n’est plus de la peur, mais une panique autodestructrice. C’est l’hystérie qui rend la troisième guerre mondiale plus probable.
Considérons sobrement trois scénarios familiers de troisième guerre mondiale : 1. l’escalade d’une guerre conventionnelle en Europe ; 2. l’escalade d’une guerre conventionnelle dans le Pacifique ; et 3. la prolifération des armes nucléaires. Dans les trois cas, la résistance ukrainienne renforce notre sécurité. Les Ukrainiens limitent la guerre en cours en Europe à leur propre pays, ils dissuadent la guerre dans le Pacifique et ils empêchent la prolifération des armes nucléaires. Ces scénarios d’une troisième guerre mondiale ne se réalisent pas parce que les Ukrainiens prennent des risques.
- L’Europe. Le scénario traditionnel d’une troisième guerre mondiale depuis les années 1940 est un conflit entre grandes puissances en Europe, résultant d’une invasion menée par Moscou. Cette invasion a eu lieu. Grâce à l’Ukraine, la guerre en cours se limite à un seul pays, le sien. La Russie a envahi l’Ukraine sans provocation en 2014, puis à plus grande échelle en 2022. En dépits de prédictions quasi unanimes, l’Ukraine a résisté à l’invasion à grande échelle de la Russie, menant ainsi la plus grande guerre depuis 1945 sur son propre territoire. Il s’agit là d’un exploit tellement stupéfiant que nous avons tendance à le négliger. Cela a un coût inimaginable pour les Ukrainiens. L’Ukraine dépend des livraisons d’armes de ses alliés. Si nous cessons ces livraisons, en raison de nos propres craintes ou pour toute autre raison, l’Ukraine peut perdre et la guerre risque fort de s’étendre.
- Le Pacifique. Au XXIe siècle, le principal scénario de troisième guerre mondiale est une invasion chinoise de Taïwan, qui provoquerait une réponse américaine. Cette invasion n’a pas eu lieu et ne se produira probablement pas tant que l’Ukraine résistera et sera en mesure de résister. En contenant la guerre en Europe, les Ukrainiens dissuadent une guerre dans le Pacifique. Tant que la Chine verra une coalition efficace et une résistance ukrainienne significative, il est peu probable qu’elle entreprenne une offensive risquée dans le Pacifique. Comme les dirigeants taïwanais tentent de nous en convaincre, une victoire ukrainienne est le meilleur moyen d’éviter une guerre en Asie. Puisqu’ils sont le peuple le plus directement menacé, les Taïwanais demandent fermement et constamment aux Américains d’armer l’Ukraine.
- La prolifération nucléaire. Une guerre nucléaire devient beaucoup plus probable lorsque davantage de pays disposent d’armes nucléaires. La résistance ukrainienne empêche cela. La Russie fait chanter l’Ukraine avec une guerre nucléaire depuis février 2022. Si les Ukrainiens avaient cédé à ce chantage nucléaire et n’avaient pas résisté, le monde serait aujourd’hui couvert d’armes nucléaires. La leçon aurait été que tous les pays qui n’en possèdent pas doivent s’en doter pour résister à des menaces telles que celle de la Russie. Mais l’Ukraine a résisté. Si nous cessons de soutenir l’Ukraine, non seulement nous tuons les personnes qui ont assuré notre sécurité, mais nous créons un monde dans lequel les armes nucléaires se répandront et où la guerre nucléaire sera beaucoup plus probable.
Dans le monde imparfait dans lequel nous devons vivre, les Ukrainiens contiennent, dissuadent et préviennent. Les risques sont réels, mais lorsqu’ils sont évalués sobrement, sans hystérie, nous constatons que le soutien à l’Ukraine est le meilleur moyen de les limiter.
L’hystérie conduit à l’adoration de l’homme fort et au rêve d’une réponse facile. Les personnes qui répandent l’hystérie à propos de la troisième guerre mondiale ont tendance à croire en l’homme fort Poutine et l’homme fort Trump.
L’homme fort Poutine parle de guerre nucléaire, nous devons donc paniquer et forcer les Ukrainiens à se rendre. Poutine parle de guerre nucléaire sans arrêt depuis près de trois ans. Les Russes eux-mêmes ne le prennent pas au sérieux. (Pour s’en convaincre, il suffit de constater qu’aucun Russe n’a rapatrié ses enfants de Londres, de Paris ou de New York.) Le Kremlin sait que certains hystériques américains seront sensibles à la rhétorique nucléaire, et c’est pourquoi il continue d’essayer. Mais c’est le fait de croire en Poutine l’homme fort qui le rend puissant. Et céder à Poutine l’homme fort rend une troisième guerre mondiale plus probable.
L’homme fort Trump a fait croire qu’il pourrait mettre fin à la guerre russo-ukrainienne vingt-quatre heures après son élection. C’était un non-sens, comme nous l’avons vu. Trump n’a pas le pouvoir d’amener les Russes à cesser leur invasion, pas plus qu’il n’a le pouvoir d’amener les Ukrainiens à cesser leur résistance. Les Russes espèrent manœuvrer Trump pour qu’il coupe les vivres à l’Ukraine, ce qui rendrait la guerre plus facile pour eux, sans toutefois y mettre fin. Pour ce faire, ils tentent de provoquer l’hystérie américaine à propos d’une troisième guerre mondiale. Si Trump interrompt les livraisons d’armes à l’Ukraine, la défaite ukrainienne sera plus probable, ce qui rendra une troisième guerre mondiale plus probable.
La guerre russo-ukrainienne n’est pas une émission de télévision ou un podcast. On ne peut y mettre fin par une fausse masculinité ou une véritable hystérie. On ne peut y mettre fin en écoutant la propagande de ceux qui l’ont déclenchée, ni les promesses de paix magique. Un camp gagnera et un autre perdra. Les Ukrainiens ont pris sur eux une situation terriblement difficile et nous l’ont rendue aussi facile que possible. En résistant, ils améliorent notre sécurité nationale de toutes les manières possibles. Le coût pour eux sur le champ de bataille, en proportion des vies perdues par rapport à la population, est à peu près le même que le coût pour les Américains des deux guerres mondiales réunies. Et bien sûr, à ces vies perdues sur le champ de bataille s’ajoutent des dizaines de milliers de morts civils et des millions de réfugiés de l’occupation russe. Nous devons en être conscients.
C’est précisément parce que les Ukrainiens nous facilitent la tâche que nous pouvons considérer leurs sacrifices et leurs souffrances comme acquis. La résistance ukrainienne crée un monde dans lequel nous pouvons écouter nos propres peurs au lieu de nous préoccuper des réalités stratégiques. Leur courage nous permet de choisir la lâcheté. Mais imposer notre hystérie aux personnes courageuses qui assurent notre sécurité est la chose la plus dangereuse que nous puissions faire. Aucune personne saine d’esprit ne souhaite une troisième guerre mondiale. Ne la provoquons donc pas en abandonnant ceux qui l’empêchent.
Traduit de l’anglais par Desk Russie. Version originale.
Timothy Snyder est un historien américain spécialiste de l’Europe orientale, ainsi que du nationalisme et de la tyrannie. Il est titulaire de la chaire Richard C. Levin d'histoire à l'université Yale et membre permanent de l'Institut des sciences humaines à Vienne. L'une de ses grandes œuvres, Terres de sang : L'Europe entre Hitler et Staline, est parue en français en 2012 (nouvelle édition augmentée date de 2022). Ses leçons sur l'histoire de l'Ukraine sont disponibles sur sa chaîne YouTube ainsi qu'en livre audio. Depuis l'invasion russe de 2022, Snyder est très engagé dans le soutien de l'Ukraine et de son armée. Son blog est une source précieuse d'analyse de la guerre russo-ukrainienne.