Des représentants de la France à Moscou depuis 1945, il y en eut de pires et de meilleurs. Parmi ces derniers — les plus nombreux —, on peut citer, entre autres, Jacques Vimont, Bruno de Leusse, Henri Froment-Meurice, Jean-Bernard Raimond, Yves Pagniez, Stanislas de Laboulaye, Jean-Maurice Ripert… Ils ne s’en laissèrent pas compter et ne firent pas montre de complaisance ou d’erreurs d’analyse, alors que certains de leurs prédécesseurs ou successeurs ont manifesté un tropisme pro-russe parfois très poussé. C’est de ces derniers qu’il sera question dans cet article.
Joxe et Dejean
Jean-Louis Remilleux a qualifié la dynastie Joxe de « curieuse famille de grands bourgeois fascinés par le marxisme. Les Joxe forment une saga qui baigne dans les eaux les plus marxistes, tiers-mondistes ou trotskistes »1. Louis Joxe est à la tête de notre ambassade trois ans et demi, de juin 1952 à la fin 1955. À son décès, en 1991, André Lajoinie, secrétaire du comité central du parti communiste, dont il préside le groupe à l’Assemblée nationale, rend un hommage appuyé au défunt2.
La retraite venue, Joxe appartient à la présidence de l’association France-URSS, chargée de répandre la bonne parole de Moscou en France. Il y côtoie, entre autres, Léo Hamon ou le stalinien Roland Leroy. Il fait également partie du Cercle français pour la sécurité et la coopération européennes, qui regroupe les gaullo-communistes habituels, tels Jacques Bouchacourt, Yves Cholière, Philippe Devillers, le sénateur Machefer, Louis Périllier, Louis Saillant et l’inévitable Maurice Dejean.
Joxe se présenta en soutien du déserteur Maurice Thorez3. Dans la revue France-URSS de décembre 1971, il estime que « la France et l’URSS sont, en vingt ans, passées de la guerre froide et de la politique des blocs à la détente et à la coexistence pacifique ; puis à la rencontre, à la consultation et enfin à la coopération ». Il célèbre Brejnev, selon lequel l’Europe doit devenir « un authentique foyer de paix », sous domination soviétique de préférence…
On connaît les orientations de ses fils : Pierre, membre de la CGT, admirateur de Mélenchon, prit position, aux européennes du 9 juin, pour la liste communiste. Alain, qui fut notamment membre du Conseil mondial de la paix, dont Jean Montaldo notamment a établi qu’il était financé par Moscou. Pierre-André Taguieff le décrit comme « tiers-mondiste, archéo-gauchiste [qui] ne prémunit pas contre les explications conspirationnistes »4.
Du successeur de Louis Joxe, Maurice Dejean, qui sévit neuf ans dans la capitale soviétique — un record —, tout a été révélé de ses compromissions avec le régime. En premier lieu, par John Barron dans son livre, KGB5, mais dont l’édition française, publiée en 1975 chez Elsevier, censura intégralement le chapitre Dejean. Il fallut attendre les révélations de Victor Franco dans le Journal du dimanche du 7 novembre 1982 et les développements, particulièrement accablants, de Thierry Wolton dans KGB en France, paru en 1986, puis dans La France sous influence, publié en 1997.
Après guerre, l’ambassadeur René Massigli avait déjà souligné « les sottises de notre ami Dejean, qui s’aligne toujours sur le délégué soviétique »6. Pour sa part, le résistant Daniel Cordier insistait sur son « perpétuel état de trahison à l’égard du général [de Gaulle] »7. Un autre résistant d’envergure, Claude Bouchinet-Serreulles, confirme que Dejean ne cessait de trahir8. Il est significatif que celui-ci avançait, en 1943, que « les intérêts essentiels de la France coïncident avec ceux des Soviets, notamment en ce qui concerne le rétablissement de la souveraineté française »9.
Au terme de la révélation de ces graves compromissions, il est rappelé mais nullement sanctionné. Il est même invité à déjeuner à l’Élysée par le général qui, au lendemain de son voyage triomphal en Russie, lui écrit, le 4 juillet 1966, ces indignes platitudes : « Je n’ai pas manqué, au cours de ma visite en Russie, d’évoquer en pensée le temps où vous avez si dignement et noblement représenté la France »10. On a bien lu : « dignement et noblement » ! Quel hommage rendu à un diplomate qui, selon Thierry Wolton, était à la solde du KGB depuis 1943 et dont le général Grossin, à la tête du SDECE, demanda, avec insistance, le rappel, en vain. Curieusement, cette lettre a dû être censurée car elle ne figure pas dans l’édition, pourtant fort exhaustive, des Lettres, notes et carnets de Charles de Gaulle, pour la période de juillet 1966 à avril 1969, ni dans son supplément… L’on sait aussi que le général le célèbre dans le premier tome de ses Mémoires d’espoir.
Mme Dejean a, semble-t-il, fait l’objet d’une même tentative de séduction : « Les autorités soviétiques lui avaient aimablement offert des croisières fluviales. À chaque fois, un marin beaucoup trop beau, sentimental et cultivé pour être honnête avait déclaré sa flamme à cette jeune et jolie étrangère »11. Dejean ne chercha pas à se faire oublier, présidant la Société franco-soviétique de coopération industrielle ainsi que la Slava, qui conditionne des montres de fabrication soviétique, se faisant nommer au conseil d’administration de Shell, actif en tant que président de l’association France-URSS, qui « affiche un engagement de plus en plus marqué au service des intérêts soviétiques »12, ce qui lui vaut d’être décoré, en 1979, de l’ordre soviétique de l’Amitié des peuples, qui lui est remis par l’ambassadeur à Paris, au terme d’un discours dithyrambique13.
De Seydoux en Mérillon
Le cas de Roger Seydoux de Clausonne — dans la tradition de la haute bourgeoisie du Quai d’Orsay, fils et frère de diplomates — n’est en rien comparable, au contraire à celui de Dejean, dont le père était boucher. Il reste quatre ans à Moscou, de 1968 à 1972.
Le Monde du 3 avril 1967 note qu’il a établi, à New York, « une collaboration très intime avec l’ambassadeur soviétique à l’ONU, sans perdre nos amitiés traditionnelles ». Au début de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il dirige l’École libre des sciences politiques, il s’emploie à écarter les enseignants juifs ou anti-allemands14, ce qui lui fut vite pardonné.
Avant le voyage du président Pompidou à Moscou, en octobre 1970, Seydoux et Hervé Alphand, secrétaire général du Quai d’Orsay, volontiers complaisant lui aussi avec la Russie, plaident pour voir aboutir ce que les Soviétiques réclament avec insistance, à savoir un nouveau traité de coopération. Jobert, secrétaire général de l’Elysée, et Jean-Bernard Raimond, conseiller diplomatique, sont réservés voire hostiles à ces exigences. Georges Albertini rapporte alors « l’orientation soviétophile acharnée d’Alphand et Seydoux »15. Jacques Andréani, futur ambassadeur à Washington, déplore leurs « intrigues pour faire un protocole agréable aux Soviétiques »16. Leur insistance n’aboutira pas. Roger Seydoux évoquera plus tard, avec complaisance, Brejnev et « son horreur de la guerre »17. Les interventions en Tchécoslovaquie, en Pologne ? Oubliées, sans doute un point de détail…
Pour remplacer Seydoux, Jobert et Raimond proposent le nom d’un diplomate, ancien interprète de de Gaulle lors du pacte franco-soviétique de 1944, plus tard numéro deux de notre ambassade à Moscou, considéré comme l’un des meilleurs experts des affaires russes. Le chef de l’État donne son accord. Réaction indignée du ministre, Maurice Schumann, qui considère qu’il va « nous brouiller avec les Russes, ce serait monstrueux »18.
Faut-il s’en étonner quand l’on sait que, à la fin 1944, Schumann lançait qu’ « une Europe sans Russie […] cesse d’être une Europe » ? Propos rapportés par l’hebdomadaire du parti communiste, France nouvelle, du 3 mai 1951. Certes, on baigne dans l’atmosphère de la fin de la guerre mais tout de même ! Membre de la présidence de l’association France-RDA tout en s’affichant au comité de patronage de l’Association française pour la communauté atlantique, Schumann appelle, en compagnie de la fine fleur du parti stalinien, à réviser le procès Rosenberg19.
Affichant des « sentiments d’hystérie pro-soviétique […], considéré comme le plus pro-soviétique des membres du gouvernement »20, Schumann fait obstruction à la DST qui tient à rendre publique l’expulsion d’espions soviétiques déguisés en diplomates. Jean Rochet confirme, dans Cinq ans à la tête de la DST, ce singulier comportement. Schumann ne présida-t-il pas aussi l’association des Amis d’André Ulmann, espion patenté à la solde de Moscou, allant jusqu’à préfacer l’ouvrage à lui consacré intitulé André Ulmann ou le juste combat ?
Constantin Melnik a su résumer cette période : « Le gaullisme, plus que tout autre mouvement, pullulait d’agents d’influence de l’agréable KGB dont nous ne sommes jamais parvenus — mépris des gens du pouvoir pour les “obsédés” du contre-espionnage ou attrait gaullien pour l’amitié franco-russe — à débarrasser de Gaulle »21.
Le séjour de Jean-Marie Mérillon, nommé à Moscou par Roland Dumas (signataire de l’Appel des cent, d’inspiration soviétique), fut des plus brefs : juin 1989 à janvier 1991. À sa mort, en 2013, sa famille célébrait — une première dans un avis de décès — son « intelligence lumineuse »22. Qu’on en juge.
Ex-ambassadeur au Vietnam du Sud lors de la débâcle d’avril 1975 qui voit le Nord communiste s’emparer du Sud, Jean Lartéguy a déploré que Mérillon s’inquiétait davantage de ce qu’on pensait à Paris et « ne voyait rien de ce qui se passait à Saigon »23. Selon Frank Snepp, il a joué un rôle capital dans les erreurs d’appréciation et de tactique commises par les Américains, que les Français essayaient de supplanter, en misant sur la bonne foi de Hanoï — comme si l’on pouvait faire confiance à un régime communiste24 —, et alors que notre ambassadeur à Hanoï, Philippe Richer, mettait en garde Paris contre ces illusions. Ainsi que l’a écrit Olivier Todd, « phénomène classique, un Richer, socialiste de conviction, n’a aucune confiance dans les paroles apaisantes des communistes, mais un Mérillon, modéré de la droite classique, pense que l’on peut s’en servir utilement »25. La thèse que ce dernier aurait été manipulé par un agent polonais à la solde de Moscou et de Hanoï n’a fait l’objet d’aucun démenti26.
Lorsque le général Vu Ngoc Hoan, médecin général de l’armée vietnamienne, trouve refuge, toujours en avril 1975, auprès du colonel Yves Gras, attaché militaire, Mérillon ordonne de le renvoyer immédiatement. Le général, éminent neurochirurgien, passera six ans en camp de rééducation et finira ses jours à l’hôpital Sainte-Anne.
Le diplomate Jacques Viot, qui dirigea le cabinet du ministre des Affaires étrangères, a rappelé que le premier à avoir félicité, après la victoire de Mitterrand, en mai 1981, le nouveau ministre, Cheysson, c’est Mérillon, qu’il juge, par ailleurs, mal élevé, le dérangeant sans rendez-vous, réclamant la dignité d’ambassadeur, jaloux de la promotion de ses collègues27, mal vu de ces derniers, si l’on en croit Jacques Attali, qui le juge toutefois « cultivé et intelligent »28, d’autres le décrivant comme « arrogant et raisonneur »29.
À Moscou, quelle est sa première mesure ? Accepter — première dans l’histoire de la République — que Georges Marchais, secrétaire général du parti communiste — dont Jean-François Revel eut le courage, pour l’Express, de révéler l’engagement volontaire du côté de l’Allemagne nazie — tienne une sorte de conférence de presse dans les locaux mêmes de l’ambassade30. Un an avant l’élection présidentielle de 2002, le retraité Mérillon, successivement gaullo-giscardien puis socialiste (on passe plutôt de gauche à droite que l’inverse, sauf Mitterrand), appelle à voter Chevènement, avec Pierre Dabezies, Régis Debray, le général Gallois, divers compagnons de route du parti communiste et un ex-ambassadeur, considéré comme un agent de Moscou, un temps conseiller de de Gaulle31.
Jean de Gliniasty, pour conclure
En poste à Moscou de janvier 2009 à octobre 2013, il semble avoir déploré, naguère, l’attitude jugée russophobe du Quai d’Orsay32. Faut-il s’en étonner alors qu’il a été recruté, en tant que directeur de recherches, par l’Institut de recherches internationales et stratégiques (IRIS), en même temps qu’un de ses collègues, feu Loïc Hennekinne, un chevènementiste de haut vol, que détestait la quasi totalité de ses collègues ?
Un des livres de Gliniasty est préfacé par Chevènement, La diplomatie au péril des valeurs, paru en 2017. Un autre est publié dans une collection dirigée par Pascal Boniface. Le Monde diplomatique d’avril 2024 rend compte favorablement de son ouvrage France, une diplomatie déboussolée.
Gliniasty est dans la droite ligne du gaullo-chevènementisme par ses articles du Monde diplomatique ou de pleines pages régulièrement accordées à L’Humanité. Il ne semble pas gêné de coopérer avec un journal qui n’a jamais condamné explicitement les quelque cent millions de morts dues à l’idéologie communiste. On le voit participer à un colloque de la fondation Res publica de Chevènement, où, le 2 juin 2014, il évoque les Occidentaux qui ont poussé la Russie « vers les ténèbres extérieures »33. Res publica, ce sont Jacques Sapir, Mme Carrère d’Encausse, Gabriel Robin et autres diplomates pour lesquels la seule menace existante est Washington.
Dans Le Monde diplomatique d’avril 2017, Gliniasty paraît craindre que l’on puisse envisager une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et dans L’Humanité des 28-30 avril 2022, il laisse entendre que « les Russes cherchent une garantie de sécurité ».
Quand Poutine n’est pas invité, en 2019, aux cérémonies commémorant le débarquement allié, il le déplore vivement34. La même année, il réprouve les Européens « alignés sur Washington » et se montre compréhensif pour Poutine35. Dans ses articles, il n’hésite pas à s’inspirer d’auteurs aussi marqués que Philippe Devillers, Anne-Cécile Robert ou Serge Halimi.
Comment ne pas être coopératif quand on sait qu’il a créé une société de conseil avec la Russie ? « Son créneau : faire le lien entre les entreprises françaises et l’entourage de Vladimir Poutine, avec qui il a gardé de bonnes relations, malgré un contexte diplomatique tendu depuis la crise ukrainienne36. Le chiffre d’affaires : 106 000 € en 2018, plus modeste que les émoluments de François Fillon… Gliniasty représente notamment Thales pour des dossiers avec la Russie37. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir son rond de serviette sur LCI, et de se fondre dans la ligne plutôt pro-ukrainienne de la chaîne…
Auteur, membre du comité de rédaction de Commentaire, ancien fonctionnaire et élu local.
Notes
- « La saga des Joxe : encore plus à l’Est qu’à gauche », Le Figaro magazine, 16 novembre 1985.
- L’Humanité, 8 avril 1991
- Alexandre Jevakhoff, De Gaulle et la Russie, Perrin, 2022, p. 440.
- Pierre-André Taguieff, Prêcheurs de haine, Mille et une nuits, 2004, p. 452.
- John Barron, KGB, the secret work of Soviet, Reader’s digest, 1974, p. 170-192.
- Étienne Santiard, La perception du problème soviétique par les diplomates français entre 1944 et 1958, thèse de doctorat, Paris-IV, 2008, p. 140.
- Daniel Cordier, Alias Caracalla, Gallimard, 2011, p. 649.
- Claude Bouchinet-Serreulles, Nous sommes faits pour être libres, Grasset, 2000, p. 248-249.
- Henri-Christian Giraud, De Gaulle et les communistes, t. 2, Albin Michel, 1989, p. 109, 112-115. Cf. aussi Georges Bortoli, Une si longue bienveillance – Les Français et l’URSS, 1944-1991, Plon, 1994, p. 99-109.
- Sophie Davieau-Pousset, Maurice Dejean (1899-1982), un diplomate atypique, thèse de doctorat, Institut d’études politiques de Paris, 2013, p. 663-664.
- Claude de Kemoularia, Une vie à tire-d’aile, Fayard, 2007, p. 311.
- Sophie Davieau-Pousset, op. cit., p. 667.
- France-URSS, décembre 1979.
- Philippe Burrin, La France à l’heure allemande, Le Seuil, 1995, p. 313.
- Morvan Duhamel, Entretiens confidentiels de Georges Albertini, Ed. Amalthée, 2013, p. 705.
- Entretien avec un de ses collègues, octobre 1970.
- L’Express, 19 novembre 1982.
- Source privée.
- L’Humanité, 22 juin 1993.
- Morvan Duhamel, op. cit., p. 707-710, 713, 717.
- Constantin Melnik, Mille jours à Matignon, Grasset, 1988, p. 129.
- Le Monde, 23 février 2013.
- Le Figaro Magazine, 23 avril 1975.
- Frank Snepp, Sauve qui peut, Balland-France Adel, 1979.
- Olivier Todd, Cruel avril, Robert Laffont, 1988, p. 251.
- L’Express, 20 avril 1995.
- Jacques Viot, Au Quai d’Orsay, carnets privés d’un diplomate, Ed. A. Pedone, 2014, p. 216 et 240.
- Jacques Attali, Verbatim, 1981-1986, Fayard, 1993, p. 187.
- Richard Duqué, Une vie au Quai, Manitoba, 2017, p. 49. Sur l’incroyable comportement de Mérillon en Jordanie, cf. Yves Aubin de la Messuzière, Profession diplomate — Un ambassadeur dans la tourmente, Plon, 2018, p. 17-22.
- Le Monde, 28 septembre 1989.
- Le Progrès, 27 juin 2001.
- Thierry de Montbrial, Journal de Russie, Éd. du Rocher, 2012, p. 470.
- « États-Unis-Chine : quelles relations ? Et la Russie dans tout cela ? », Fondation Res publica, N° 82, 2 juin 2014, p. 39.
- Le Figaro, 5 juin 2019.
- Le Monde diplomatique, décembre 2019.
- Challenges, 17 janvier 2019.
- Clément Fayol, Ces Français au service de l’étranger, Plon, 2020, p. 129.