<p>Cet article « Mettez-les tous au barbecue » : dialogues glaçants d’envahisseurs russes a été publié par desk russie.</p>
]]>L’enquête-documentaire choc d’Oksana Karpovych a remporté l’adhésion du public au festival de Berlin. Pour sa diffusion en Ukraine, le film a un autre titre : Mirnye lioudi (Des gens pacifiques). Il s’agit des civils victimes de l’agression russe depuis deux ans. Mais sur l’écran, on ne les voit quasiment pas. La plupart des scènes montrées sont désertes, témoignant non pas de la présence mais de l’absence des êtres humains. Ce qui nous amène à repenser au titre du film et à en percevoir l’autre sens, ironique celui-là : « les gens pacifiques », ce sont ces soldats et ces officiers venus de Russie dont les voix constituent, de la première à la dernière scène du film, l’essentiel de la bande-son.
Le film est entièrement construit selon un même procédé, mais un procédé extrêmement efficace. Visuellement, il s’agit d’un portrait de l’Ukraine sur fond de guerre dressé par la réalisatrice et son directeur de la photographie, Christopher Nunn, avec une minutie et une distance stupéfiante. Il est facile de se représenter le film comme un album de photos tant la plupart de ces « tableaux vivants » sont statiques. Ce qui impressionne surtout, c’est l’accompagnement sonore. Ce sont des conversations téléphoniques interceptées par les Ukrainiens entre les occupants et leurs proches restés au pays — des amis et des parents, le plus souvent des mères, des épouses et des petites amies1.
Le contrepoint fonctionne parfaitement. L’intérieur d’appartements naguère élégamment aménagés et désormais détruits et abandonnés par leurs occupants, avec des brèches dans les murs et des monceaux de déchets sur le sol ; des vaches placides paissant dans les prés et qui, à la différence des humains, ne remarquent pas la guerre ; des maisons calcinées et bombardées ; une plage paisible au bord de laquelle des enfants jouent à s’éclabousser alors que se profile vaguement sur l’autre rive un immeuble en ruines. Et, hors champ, tout un drame radiophonique dont les acteurs paraissent se fondre dans un destin commun, un portrait allégorique de l’envahisseur, du violeur et du pillard d’aujourd’hui.
C’est ainsi qu’est visualisée l’idée de l’invasion : les voix des Russes envahissent littéralement l’espace abandonné par les Ukrainiens, assassinés ou en fuite. Même quand les séquences sonores ou visuelles sont sur le point de lasser le spectateur par leur monotonie, la tension interne qu’elles contribuent à créer continue de retenir l’attention. Les dialogues sont du reste souvent si monstrueusement glaçants que, même si on le voulait, on ne pourrait pas s’en détacher.
Ce qui frappe d’emblée c’est l’abondance de gros mots dans les échanges. « Il est foutrement bon, le jus ici, bordel de merde », remarque un soldat faisant part de ses impressions à quelqu’un qui est sans doute sa femme. « Ils vivent mieux que nous, putain ! » constate un autre avec un ressentiment puéril. « Avec tout le soutien qu’ils reçoivent de l’Occident ! » réplique son interlocutrice d’un ton envieux. Puis les héros hors champ passent des impressions aux actes. « J’ai piqué des trucs », explique modestement l’un d’eux à sa mère. « Mon chéri ! » s’attendrit-elle.
En vérité, « quel Russe pourrait ne rien barboter ? » Surtout qu’ « ici, tout est de qualité » et « la Russie est un pays avide » (en disant ces mots, le soldat laisse transparaître un curieux attendrissement). La description des baskets volées et la promesse de rapporter à sa fille un ordinateur portable pour l’école laissent place à des paroles candides avouant l’exécution d’ordres de supérieurs qui demandaient de tuer des civils. « En général, on attrape les nazis sans faiblir, en masse, ce matin on en a pris trois et on les a zigouillés. » Un silence. « Tu entends ? » « J’entends. » « Pourquoi tu dis rien alors ? » « Je suis sous le choc. »
Surgissent incidemment des propos sur les bases de l’OTAN qui n’existent pas et sur la perfidie des « Amerloques » qui « traînent Poutine dans la boue ». Le nom du président n’est finalement presque jamais prononcé. Les interlocuteurs s’échauffent : « Butez ces bouseux, mettez-les tous au barbecue, qu’ils finissent comme des zeks, enculés avec un manche de pelle. » « Je suis un vrai enfoiré maintenant, je peux leur tirer directement dans la tête, admet un soldat, je n’ai pas peur, je ne me vante pas, je n’en ai juste rien à foutre. »
« Tout va bien, mon lapin ? » demande-t-on là-bas au pays. « On a torturé des prisonniers », répond, comme si de rien n’était, le soldat russe au bout du fil. Puis il passe aux détails (sur lesquels on fera l’impasse). « On tue des gens, ici, maman », dit un autre sur un ton presque plaintif. « Tu es sûr que ce sont des gens ? » rétorque sa mère, dubitative.
Le montage des répliques et des dialogues se fond dans un même flux, comme dans le livre de Vladimir Sorokine La Queue, une histoire sans fin sur l’URSS de la stagnation qui met en scène une foule de personnages qu’il est quasiment impossible de distinguer les uns des autres. Il est parfois extrêmement difficile de croire que les enregistrements sont bien réels. Serait-ce que l’esprit se refuse à y croire ? En effet, comment des compatriotes — citoyens, électeurs, contribuables d’un pays moderne — peuvent-ils prononcer de telles paroles ? Peut-on vraiment dire tout haut pareilles choses au XXIe siècle ?
Lors de la projection, Oksana Karpovych, répondant à une question du public (un spectateur trouvait que certaines voix se ressemblaient et pensait qu’elles avaient pu être enregistrées par des acteurs à partir d’un matériel documentaire), a dit que tous les enregistrements étaient authentiques et que les voix étaient celles de vrais soldats. La séquence vidéo ne laisse aucun doute : dans cette guerre, tous les rênes ont été lâchés, il n’y a plus aucun frein, que ce soit juridique ou psychologique.
À la fin du film, on voit des Russes prisonniers qui déjeunent en silence dans une salle. La caméra se focalise sur une route de nuit, éclairée par les phares d’une voiture, dont la destination non seulement se perd quelque part au loin mais est tout simplement inconnue. On n’en conclut pas pour autant qu’il s’agit d’un film de propagande cherchant à déshumaniser l’ennemi. Au contraire : dans la voix de beaucoup de protagonistes, on perçoit une peur non feinte, un désespoir même, et l’on sent que tous n’ont pas envie de tuer, loin de là.
La signification du film est autre : il s’agit d’un argument décisif dans le débat sur la question lancinante de savoir qui combat en Ukraine : Poutine ou les citoyens russes. La réponse de la réalisatrice est nette et sans ambiguïté. Le dictateur a ses propres motivations et méthodes, mais chaque soldat, aussi infantile ou terrifié soit-il, appuie lui-même sur la gâchette, ce dont il est parfaitement conscient — comme l’attestent clairement les enregistrements des conversations. Il serait bon que ceux qui se font encore des illusions, deux ans après le début de l’invasion, le sachent.
Traduit du russe par Fabienne Lecallier.
Lire la version originale.
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]]><p>Cet article Le déni occidental de l’européanité de l’Ukraine et ses conséquences a été publié par desk russie.</p>
]]>Dans les premiers jours de mars 2022, alors que les troupes russes s’approchaient des faubourgs de Kyïv et que les médias internationaux se concentraient principalement sur les lignes de front ukrainiennes, la réunion informelle des dirigeants de l’UE à Versailles n’a pas attiré l’attention des journalistes, et le document qu’ils ont adopté n’a pas été examiné avec attention. Le langage insipide de la déclaration de Versailles ne diffère guère des déclarations antérieures de l’UE sur l’Ukraine, réduites essentiellement à une « reconnaissance » non contraignante des « aspirations européennes et du choix européen » de l’Ukraine et à de vagues promesses de « renforcer encore nos liens et d’approfondir notre partenariat afin d’aider l’Ukraine à poursuivre sa voie européenne ». Cette fois, cependant, une courte phrase a été ajoutée aux révérences rituelles pour marquer une véritable percée dans les relations longues et ambiguës entre l’UE et l’Ukraine. Apparemment simple et ordinaire, cette phrase était absolument inimaginable quelques semaines auparavant. « L’Ukraine, indique le document, appartient à notre famille européenne. »
Cela pourrait sembler trop évident, voire trivial, si l’on ne se souvient pas qu’au cours des dernières décennies, la langue officielle de l’UE a été soigneusement nettoyée de toute formulation qui aurait pu faire allusion à l’européanité de l’Ukraine. En effet, les fonctionnaires de l’UE pensaient qu’une telle allusion aurait pu impliquer, au moins théoriquement, l’éligibilité de l’Ukraine à l’adhésion. Comme me l’a dit un jour un diplomate français, il s’agissait là d’un véritable cauchemar pour l’UE, comparable uniquement à l’éventuelle adhésion de la Turquie. C’est pourquoi aucun document de l’UE n’a jamais fait référence à l’Ukraine comme à un « État européen », mais a plutôt employé des euphémismes délicats comme « pays partenaire » ou « pays voisin », et l’a prudemment repoussée sur les cartes mentales à une distance sûre, dans un espace nébuleux. C’est pourquoi aussi toutes les ouvertures de l’Ukraine vis-à-vis de l’UE ont été accueillies par une « reconnaissance » polie de ses aspirations européennes — une phrase d’accroche frustrante qui signifiait quelque chose comme « donne-moi ton numéro de téléphone, je t’appellerai plus tard ».
La véritable signification de cette politesse s’est révélée dans les déclarations moins formelles de nombreux fonctionnaires de l’UE. Il suffit de mentionner la célèbre remarque de Romano Prodi selon laquelle l’Ukraine « a autant de raisons d’être dans l’UE que la Nouvelle-Zélande » (parce que les Néo-Zélandais, selon lui, ont également une identité européenne). Ou, encore plus méprisante, la boutade de Günter Verheugen selon laquelle « quiconque pense que l’Ukraine devrait être intégrée à l’UE devrait peut-être présenter l’argument selon lequel le Mexique devrait être intégré aux États-Unis »1. Pour de nombreux Ukrainiens qui, sous tous les gouvernements, ont massivement soutenu l’adhésion à l’UE, ce fut une véritable douche froide. En particulier pour ceux qui ont brandi les drapeaux bleus de l’UE à Maïdan sous les matraques de la police et les balles des tireurs d’élite en 2014, et qui considéraient leur « appartenance européenne » comme un élément clé de leur identité ukrainienne.
Le déni occidental persistant de l’européanité de l’Ukraine est allé de pair avec le déni russe de l’existence de l’Ukraine. Sur le plan politique, ces deux dénis ont été formulés différemment et ont eu des conséquences incomparablement différentes — purement institutionnelles dans un cas et militaro-génocidaires dans l’autre. (Quant à savoir dans quelle mesure le premier déni a facilité le second, c’est une autre question.) Sur le plan épistémologique, cependant, les deux dénis provenaient de la même racine, qui peut être définie, d’après Edward Saïd et Ewa Thomson, comme le « savoir impérial » — un système de récits que tout empire développe sur lui-même et sur les colonies pour renforcer et légitimer son hégémonie. Dans les deux cas, c’est le savoir impérial russe qui a inspiré la vision russe et occidentale de l’Ukraine, même si, dans ce dernier cas, il a été complété bien sûr par une certaine expérience locale et des contraintes idéologiques et éthiques.
Le « déni de l’Ukraine » russe a des racines ontologiques beaucoup plus profondes, car il est étroitement lié à la manière dont l’identité impériale russe a été construite — en s’appropriant l’histoire, le territoire et l’identité de l’Ukraine (et du Bélarus) et en plaçant l’Ukraine / Kyïv au centre même du mythe impérial de l’origine. L’Ukraine indépendante, par son existence, ébranle cette mythologie et remet en question les fondements de l’identité impériale russe. L’Ukraine en tant qu’État-nation souverain provoque, chez les Russes impériaux, une insécurité et une anxiété ontologiques. Poutine, qui qualifie l’Ukraine indépendante d’ « anti-Russie » et la définit comme une « menace existentielle » pour son pays, a raison d’une certaine manière. L’Ukraine est en effet une « anti-Russie » dans la mesure où son identité nationale est incompatible avec l’identité impériale russe. Elle constitue également une « menace existentielle » pour la Russie en tant qu’empire, mais aussi une chance pour l’émergence de la Russie en tant qu’État-nation.
Les nations occidentales qui ont accepté sans critique et normalisé, depuis le XVIIIe siècle, le savoir impérial russe, ont aussi largement accepté le « déni de l’Ukraine » en tant que partie intégrante de ce savoir. Les Occidentaux ont partagé ce « savoir » jusqu’aux années 1990 et beaucoup le partagent encore, mais leur « déni de l’Ukraine » n’était pas motivé par une quelconque insécurité ou anxiété ontologique. Il reflétait simplement la mythologie russe qui convenait parfaitement à leurs propres politiques cyniques, c’est-à-dire « réalistes », vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine [s’y ajoute une autre facteur, l’ignorance abyssale de l’Ukraine, NDLR]. Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée, on a accepté l’indépendance de l’Ukraine comme un fait accompli, étayé par des normes et des procédures juridiques plutôt que par des arguments culturels et historiques (si chers, sous une forme perverse, à Poutine et à ses acolytes).
Le désir déclaré de l’Ukraine de « retourner en Europe », c’est-à-dire de rejoindre les institutions euro-atlantiques, était une autre histoire. On peut affirmer, de manière plus générale, que le désir des Européens de l’Est (et de l’Ukraine en particulier) de rejoindre l’UE et l’OTAN a remis en question les notions établies d’ « européanité » et a provoqué, d’une certaine manière, un bouleversement ontologique. Alors que l’anxiété des Russes provenait du sentiment que leur identité impériale sans l’Ukraine était incomplète, l’anxiété des Européens provenait du sentiment inverse, à savoir que leur identité (et pas seulement leur bien-être) serait menacée par un corps étranger douteux. Il était tout à fait naturel pour eux de réadapter l’ancien « déni de l’Ukraine », induit par l’épistémologie, en un déni plus approprié de l’identité et de l’appartenance européennes de l’Ukraine.
Pour étayer ce nouveau récit, essentiellement anti-ukrainien, certains éléments du savoir impérial russe (qui n’avaient jamais été correctement révisés et rejetés en Occident) ont de nouveau été utilisés. L’un d’entre eux, peut-être le plus important dans les nouvelles circonstances, était le récit exagéré de l’affinité primordiale russo-ukrainienne, de l’interconnexion et de la quasi-impossibilité d’exister l’un sans l’autre. Cet argument était également bénéfique en termes pratiques puisqu’il justifiait une politique cynique de « Russie d’abord » au détriment de ses anciens satellites, assignés tacitement à la « sphère d’influence légitime » de la Russie, c’est-à-dire à son « arrière-cour ».
Ainsi, les ministères des Affaires étrangères allemand et français ont conclu dans un rapport conjoint classifié que « l’admission de l’Ukraine [dans l’UE] impliquerait l’isolement de la Russie», de sorte qu’ « il suffit de se contenter d’une coopération étroite avec Kiev »2 ; l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing a affirmé que seule « une partie de l’Ukraine a un caractère européen » tandis que l’autre partie a « un caractère russe », ainsi cette autre partie « ne peut appartenir à l’Union européenne tant que la Russie n’est pas admise dans l’UE »3 ; et son collègue allemand, l’ancien chancelier Helmut Schmidt assurait que « jusqu’en 1990, personne à l’Ouest ne doutait que l’Ukraine avait appartenu pendant des siècles à la Russie. Depuis lors, l’Ukraine est devenue un État indépendant, mais ce n’est pas un État-nation ».
Dans un article récemment publié, Timothy Garton Ash se souvient qu’en 2004, après la spectaculaire révolution orange, il a exhorté le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, à déclarer publiquement que l’Union européenne souhaitait que l’Ukraine devienne un jour membre. « Si je le faisais, a répondu M. Barroso, je me ferais immédiatement gifler par deux grands États membres [la France et l’Allemagne] ». Une porte-parole du commissaire européen chargé des relations extérieures a candidement clarifié la question : « Il faudra d’abord discuter de la question de savoir si ce pays est européen. »
Ce n’est que dans ce contexte que l’on peut apprécier à sa juste valeur le changement tectonique de l’attitude de l’UE à l’égard de l’Ukraine, indiqué notamment dans cette courte phrase de la déclaration de Versailles. Il est arrivé trop tard, cependant, et à un prix trop élevé : de vastes pans du territoire ukrainien ont été occupés, des villes ont été détruites et des milliers de citoyens ont été tués. Les Ukrainiens peuvent avoir de bonnes raisons d’éprouver des (re)sentiments anti-occidentaux puisqu’ils ont été plutôt trahis et négligés que reconnus et soutenus par leurs « compatriotes » occidentaux tout au long de leur histoire. Mais la seule alternative était la Russie, un État autocratique voyou, déterminé à assimiler les Ukrainiens ou à les détruire physiquement.
Contrairement à la sagesse occidentale communément médiatisée, un certain consensus sur l’« intégration européenne » de l’Ukraine existait dans la société ukrainienne bien avant la « révolution Euromaïdan » de 2013-2014, même si de nombreuses personnes espéraient (assez naïvement) combiner la dérive vers l’ouest de l’Ukraine avec de bonnes relations avec la Russie. Ils n’ont pas soutenu la tentative d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, étant pleinement conscients de la sensibilité de cette question pour Moscou, mais ils ne s’attendaient pas à l’époque à ce que l’accord purement économique avec l’UE suscite une colère similaire. L’Anschluss russe de la Crimée et l’invasion du Donbass ont mis fin à l’ambivalence des Ukrainiens. Leur soutien à l’OTAN, depuis 2014, est devenu aussi fort que celui à l’UE.
La déclaration de Versailles de 2022, qui a finalement reconnu l’appartenance de l’Ukraine à « notre famille européenne » et ouvert une voie épineuse vers une éventuelle adhésion à l’UE, a rapproché les « rêves européens » ukrainiens de la réalité comme jamais auparavant. La même année, cependant, avec l’invasion russe totale, les « cauchemars eurasiens » ukrainiens sont devenus aussi réels que jamais auparavant. Les enjeux de la lutte actuelle s’en trouvent considérablement accrus, d’où la nécessité de mobiliser toutes les ressources, y compris symboliques, au plus haut point.
L’opinion publique est certainement une de ces ressources, tant au niveau national qu’international. Ces dernières années, les Ukrainiens ont perdu toute ambivalence vis-à-vis de la Russie, de l’Occident ou de l’indépendance nationale ; ils savent aujourd’hui qu’il s’agit d’une guerre existentielle, d’une guerre de survie nationale. Mais l’opinion internationale est une autre affaire. L’essai fondateur de Milan Kundera, Tragédie de l’Europe de l’Est, pourrait nous fournir, à l’occasion du 40e anniversaire de sa publication, quelques leçons sur les stratégies rhétoriques qui peuvent être employées et celles qui ne devraient probablement pas l’être.
Tout au long de son essai, Kundera poursuit deux objectifs clairs : premièrement, persuader les lecteurs occidentaux que la soi-disant « Europe centrale » (essentiellement les nations de l’ancien empire des Habsbourg occupées finalement par les Soviétiques) partage une culture et une histoire communes avec l’Occident à un tel degré que l’Europe « occidentale » (= l’Europe en général) sans eux reste incomplète, ontologiquement incertaine. Et deuxièmement, rappeler aux Occidentaux leurs dettes et leurs péchés vis-à-vis de l’ « Europe centrale » — principalement les péchés de négligence et de trahison —, évoquer le sentiment de culpabilité et d’empathie, et le canaliser vers une plus grande sensibilisation du public à l’Europe centrale et un soutien plus fort à ses aspirations « européennes », en fait antisoviétiques / anticommunistes.
Il y avait également un troisième récit, complémentaire, qui soutenait les deux lignes discursives principales. Il s’agissait d’une référence récurrente à la Russie et / ou à l’Union soviétique qui, en tant que force « asiatique » sombre, offrait un contraste approprié avec l’impeccable européanité des trois nations choisies par Kundera et, d’autre part, rappelait implicitement la trahison de Yalta et d’autres méfaits occidentaux, contribuant ainsi au jeu du blâme et au sentiment de culpabilité de l’Occident.
Il n’existe cependant aucune preuve évidente que l’essai de Kundera ait eu un impact significatif sur les lecteurs occidentaux au-delà d’un cercle étroit d’intellectuels qui savaient quelque chose, et qui se souciaient un peu des questions relatives à l’Europe de l’Est. L’un d’entre eux, le célèbre publiciste Timothy Garton Ash, a apprécié le concept de Kundera comme un rappel opportun aux Occidentaux que la région est quelque chose de plus que des « notes de bas de page de la soviétologie » : « Berlin-Est, Prague et Budapest, écrit-il, ne sont pas tout à fait dans la même position que Kiev ou Vladivostok » , et « la Sibérie ne commence pas à Checkpoint Charlie »4. (La question de savoir si la Sibérie commence vraiment à Kyïv et si la capitale ukrainienne est exactement « dans la même position que Vladivostok » n’a pas été débattue à l’époque, ce qui a eu des conséquences dramatiques visibles aujourd’hui).
En Europe de l’Est, l’essai de Kundera, diffusé illégalement, a probablement joué un rôle mobilisateur beaucoup plus puissant à l’époque qu’à l’Ouest. Il a été largement perçu comme un argument en faveur de l’ « appartenance européenne » de la région et comme une revendication passionnée pour le « retour à l’Europe », à la « normalité », à la libération de la domination soviétique. Son essence exclusiviste est apparue bien plus tard, dans les années 1990, lorsque la notion d’ « Europe centrale » a été instrumentalisée par les nations en question pour se frayer un chemin vers les clubs d’élite de l’UE et de l’OTAN, tout en contournant des codétenus moins « centraux » et moins « européens » issus du même camp soviétique. Comme l’a remarqué avec amertume le philosophe ukrainien Volodymyr Yermolenko, « l’idée de “l’Occident kidnappé” a peut-être été libératrice pour l’Europe centrale, mais elle a été désastreuse pour l’Europe située plus à l’est. Au lieu d’abattre le mur entre l’Est et l’Ouest, elle l’a simplement déplacé vers l’Est. L’idée aurait dû être utilisée pour combattre le totalitarisme partout, mais au lieu de cela, elle l’a localisé géographiquement dans les territoires de l’ex-URSS, plaçant ainsi une “malédiction” permanente sur nos terres d’Europe de l’Est… Au lieu de rester fidèle à son propre dicton et de voir à quel point le continent européen est diversifié, [Kundera] a choisi de le diviser en deux parties, en opposition l’une à l’autre — l’Ouest humaniste contre l’Est démoniaque qui avait volé une partie [de l’Europe centrale] à l’Ouest. »
Aujourd’hui, dans leurs messages à l’Occident, les Ukrainiens utilisent tous les récits utilisés autrefois par Kundera. Ils soulignent leur « européanité », leur affinité culturelle et leur interconnexion historique. Ils rappellent aux Occidentaux leurs fautes et leurs maladresses vis-à-vis de l’Ukraine et de la Russie, leur longue complaisance à l’égard du régime voyou, leur trahison du mémorandum de Budapest et bien d’autres méfaits, s’efforçant apparemment de réveiller la conscience de leurs interlocuteurs. Ils construisent l’image de l’Ukraine en l’opposant totalement à la démoniaque Russie et affirment qu’aujourd’hui, c’est le pays des menteurs et des tueurs plutôt que des grands compositeurs et écrivains, comme trop d’Occidentaux crédules préfèrent encore le croire commodément. Enfin, les Ukrainiens utilisent un autre argument que Kundera n’a mentionné qu’une seule fois, au tout début de son essai, en évoquant les derniers mots prononcés par le radiodiffuseur hongrois lors de l’insurrection de Budapest en 1956 : « Nous allons mourir pour la Hongrie et pour l’Europe ». Cette phrase semble devenir le principal message ukrainien aujourd’hui : « Nous mourrons pour votre sécurité, votre liberté, vos valeurs. Nous mourrons pour l’ordre international, les principes, la justice. »
Malgré toutes ces similitudes rhétoriques, il existe cependant une profonde différence. Les Ukrainiens d’aujourd’hui peuvent s’appuyer sur des arguments dont Kundera ne disposait pas à l’époque. En effet, l’ordre de la guerre froide était fondé sur les accords de Yalta, réaffirmés par les accords d’Helsinki qui stipulaient, comme l’a fait remarquer Przemysław Czapliński, « l’inviolabilité des frontières et, par conséquent, l’inviolabilité de la narration ». Les Ukrainiens peuvent désormais utiliser des arguments juridiques qui sont entièrement de leur côté. Les arguments culturels, historiques et même moraux (surtout en politique) peuvent être contestés, tandis que les règles et les accords écrits sont beaucoup plus clairs. Quels que soient les fantasmes de Poutine sur le caractère « artificiel » de l’Ukraine et le droit spécial de la Russie à la détruire, il existe un fait indéniable d’agression contre un État souverain, une violation flagrante de la charte des Nations Unies et de documents bilatéraux et multilatéraux, un crime de guerre flagrant et un crime de génocide de plus en plus évident. Cela ne rend pas les arguments historiques, culturels et autres non pertinents ou redondants, mais les relègue inévitablement à un rôle secondaire, auxiliaire.
Les Ukrainiens peuvent avoir les mêmes illusions sur l’Occident que Kundera et sa génération, mais ils ont certainement plus de confiance en eux grâce à leur vécu récent. C’est ce qu’a exprimé le président ukrainien le premier jour de la guerre, dans sa réponse présumée aux diplomates américains qui lui proposaient d’être évacué de Kyïv vers un lieu plus sûr : « J’ai besoin de munitions, pas d’un chauffeur. »
La véritable tragédie de la nouvelle « Europe centrale » qui s’est déplacée vers l’est, c’est qu’elle a été reconnue trop tard et à un prix trop élevé. Et le bilan n’est pas encore définitif.
La recherche pour cette publication a été soutenue par la Fondation pour la science polonaise dans le cadre du programme FOR UKRAINE.
Traduit de l’anglais par Desk Russie.
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]]>Votre Honneur, je n’ai pas préparé mon dernier mot, je vais donc dire ce que je pense.
Je ne veux pas parler et discuter du journalisme, de ses problèmes en Russie, parce qu’il n’y a plus de journalisme en Russie. Je ne veux pas parler du système judiciaire, du tribunal, parce que le système judiciaire et la justice en Russie n’existent plus. Je ne veux pas parler de politique, qui n’existe pas non plus en Russie. Je veux simplement parler de nous, de tous les gens, des Russes. Je veux dire que ce que nous voulons tous, c’est être heureux.
Les êtres humains sont ainsi faits qu’ils rêvent à leur bonheur. Ceux qui ont intenté cette affaire criminelle contre moi, qui m’ont poursuivi, qui me jugent, qui me gardent, seront-ils heureux ? Si je suis malheureux, si ma famille est malheureuse ? Bien sûr que non. Nous devrions nous demander pourquoi nous semons la misère et le malheur autour de nous, et pourquoi une avalanche de misère et de malheur a couvert notre pays.
Travaillant comme journaliste indépendant dans la ville de Korolev, j’ai essayé de répondre à la douleur humaine, de réagir à tout problème, d’aider tout le monde. Pour moi, peut-être, l’une des pires conséquences de ce procès est que, pendant longtemps, les habitants de Korolev seront privés de mon aide. Je ne pourrai pas mettre en lumière les problèmes qui se posent à eux. Je ne pourrai pas leur dire la vérité sur ce qui se passe réellement dans la ville de Korolev. Je ne ferai plus d’émission en direct depuis le siège de la commission électorale territoriale pour que les gens sachent comment les résultats des élections sont traités dans la ville de Korolev. C’est probablement la chose la plus désagréable pour moi.
J’ai parlé de bonheur, mon discours sera peut-être décousu. Mais vous savez, on ne peut être heureux qu’avec une personne qui l’est elle-même. Je me considère comme une personne heureuse parce que j’ai mes amis, qui sont toujours là pour moi. J’ai ma famille, avec laquelle je n’ai pas communiqué depuis 10 mois. J’ai ma bien-aimée. Je suis l’homme le plus chanceux du monde parce qu’elle a accepté de m’épouser. Je ne sais pas pourquoi vous essayez de me rendre malheureux. Je suis désolé pour ma famille, pour ma femme. Parce que j’avais de grands projets pour nous. Nous voulions devenir parents. Maintenant, on ne sait pas ce qui va se passer avec tout ça.
J’étais heureux dans ma profession. Heureux d’aider les gens. J’avais de grands projets professionnels. Il y avait beaucoup de sujets que je voulais aborder. Développer mon projet. En réalité, ça aussi je peux quasiment faire une croix dessus.
Comme je l’ai dit, je ne sais pas pourquoi on veut me rendre malheureux. C’est incompréhensible pour moi. Mais je serai quand même heureux. Et en tant que personne heureuse, je répandrai la bonté et le bonheur autour de moi. Je n’ai de rancune envers personne. Je n’en veux pas à ceux qui ont défoncé la porte de mon appartement, qui ont fouillé mon appartement. Je n’en veux à personne. Ce n’est pas une bonne manière d’être.
Au tout début, j’ai dit que notre pays était recouvert par une avalanche de chagrin que personne ne veut voir. Tout comme personne ne veut voir que ce chagrin m’est tombé dessus. Tout le monde a l’impression qu’il est normal que des personnes qui n’ont rien fait de mal se retrouvent en cage. Et il est effrayant que ce malheur se répande en dehors de notre pays. Qu’à cause de nous, d’autres gens souffrent.
Dès le début, j’ai parlé dans mes publications sur le caractère criminel de l’opération militaire spéciale. Dès le début, j’ai affirmé qu’elle n’apporterait que misère et chagrin. Il n’y aura pas de bonheur. Tout le monde a lu dans son enfance L’oiseau bleu de Maeterlinck. Le sujet, c’est la quête du bonheur. Il s’agit d’attraper cet oiseau dans ses mains. Et le moment le plus effrayant de ce livre est celui où Til-Til cherche l’oiseau bleu dans le palais de la Reine de la nuit. Il doit ouvrir la porte de la grotte derrière laquelle se trouve la Guerre. Il n’a jamais rien vu de plus horrible dans sa vie que de l’ouvrir une seconde et de la refermer aussitôt. Or, de nos jours, cette porte n’est plus seulement entrouverte, elle est grande ouverte.
Si je suis malheureux et que ma famille est malheureuse, ce sort s’abattra sur tout le monde tôt ou tard. C’est comme ça que le malheur se propage comme une avalanche.
En conclusion, je voudrais raconter, je pense, une histoire personnelle qui s’est logée dans mon cœur, dans mon âme.
Ma femme et moi sommes allés en Ukraine à l’été 2018, j’ai tout simplement pris le volant et nous sommes allés en vacances dans la région d’Odessa. C’était en 2018, alors que tout le monde me disait qu’on ne pouvait pas aller là-bas, qu’ils verraient que nous étions russes, qu’on serait tués là-bas. Rien de tel ne nous est arrivé. Nous avons parcouru toute la région d’Odessa le long de la côte, jusqu’à jusqu’à la frontière roumaine. Nous avons voyagé avec une tente, en nous arrêtant dans des endroits touristiques. Nous avons croisé beaucoup d’Ukrainiens de différentes villes. Il y avait même une tente avec le drapeau national. Et même ces personnes ne nous ont rien dit. Ils ne se sont pas plaints, alors que la guerre était déjà en cours. Elle se déroulait à Donetsk, à Louhansk. Tout le monde était heureux de nous voir, nous avons eu de merveilleux échanges avec tout le monde. Parce que nous ne sommes pas venus là sur un char d’assaut. Et nous ne sommes pas venus avec le droit du plus fort.
J’ai été très surpris de voir qu’il n’y avait pratiquement pas de Russes en Ukraine. En été, la mer Noire est magnifique, tout le monde vient en vacances, dans ces endroits fabuleux. Les Ukrainiens viennent en vacances, les Polonais viennent en vacances, les Baltes viennent en vacances, les Moldaves de Transnistrie viennent en vacances. Et il n’y a pratiquement pas de Russes. Ils regardaient le numéro d’immatriculation de notre voiture d’un drôle d’air — ce sont des plaques de Moscou. J’ai eu mal au cœur lorsque j’ai réalisé que nos nations avaient été déchirées, que ce pouvoir criminel avait déchiré des gens si proches.
Mais c’est alors que s’est produit l’épisode le plus important. Nous nous trouvions à Lebedevka, dans un endroit très prisé par ceux qui partent en vacances avec des tentes au bord de la mer en Ukraine. Il y avait là une famille de la banlieue de Kyïv, de Bila Tserkva. Parents et enfants. Un garçon, âgé de neuf ans, et une fille un peu plus jeune. Nous sommes devenus amis avec eux, nous avons joué ensemble à des jeux de société. Mais j’ai remarqué que les enfants étaient un peu tendus. C’était un peu bizarre pour moi. Et puis, à un moment donné, une chose choquante s’est produite. Le garçon a commencé à demander si nous venions vraiment de Russie. Nous avons répondu que oui, nous venions de Russie. Et il nous a demandé si nous venions vraiment de Moscou. Je lui ai expliqué que nous venions de la ville de Korolev, non loin de Moscou. Il est resté silencieux, puis il m’a demandé, très sérieusement, sans aucune plaisanterie : « Et vous ne nous tuerez pas ? » Dire que j’étais choqué, c’est ne rien dire.
J’en ai parlé à ses parents et je leur ai demandé pourquoi les enfants nous disaient cela. Le père m’a répondu que c’était à cause de la guerre dans le Donbass, parce qu’on leur expliquait à l’école que la Russie était un ennemi de l’Ukraine et qu’elle avait des projets d’agression. Je leur ai demandé d’expliquer aux enfants que les Russes ordinaires ne voulaient aucun mal aux Ukrainiens, qu’il s’agissait d’un problème au niveau des hauts dirigeants russes.
Plusieurs années se sont écoulées, et aujourd’hui, en 2024, je pense avec horreur que j’ai trompé ces enfants, en leur disant de ne pas avoir peur, que rien ne se passerait, que nous ne les tuerions pas. Malheureusement, nous les tuons. Je ne sais pas ce qu’il est advenu de cette famille, car des missiles ont également touché Bila Tserkva. Mais je me souviens toujours d’eux. Et je pense que lorsque nous nous reverrons, il me sera très difficile de leur parler comme dans le passé.
J’ai publié mon premier post sur la situation à Boutcha pour que les Russes se rendent compte de l’horreur de la guerre. Qu’elle n’apporte rien d’autre que la peur, la douleur, le chagrin, la destruction, les pertes. Dans le pays voisin, mais aussi dans le nôtre. Des milliers de familles ont perdu leurs proches — des pères, des enfants, des fils ne sont pas revenus du front. Et d’autres familles attendent avec horreur l’arrivée d’un avis de décès.
Nous devons nous rendre compte que tout ce qui s’est passé est de notre faute. Je reconnais que ce qui s’est passé est de ma faute. En tant que citoyen russe qui a permis que cela se produise, qui a permis aux autorités russes de prendre des décisions aussi catastrophiques. En tant que journaliste qui n’a pas réussi à toucher la société et à expliquer que le droit du plus fort date du Moyen-Âge, que nous vivons au XXIe siècle et qu’il est tout simplement monstrueux et bas de se délecter de ces passions de l’âge des cavernes.
Que pouvons-nous faire dans cette situation ? Honnêtement, je ne sais pas. Mais je voudrais demander pardon à tous les citoyens d’Ukraine. Notre pays leur a apporté le malheur, les a privés de parents, d’êtres chers, d’amis, qui ne reviendront jamais. Je demande pardon non pas au nom de mon pays, mais en mon nom propre, citoyen de la Fédération de Russie, Roman Viktorovitch Ivanov. Je veux m’agenouiller devant les parents des personnes qui ont été tuées à Boutcha. Et bien que je ne sache pas qui les a tuées, ces morts sont la conséquence de la politique de notre pays. Je vous remercie.
Traduit du russe par Desk Russie.
Lire la version originale.
<p>Cet article « Je veux m’agenouiller devant les parents des personnes qui ont été tuées à Boutcha » a été publié par desk russie.</p>
]]><p>Cet article Alexandre Zakhartchenko : portrait d’un séparatiste du Donbass a été publié par desk russie.</p>
]]>Alexandre Zakhartchenko, 42 ans, a été tué le 31 août 2018 à l’entrée du restaurant Separat dans le centre de Donetsk. Il était le premier natif de la région du Donbass à qui le Kremlin avait confié le destin de la RPD [République Populaire de Donetsk, alias DNR] autoproclamée.
En août 2014, Zakhartchenko avait été nommé « Premier ministre » en remplacement du propagandiste russe Alexandre Borodaï. En novembre de la même année, Zakhartchenko a été élu à la tête de la RPD.
Le nouveau dirigeant appartenait à la classe des « populistes autochtones » (comme Alexeï Mozgovoï, le commandant militaire abattu en 2015 à Lougansk). Après son assassinat, les dirigeants de Donetsk sont devenus plus dociles et surtout plus prévisibles pour le Kremlin. […]
Élevé au milieu des aciéries et des wagons de charbon, Zakhartchenko avait fait des études de mécanicien et d’électricien et travaillé dans plusieurs mines avant de devenir un homme d’affaires d’un certain poids. On peut dire que le chef des insurgés était un produit de son terroir, avec une touche de cosaque, une touche de bandit et une touche de prolétaire provocateur.
J’ai testé ses prouesses populistes un matin de juillet 2015 dans un supermarché de Donetsk qui avait été endommagé par un missile pendant la nuit. Je regardais le trou que l’impact avait laissé dans le toit lorsqu’il est arrivé, en tenue de camouflage et entouré d’escortes armées qui ont pris position près du rayon de l’huile de tournesol.
Zakhartchenko s’est arrêté devant la publicité pour le « pain social », des miches de 650 grammes dont le prix était fixé en monnaie russe et ukrainienne. Debout au milieu des cageots de choux et de pommes de terre, le leader de Donetsk se déplaçait difficilement en s’appuyant sur une canne.
Cet homme téméraire et impulsif pouvait se lancer dans le combat pour le plaisir de se battre. Il aimait partir au front la nuit sans prévenir personne, ce qui rendait son escorte désespérée. À plusieurs reprises, il avait été blessé et, la dernière fois, il avait failli perdre une jambe. Pendant plusieurs mois, il avait marché à l’aide de béquilles.
Après avoir regardé le trou béant causé par le missile, Zakhartchenko engagea la conversation avec des clients du supermarché. Il s’agissait de retraités qui se plaignaient de l’insuffisance de leur pension et des tirs nocturnes à proximité de leur domicile. Il leur a expliqué qu’il était difficile de concilier guerre et protection sociale et les a prévenus que la situation serait bien pire si la guerre avec Kyïv se poursuivait et qu’il fallait rationner la nourriture. « On ne peut pas construire une vie paisible en combattant », a-t-il déclaré avec persuasion. Il a néanmoins promis de faire tout ce qui était en son pouvoir pour assurer l’approvisionnement des citoyens et a proposé d’aider le supermarché à trouver un nouveau grossiste disposé à offrir de meilleurs prix.
La personnalité de M. Zakhartchenko, comme celle de nombre de ses compatriotes et voisins, a évolué au fil du temps depuis 2014, date du début des soulèvements contre Kyïv. Ce changement s’est manifesté au cours de plusieurs conversations que j’ai eues avec lui.
Notre première rencontre a eu lieu par une chaude après-midi d’avril 2014, alors qu’il était encore le responsable local d’Oplot, une « organisation patriotique militaire » qui avait été fondée à Kharkiv par Evgueni Jiline, un activiste pro-russe et ex-policier qui sera assassiné à Moscou en 2015. Cela ne faisait que quelques jours que Zakhartchenko et ses camarades d’Oplot avaient pris le contrôle de l’administration municipale (mairie). Il était déjà une étoile montante, mais le leadership des sécessionnistes s’exerçait depuis un flamboyant comité de coordination installé dans le bâtiment de l’administration provinciale. Zakhartchenko, qui n’en faisait pas partie, m’a convoqué à la mairie. Dans le hall, quelques insurgés et quelques policiers municipaux montaient la garde, chacun de leur côté.
Nous sommes allés dans un bar. Il était accompagné d’un homme qu’il a présenté comme étant Sacha. Ce n’est que plusieurs années plus tard que j’ai compris que cet homme était Alexandre Timofeïev, alias Tashkent, le futur tout-puissant ministre des Impôts et des Recettes de la RPD. Tachkent accompagnait Zakhartchenko le soir où il a été assassiné, mais il a eu plus de chance.
« Jusqu’en novembre de l’année dernière [c’est-à-dire le début de la révolution de Maïdan en 2013], j’étais fier de vivre en Ukraine. J’étais fier de mon pays, de mon peuple, de mon Kyïv, de ma Crimée, de mon Lviv et de mon Donetsk », m’avait alors expliqué Zakhartchenko. « Pendant le championnat d’Europe de football [en 2012], je portais le drapeau ukrainien et je criais “Ukraine, Ukraine !”. J’ai brandi ce drapeau pendant toute une semaine. J’admets que j’étais fier d’être ukrainien, que Kyïv soit la mère des villes russes, qu’Odessa soit magnifique et que la Crimée soit unique en son genre. »
Ce championnat de football s’est notamment déroulé dans le nouveau stade que l’oligarque local, Rinat Akhmetov, avait fait construire pour l’occasion à Donetsk. Ce stade, le Shakhtar Arena, accueillait également l’équipe locale du même nom.
« J’étais fier d’être Ukrainien, a poursuivi M. Zakhartchenko, mais j’ai découvert que l’Ukraine n’avait pas besoin de moi, ni en tant qu’habitant ni en tant que citoyen. Je suis indigné d’être traité comme un paria dans ce pays, je trouve cela insupportable et je ne peux pas continuer à vivre comme si rien ne s’était passé. Maintenant, j’ai honte de vivre dans ce pays où l’arbitraire prévaut sur la loi, où les autorités sont impuissantes à changer quoi que ce soit, où les militaires refusent d’exécuter les ordres de leurs chefs, et où un bandit de l’Ukraine occidentale peut mettre un gouverneur à genoux, le jeter dans une poubelle et le forcer à démissionner », s’est-il exclamé.
« Nous aurions été prêts à supporter tout cela, mais lorsqu’ils ont commencé à persécuter la religion et la langue et à traiter les habitants de l’Ukraine orientale comme si nous étions des vauriens, simplement parce que Ianoukovitch était originaire de Donetsk et nous aussi, j’ai ressenti le désir de défendre ma famille, mon territoire, mes proches, et j’ai commencé à fonctionner avec une logique différente : prendre une carabine, la nettoyer, la charger et me jeter sur les barricades. »
« Il y a une semaine, j’aurais appelé à punir tous ceux qui ont occupé des bâtiments publics, ceux qui ont mis les gouverneurs à genoux, mais maintenant je vous le dis, honnêtement, je ne sais pas comment arrêter ce processus qui est allé si loin », poursuit-il.
« La situation devient incontrôlable. Il y a une semaine, j’aurais essayé de faire en sorte que les autorités m’écoutent, parce qu’à ce moment-là, ma raison et mon cœur étaient encore ensemble. Aujourd’hui, la raison est encore sobre et comprend qu’il y aura beaucoup de sang, mais mon cœur me dit de défendre ce qui m’appartient, et je ne veux plus être d’accord avec personne ni expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit. »
Zakhartchenko s’exprimait ainsi par un après-midi de printemps ensoleillé, alors que les armes commençaient à imposer leur logique dans l’est de l’Ukraine.
En mars 2017, le souvenir de l’homme qu’était Zakhartchenko en 2012, un homme qui brandissait le drapeau ukrainien pour encourager l’équipe nationale, a disparu : « Je ne criais pas “Ukraine Ukraine !”, mais “Shakhtar champion !”, pour encourager notre équipe à Donetsk. Je ne me suis jamais senti ukrainien. Comme les Basques en Espagne ou les Écossais en Grande-Bretagne, nous [les habitants du Donbass] vivions dans un pays appelé Ukraine, qui avait certaines frontières. Certains se sentaient ukrainiens, d’autres non, mais nous nous sentions tous des habitants du Donbass et nous nous moquions de la réalité officielle », explique-t-il dans le bar de l’hôtel où nous discutons […].
En tenue de camouflage, Zakhartchenko a fait irruption dans le bar de l’hôtel, entouré de sa garde personnelle, kalachnikov au poing. C’est sa façon habituelle de se déplacer. Les clients paient leur consommation et s’en vont rapidement. Un guérillero du territoire séparatiste d’Ossétie du Sud, l’un de ses plus proches gardes du corps, se tient près de notre table. Dans les unités militaires contrôlées par Zakhartchenko, se battent « près d’une centaine » de personnes originaires de ce territoire caucasien non reconnu par la communauté internationale. « Nous les avons aidés dans le passé et maintenant ils nous aident », explique-t-il.
Le chef de la RPD s’installe dans la zone fumeurs et commande un thé noir très fort. Aujourd’hui, il s’est rendu au cimetière pour se recueillir sur la tombe de son ami Mikhaïl Tolstykh, alias Guivi, le commandant du bataillon « Somali » qui a été victime d’un attentat le 8 février 2017. « Des dizaines de camarades sont enterrés à ses côtés. Sur les 53 hommes qui étaient avec moi en 2014 à la mairie, seuls trois sont encore en vie, explique-t-il. Je ne peux plus avoir de pitié pour personne, ni même pour moi. Je me fiche de savoir qui me tuera, que ce soit par radiation, par mine, par balle de sniper ou par éclat d’obus. »
La conversation se poursuit de 21 heures à 1 heure du matin en présence d’Alexandre Kazakov, officiellement le « conseiller » de Zakhartchenko, spécialement envoyé de Moscou pour le contrôler et l’empêcher de prendre des décisions hasardeuses. En réalité, il est ce que l’on pourrait appeler un commissaire politique, dépendant en dernier ressort de Vladislav Sourkov, proche collaborateur du président Poutine chargé de superviser la situation dans le Donbass.
Dans le passé, Kazakov a été un activiste pro-russe en Lettonie. Il en a été expulsé en tant que menace pour la sécurité nationale de l’État. Lorsque Zakhartchenko s’en prend trop à l’Occident, le conseiller le corrige gentiment : « Vous ne pouvez pas parler des Européens comme ça », lui dit-il. Le leader sécessionniste lui coupe la parole : « C’est vous qu’ils interviewent ? »
Comme s’il était le protagoniste d’un livre d’aventures, Zakhartchenko parle de lui-même comme d’un héros qui déjoue toujours les pièges que lui tendent ses ennemis.
« Nous avons plus en commun avec les Mongols qu’avec les Suédois. J’aime traverser la steppe à l’aube et rouler sur la neige en direction du soleil. J’aime sentir le vent de la liberté sur mon visage et c’est pourquoi je préfère les Mongols aux Suédois. » Autrefois, il aimait se rendre à Marioupol pour assister au lever du soleil en compagnie de sa femme. Aujourd’hui, il se déplace dans une voiture de luxe Lexus, mais il précise que « pendant la guerre, je me déplace dans un SUV ou une voiture blindée, qui sont bien meilleurs ».
Zakhartchenko a un sens de l’humour acerbe qui va à l’encontre du « politiquement correct » occidental. Il aime désorienter son interlocuteur et a progressivement assimilé les clichés de la propagande politique russe. Sa patrie est toujours le Donbass mais, dans sa trajectoire mentale, il a quitté l’Ukraine pour passer en Russie, telle qu’elle lui apparaît sous la présidence de Vladimir Poutine.
« L’Ukraine n’existe pas, le Bélarus n’existe pas. Il y a la Russie, et c’est une erreur de penser que les Ukrainiens se battent contre les Russes. Ce sont les Russes qui se battent contre les Russes parce que les Ukrainiens sont aussi des Russes », me dit-il.
« Il y a des gens qui se sentent ukrainiens », dis-je.
« Qui se disent Ukrainiens, corrige-t-il. Donnez-moi deux ans et personne en Ukraine ne dira qu’il est ukrainien. Sortez dans la rue et demandez aux gens. Ils vous diront qu’ils viennent du Donbass, mais personne ne dira qu’ils viennent d’Ukraine. »
Zakhartchenko reprend à son compte l’histoire de la Russie avec tous ses mythes : « La Russie est un pays de vainqueurs qui ont appris à survivre. Nous survivons partout, nous pouvons souffrir de la faim pendant une semaine, être blessés et couverts de boue mais, en rampant et en griffant, nous défendrons notre terre. »
Mêlant le passé, le présent et le futur, le chef des insurgés s’inspire du récit soviétique de la Seconde Guerre mondiale. « Quand il a fallu construire une usine de chars dans l’Oural, nous l’avons construite et nous avons assemblé les chars en plein air, dans le froid et sous la pluie, pour que ces chars aillent au front et atteignent Berlin […]. Nous avons fabriqué la meilleure bombe atomique, une “super bombe”, et maintenant vous allez nous dire que nous sommes des imbéciles et que nous devons vivre selon d’autres normes ? »
Zakhartchenko porte trois armes sur lui, deux dans ses poches et une troisième sous l’aisselle (un pistolet TT et un revolver Makarov de fabrication soviétique, plus un pistolet tchèque des années 1930). « Jusqu’à l’âge de dix-sept ans, je portais un couteau, un rasoir, comme un vrai Espagnol du Moyen-Âge », dit-il. Il pose les pistolets sur la table et vide le chargeur de l’un d’eux avant de me le tendre. Je regarde l’arme sans la toucher. « J’aime tirer. Vous écrivez, je tire », dit-il.
Le chef des insurgés parle de sa « lignée ». Il dit qu’il descend de cosaques du Don et que son grand-oncle a combattu pendant la guerre civile espagnole et a été envoyé en Sibérie parce qu’il avait été fait prisonnier par les Allemands en tant que partisan pendant la Seconde Guerre mondiale. Son arrière-grand-mère a également été déportée en Sibérie pour avoir été internée dans un camp de concentration nazi. Il raconte qu’il bat ses enfants (il en a quatre) avec une ceinture lorsqu’ils lui désobéissent et qu’ils retiennent leurs gémissements de douleur, puis le remercient pour la « leçon ».
Zakhartchenko parle de la RPD comme d’un sujet territorial et politique ayant la volonté d’annexer et d’assimiler le reste de l’Ukraine, en commençant par atteindre les frontières de la région du Donbass. Il affirme que son armée de 35 000 hommes contrôle un territoire où vivent trois millions de personnes. Il y a quelques jours, la RPD s’est emparée de toutes les grandes entreprises de la zone séparatiste en réponse au blocus ukrainien qui empêche la circulation des marchandises entre cette zone et le territoire contrôlé par Kyïv.
Zakhartchenko estime que ce n’est pas une confiscation, mais une décision « temporaire » imposée par les circonstances afin que ces entreprises puissent payer les salaires des travailleurs, ainsi que les coûts de la défense de Donetsk et les taxes qui constituent le budget local. « Nous ne sommes pas une bande d’idiots qui se promènent en brandissant des bâtons », a-t-il déclaré.
Le blocus a contraint la RPD à trouver d’autres itinéraires pour ses exportations de charbon et d’acier qui, au lieu d’être acheminées vers le port de Marioupol et le reste de l’Ukraine, empruntent désormais des voies détournées gérées depuis Moscou. […]
« La guerre est déjà une réalité. Toute l’Ukraine doit être transformée en RPD. Quand nous aurons réussi, un flot de centaines de milliers d’hommes armés se déversera en Europe, et ce ne seront pas des réfugiés comme ceux de Syrie ou de Libye, mais des gens avec une expérience du combat, bien entraînés et bien équipés », dit-il, essayant de provoquer une inquiétude pour l’avenir du continent.
<p>Cet article Alexandre Zakhartchenko : portrait d’un séparatiste du Donbass a été publié par desk russie.</p>
]]><p>Cet article Paul-Marie de La Gorce, agent de l’étranger ? a été publié par desk russie.</p>
]]>L’ouvrage de Vincent Jauvert qui vient de paraître, À la solde de Moscou, aura bénéficié d’une autre couverture médiatique que celui — pourtant essentiel mais paru en 2022 — de Jean-François Clair, Michel Guérin et Raymond Nart, intitulé La DST sur le front de la guerre froide, rédigé par trois anciens de la maison qui, mieux que quiconque, connaissent en profondeur le sujet.
Jauvert confirme, pièces originales à l’appui, ce que développaient nos trois auteurs. Il importe également de rappeler que Thierry Wolton fut un précurseur dans la révélation d’agents soviétiques, répandus dans le rang des gaullistes dits de gauche.
La Gorce avait déjà été qualifié, de son vivant et sans qu’il le conteste, d’ « agent bolchévique » et de « suppôt des puissances arabes et de l’URSS » par Constantin Melnik1. Nous-même, dans une note de trois pages à notre hiérarchie, datée de février 1993, détaillions son douteux parcours, le qualifiant d’ « agent de désinformation », après qu’il fut invité par le groupe centriste du Sénat. Avoir toujours raison est un grand tort !
Une fiche antérieure, dite « note blanche », non datée (autour de 1986), conservée à l’Institut d’histoire sociale, conclut que « Paul-Marie de La Gorce, Jacques Decornoy et Claude Julien [journalistes du Monde] sont tenus, à des degrés divers, pour avoir été pris en main par les services soviétiques. Leurs voyages en URSS et dans les pays communistes ou progressistes, leurs fréquentations, l’orientation de leurs articles, etc., les font qualifier d’agents d’influence, sans qu’on puisse toutefois étayer ce jugement par des faits concrets ou des témoignages probants. Dans les trois cas, cette prise en main serait ancienne. »
D’après les documents découverts par Vincent Jauvert, son recrutement par le renseignement militaire soviétique, le GRU, remonte à 19582. Issu non de l’aristocratie mais de la bourgeoisie à particule, La Gorce était l’ami intime3 d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie, dont les liens de soumission à la Russie sont connus — il alla jusqu’à épouser la fille de l’ambassadeur soviétique à Paris. Au lendemain du célèbre « Vive le Québec libre ! » de De Gaulle, d’Astier et La Gorce signent une déclaration appelant la province canadienne « à s’affranchir, comme en France, des hégémonies extérieures et des servitudes du système atlantique »4. Pour La Gorce, les États-Unis constituent un « visage menaçant parfois pour le reste du monde »5, ce qui n’est pas le cas, pour lui, du bloc communiste, jamais mis en question sous sa plume.
En 1968, il est l’un des artisans de la création du Mouvement pour l’indépendance de l’Europe, aux fins de « lutter contre l’hégémonie américaine et se libérer de l’impérialisme », avec toute la fine fleur pro-soviétique, représentée par d’Astier, Francis Crémieux (PC), Max-Pol Fouchet, Dominique Gallet, Gabriel Matzneff, Philippe de Saint-Robert ou Albert-Paul Lentin6, dont Vincent Jauvert révèle aussi qu’il était un agent de l’Est.
Comme il se doit, La Gorce est hostile à l’Europe, n’hésitant pas, en 1989, à étaler sa prose dans un ouvrage publié par l’éditeur officiel du parti communiste, Messidor-Éditions sociales, sous le titre sans équivoque Europe 1992, marché de dupes, aux côtés notamment d’un Jean Ziegler, admirateur de Roger Garaudy.
Jean Daniel, qui n’est pas à droite, tant s’en faut, observe que La Gorce appartient à « un clan ou un courant de pensée où l’on peut retrouver Hervé Bourges, Claude Julien, Eric Rouleau, Philippe de Saint-Robert […] qui donnent volontiers dans le tiers-mondisme nettement antiaméricain »7.
En 1975, il n’est pas gêné de débattre dans l’hebdomadaire du PC, France nouvelle, sur quatre pages, en plus de celle de couverture, avec le stalinien Jean Kanapa, et l’on cherche en vain la moindre divergence entre eux. La Gorce souligne qu’il « n’y a pas de menace soviétique », au contraire de « l’implantation d’armes nucléaires françaises en R.F.A. [qui] représenterait (…) un grand danger »8. Il n’en démord pas quand, plus tard, il déclare qu’il n’existe « aucun dessein géopolitique ou stratégique rigoureux » dans la « politique russe »9. La presse du parti cite régulièrement ses publications, qu’elle met en exergue10. En décembre 1988, il est l’invité de l’Institut de recherches marxistes pour débattre des enjeux mondiaux.
La Pravda du 5 février 1980 reprend ses analyses du Figaro, où un certain Renaud Girard lui succédera…
Dans son État de jungle (Balland, 1982), La Gorce considère qu’on a bien tort de s’alarmer de l’effort d’armement soviétique, et il s’en prend plus tard à Raymond Aron, dans Le Monde diplomatique de mai 1984, où il sévit chaque mois. Comment s’en étonner ? Son papier d’avril 1992 a pour titre « Washington et la maîtrise du monde ». Pour cet oracle, « loin de rechercher une gestion démocratique de la planète, les États-Unis entendent mettre au pas leurs adversaires comme leurs alliés et empêcher l’émergence d’un système de sécurité exclusivement européen qui pourrait déstabiliser l’OTAN »11.
Il ose lancer que « les propagandes peuvent être ridicules quand elles suggèrent la manipulation des mouvements pour la paix en Europe par l’Union soviétique »12. Tout un chacun connaît pourtant le rôle majeur joué par l’URSS dans la pénétration et le financement de mouvements pacifistes, quand elle ne les a pas créés.
À la fin août 1992, il participe au lancement du Mouvement des citoyens de Chevènement, en compagnie de Léo Hamon, autre idiot utile de Moscou, membre de la présidence de France-URSS, dont le cabinet comptait La Gorce parmi ses membres, lorsqu’il était secrétaire d’État ; comme il fera partie de l’entourage d’Yves Guéna et Pierre Messmer, alors Premier ministre. Il est proche aussi de Michel Jobert, auquel il voue une admiration effrénée13.
Une grande réception organisée par le journal L’Humanité, en mars 1994, le voit côtoyer Chevènement, Gisèle Halimi, Roland Dumas, Claude Estier (autre agent patenté), l’ambassadeur de la Corée du Nord… Lorsque le directeur du quotidien, Roland Leroy, reçoit en grande pompe la Légion d’honneur, La Gorce est aux premières loges, toujours flanqué de dame Halimi14. Il contresigne, avec celle-ci, Roger Garaudy et tout l’état-major PC-CGT, un appel au président Clinton en faveur de Cuba15. Il intervient aussi dans la revue Krisis d’Alain de Benoist, où il voisine avec François Burgat, fanatique de la Palestine, et dans Témoignage chrétien, qui n’a de chrétien que le titre, espèce de feuille d’extrême gauche.
Au Mans, en décembre 1998, il est l’invité du 9e carrefour de la pensée portant sur « États-Unis, maîtres du monde », avec les habituels Alain Gresh, Pascal Boniface et François Fillon, futur salarié de la Russie de Poutine.
Son hagiographie de De Gaulle (Perrin, 1999) célèbre l’hostilité de celui-ci à Washington dans un long chapitre, « Indépendance contre hégémonie ». Son article du Monde diplomatique de mars 2002 s’intitule « Bombarder pour contrôler, Washington a défini sa stratégie ».
Dans la livraison de juin 2002 du mensuel, il rend un hommage appuyé à L’empire du chaos, d’Alain Joxe, glorifiant son « immense culture historique » alors que Pierre-André Taguieff, autrement mieux inspiré, le réduit à « un essai délirant », émanant d’un archéo-gauchiste à tendance conspirationniste16.
L’Humanité du 11 septembre 2002 accorde une large place à La Gorce, le qualifiant de « spécialiste mondialement reconnu », pour lui attribuer une pleine page dans son édition du 20 mars 2003.
Auteur d’articles dans la Revue d’études palestiniennes, on sent poindre chez lui de la compréhension pour le Hamas et le Hezbollah, condamnant la « répression israélienne » et s’étonnant que l’on puisse attribuer aux Palestiniens le terme de « terroristes »17. Par la suite, il cherchera à exonérer le régime génocidaire de Milošević18.
À son décès, en 2004, un numéro entier de la revue gaulliste Espoir célèbre sa gloire — 141 pages (sur 160) —, avec les dithyrambes de circonstance des Guéna, Saint-Robert, Eric Rouleau et bien sûr Chevènement, admirant, sur trois pages, « un grand monsieur et avant tout un grand Français », plus tard, dans ses mémoires, « un journaliste et historien de grand talent »… au service de l’étranger. L’Humanité du 3 décembre 2004 rend hommage « à la pertinence de ses jugements, […] confrère aimable, toujours fraternel, […] refus de la soumission atlantique, […] la presse française perd un journaliste courageux, de conviction et de talent ». Ses papiers, versés aux Archives nationales (fonds 588 AP), contiennent un grand nombre de rapports des renseignements généraux, qui ont peut-être été communiqués aux services de l’Est. Qu’un chef de gouvernement, toujours prompt à invoquer « l’indépendance nationale », ait pu s’entourer d’un tel collaborateur (de la Russie) interpelle19.
<p>Cet article Paul-Marie de La Gorce, agent de l’étranger ? a été publié par desk russie.</p>
]]><p>Cet article Guerre et tyrannie a été publié par desk russie.</p>
]]>Vladimir Poutine n’est ni un idéologue ni un conquérant. Il est un déstabilisateur et un destructeur. Il ne gouverne pas les 86 républiques et provinces de la Fédération de Russie, il les tient et les empêche1. Depuis vingt ans, il réécrit l’histoire russe et enferme ses sujets dans un récit fantasmagorique de la patrie en danger. En fixant sa mission sur la vengeance obsessionnelle contre les « ennemis » et les « traîtres », à l’intérieur et à l’étranger, il a franchi toutes les limites et a fini par mettre son système de pouvoir en danger. Il joue l’avenir des 135 millions d’habitants de la Fédération… à la roulette russe ! La guerre n’est pas un événement extérieur auquel est confronté le pouvoir poutinien, elle est son horizon de principe et son mode de fonctionnement.
[…]
La thèse de ce livre tient en deux mots : tyrannie et guerre. La montée de la tyrannie s’accompagne de la montée de la violence, en Russie et à l’extérieur. Le diktat exige l’impunité, et l’impunité permet le crime, sans limite. Le chef de la Russie fait subir à sa propre population la violence politique et policière, la désinformation, le mensonge, l’absence de liberté, et lui en fait payer le prix : déclin économique et social, mobilisation militaire des hommes, un horizon bouché pour la plupart des jeunes. Plus de 300 000 militaires et mercenaires russes ont été mis « hors de combat », c’est-à-dire tués, blessés ou rendus inaptes, en 2022 et 20232.
Le recours disproportionné à la violence fait la force terrible de ce régime, et sa plus grande vulnérabilité. S’appuyer sur les hommes en armes constitue toujours une prise de risque pour le pouvoir politique. Et le risque est très grand quand on joue sur la rivalité entre un chef de mercenaires sans scrupule et des généraux dépassés et corrompus. La mutinerie du chef des milices Wagner, Evgueni Prigojine, les 23 et 24 juin 2023, a mis Vladimir Poutine dans une situation très difficile et a montré que le pouvoir n’était pas à l’abri d’une déstabilisation de l’intérieur du système.
La politique de Vladimir Poutine a toujours consisté à imposer son ordre en installant le désordre ailleurs. Dès 1999, il intervient dans les affaires intérieures des pays voisins par l’ingérence économique et médiatique, par le développement de réseaux russes, et par des interventions militaires. Il s’attaque systématiquement aux acquis de la démocratisation en Russie et dans les républiques ex-soviétiques. Il est pris de court par la révolution des Roses en Géorgie en 2003 et la révolution Orange en Ukraine en 2004, et y répond par une tactique de subversion politique et de chantage économique. Les Moldaves ont aussi été victimes de l’ingérence malfaisante de la Russie : corruption des élites, présence armée et contrôle de la Transnistrie séparatiste, soutenue financièrement et militairement par la Russie3. Poutine comprend que la démocratisation des pays de l’entre-deux, pris en étau entre l’Europe et la Russie, constitue une menace directe sur son système de pouvoir. La construction d’un État de droit en Ukraine renforcerait la souveraineté du « frère slave » et lui donnerait les moyens de se rapprocher de l’Europe.
En 2006, Moscou déstabilise la Géorgie par un embargo total, un soutien aux régions séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, et des incursions militaires de plus en plus rapprochées sous couvert de « forces de maintien de la paix ». L’invasion de la Géorgie et les bombardements durent cinq jours, du 8 au 12 août 2008. Moscou retire ses troupes, reconnaît les deux « républiques » séparatistes, mais échoue à faire tomber le président Mikheil Saakachvili, au grand dam de Vladimir Poutine qui lui vouait une haine non dissimulée4. De même, en février 2022, l’objectif premier de Poutine était d’éliminer Volodymyr Zelensky, sa famille et ses conseillers. La détestation de l’homme obscurcissait son jugement et empêchait la réflexion stratégique sur la logique et la faisabilité d’une guerre totale.
En 2014, c’est aussi après une révolution populaire, l’Euromaïdan, et la chute du président ukrainien Viktor Ianoukovitch, que le chef du Kremlin décide d’annexer la Crimée et d’occuper une partie du Donbass ukrainien. Les forces russes interviennent sur le territoire d’un État souverain, partenaire de l’Union européenne, membre de l’ONU et de nombreuses organisations multilatérales. Pour la première fois, le Kremlin va plus loin que la reconnaissance formelle d’un territoire dit « séparatiste », et annexe la république de Crimée. Il force les Tatars de Crimée et les Ukrainiens à partir ou à prendre le passeport russe, en renonçant à la nationalité ukrainienne. Moscou a donc réussi à imposer son diktat en Crimée et à l’est du Donbass en 2014. Certes, le coût économique et diplomatique était conséquent. De lourdes sanctions, votées par plus de quarante pays, ciblaient les hauts dirigeants, des hommes d’affaires et des secteurs industriels. La Russie perdit son siège au G8 et le droit de vote à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Mais les exportations de pétrole et de gaz naturel allaient bon train et le pouvoir russe restait un interlocuteur incontournable de certains gouvernements occidentaux, qui mentionnaient avec beaucoup de retenue la question des violations des droits humains et du non-respect des conventions internationales signées par la Russie.
En engageant une guerre totale en février 2022, Vladimir Poutine a cassé un équilibre instable qui lui était étonnamment favorable. C’est cette énigme qu’il s’agit de résoudre.
Cet ouvrage propose une réflexion sur la radicalisation guerrière du régime Poutine à travers l’analyse des conflits menés depuis 1999. Il aborde les causes de la guerre en Ukraine en insistant sur les ressorts internes qui ont conduit, dans un même mouvement, à l’escalade de la répression en Russie et à l’agression armée en pays étranger. Vladimir Poutine craint la démocratisation des anciennes républiques soviétiques qui s’émancipent de la tutelle d’un État russe prédateur. Il s’y oppose par tous les moyens, car c’est la survie de son propre système antidémocratique qui est en jeu.
Cependant, en provoquant la colère et l’esprit de résistance chez les Ukrainiens, Bélarusses, Géorgiens et Moldaves, en abandonnant les Arméniens du Haut-Karabakh, il défait les liens qui avaient maintenu une sphère économique et culturelle commune après l’effondrement de l’URSS. Il déchire le tissu humain et social qui entretenait la proximité avec les républiques voisines, et brade le commerce, pourtant mutuellement bénéfique, avec l’Ukraine et la Géorgie. Le système russe n’a plus beaucoup d’admirateurs, alors que le mode de gouvernement européen attire et fédère. La sphère d’influence du Kremlin se réduit comme peau de chagrin.
L’échec de la blitzkrieg contre Kyïv aux premiers jours de l’agression a provoqué un basculement dans l’inconnu et le tragique. Poutine et ses hommes, ses armées et ses administrations, ont alors perdu leurs cartes maîtresses : l’effet de surprise, le pouvoir de dissuasion et la maîtrise du calendrier. Ils ont dû rebattre les cartes et s’engager dans une autre guerre, une guerre de destruction et de terreur. La tactique de la terre brûlée est un aveu d’échec de la stratégie initiale. La prise immédiate du pouvoir politique à Kyïv n’a pas eu lieu, et, en mars 2022, le Kremlin n’avait pas de plan B.
Bombarder le sol ukrainien pour anéantir et tuer revient à reconnaître l’impossibilité de conquérir un État performant et une société soudée. Dès la deuxième semaine de guerre, la déroute militaire russe aux abords de Kyïv a renversé le rapport de force. L’Ukraine a rapidement acquis la maîtrise du calendrier et de l’information sur la conduite des combats. Puis, avec la fourniture progressive d’armes et de matériels par les partenaires occidentaux, l’armée ukrainienne a pu contenir l’agresseur et reprendre des territoires. L’automne 2023 et l’hiver 2023-2024 ont été beaucoup plus difficiles pour les Ukrainiens et très meurtriers pour l’armée russe. Une guerre d’usure s’engage sur la longue durée.
Cette guerre s’inscrit-elle dans une trajectoire historique, que rien n’aurait pu faire dévier depuis des décennies ? A-t-elle été annoncée par les guerres contre l’Afghanistan en 1979, contre la Tchétchénie dans les années 1990 et 2000, contre la Géorgie en 2008 ? Des facteurs extérieurs ont-ils contribué à la propension guerrière du Kremlin ? Est-ce d’abord et avant tout la déraison d’un chef paranoïaque qui explique la fuite en avant ?
Il est important d’étudier la nature de cette guerre d’agression et de proposer les termes adéquats pour la définir. On se presse pour la qualifier d’impérialiste, colonialiste, expansionniste. Si le discours agressif du Kremlin sonne le clairon de la conquête — « je reprends ce qui m’appartient ! » —, la conduite de l’action militaire indique une autre direction, celle de la rage destructrice et de l’anéantissement. Rayer l’Ukraine de la carte ne signifie pas vouloir la « reprendre » pour l’intégrer à une Russie en quête d’agrandissement ou à un « monde russe millénaire ». La succession d’interventions et d’actions subversives russes dans ses anciennes possessions dessine nettement une stratégie de déstabilisation et d’empêchement des pays visés, sans limite dans les moyens utilisés. Au lendemain des attentats terroristes et prises d’otages commis par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023, les dirigeants russes ont soutenu le Hamas. Ils ont profité pendant quelques semaines de la baisse de vigilance occidentale envers l’Ukraine. Cependant, ils ont aggravé la défiance à leur égard et démontré que l’État poutinien était un État prônant les méthodes de terreur.
Cet ouvrage étudie les ressorts, les calculs et les passions qui guident l’action de Poutine et ses hommes. Il pose la question des causes, lointaines et immédiates, de l’engrenage des guerres. Il souligne les erreurs tactiques et stratégiques du Kremlin, en contrepoint de jugements hâtifs sur les « victoires » de Vladimir Poutine contre ses voisins et contre l’Occident. Ce livre n’entre pas dans la narration des conflits, le récit des batailles ou l’étude des tactiques militaires. Ce n’est ni l’objet de ce travail ni le format de cet ouvrage. En revanche, des références et éléments de bibliographie permettront aux lecteurs de poursuivre l’étude de chaque guerre menée par le Kremlin.
Le premier chapitre s’interroge sur la préférence pour le conflit et le refus de la paix. Le deuxième rappelle l’héritage soviétique et analyse la montée des périls dans les années 1990. Le troisième chapitre explique pourquoi la seconde guerre en Tchétchénie était indispensable à l’installation au pouvoir de Vladimir Poutine en 1999. Puis l’ouvrage suit le fil des conflits et des résistances à l’agresseur depuis 2003, et propose une critique de l’impasse militaire et politique russe en Ukraine. L’opposition des démocrates russes à la guerre, depuis 2014, est exposée. La conclusion propose une première analyse de la fracture irrémédiable du système Poutine, qui a fait la guerre pour démontrer sa puissance et garder le pouvoir en Russie, et qui ne survivrait pas à une défaite militaire en Ukraine. Le dictateur a un besoin existentiel d’un conflit long et du maintien illimité de l’état d’exception en Russie.
<p>Cet article Guerre et tyrannie a été publié par desk russie.</p>
]]><p>Cet article L’Ukraine dans l’enseignement supérieur et la recherche en Russie a été publié par desk russie.</p>
]]>Une politique agressive de révision de l’histoire fait depuis longtemps partie du projet idéologique du Kremlin1. Tous les événements, de l’annexion de la Crimée à la phase ouverte de l’agression militaire contre l’Ukraine, auraient une explication « historique ». À cet égard, Poutine a emprunté à Joseph Staline la pratique consistant à rédiger des « articles savants » discutant de divers aspects de l’histoire complexe du XXe siècle ; ses discours publics contiennent régulièrement des références à des événements historiques. L’un de ces « articles savants » de Poutine est l’essai « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », qui expose sa vision de l’histoire ukrainienne. Dans cet article, qui fait référence au passé historique commun de la Rous’ pré-mongole, Poutine affirme qu’il n’y a pas de différence entre les peuples russe et ukrainien, que l’annexion des terres ukrainiennes au Grand-Duché de Moscou était « démocratique » et que la principale source du nationalisme ukrainien se trouvait à l’étranger et aurait reflété les intrigues politiques de l’Autriche et de la Pologne à l’encontre de la Russie. En d’autres termes, l’article de Poutine nie l’identité de la nation ukrainienne avant la Révolution russe, affirmant que l’Ukraine a été créée par le pouvoir soviétique. Enfin, l’Ukraine serait désormais « sous administration extérieure », avec l’objectif de transformer l’Ukraine en « anti-Russie » et de saper ainsi la puissance et la grandeur de la Russie.
L’interdiction de facto de discuter de points de vue alternatifs à ceux de Poutine touche la recherche historique, sociologique et politique ainsi que le contenu des programmes universitaires.
En ce qui concerne la recherche, le débat dans les études ukrainiennes a longtemps eu un caractère nettement idéologique. Par exemple, dès 2015, des auteurs discutant de la pertinence des études ukrainiennes en Russie ont directement appelé à les opposer aux « études ukrainiennes occidentales », qui auraient toujours eu « un parti pris idéologique anti-russe ». Par conséquent, la tâche des études ukrainiennes russes consisterait à « briser un blocus tacite, à sortir de l’isolement et à présenter leurs points de vue à un public international ». Toutefois, avant l’invasion russe à grande échelle en 2022, les principaux historiens des centres de recherche russes et ukrainiens ont tenté de maintenir une communication académique2. Mais, après le déclenchement de l’agression à grande échelle, ce travail a complètement cessé.
Comme l’affirme l’historien russe Viktor Mironenko, participant au projet de recherche russo-ukrainien (voir ci-dessous), dans un article intitulé « Comprendre l’Ukraine », les personnalités politiques et chercheurs russes semblent avoir commencé à considérer tout ce qui se passe en Ukraine exclusivement sous l’angle des « intrigues de divers éléments anti-russes ». En conséquence, cette perspective influe sur le principal mécanisme de formation de la politique scientifique dans les études ukrainiennes : l’octroi de subventions et l’orientation officielle des principaux centres d’études ukrainiennes.
Jusqu’en 2013, le travail de coopération le plus important a été réalisé par la commission russo-ukrainienne des historiens, qui a étudié les questions complexes et controversées des relations entre la Russie et l’Ukraine. Cette commission était coprésidée par Alexander Tchoubarian (Institut d’histoire mondiale de l’Académie des sciences de Russie) et Valeriy Smoliy (Institut d’histoire de l’Ukraine de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine). La Commission comprenait également Viktor Mironenko, Alexeï Miller et Tatiana Taïrova-Yakovleva. Après l’annexion de la Crimée, les travaux de la Commission ont failli s’arrêter. Néanmoins, deux autres réunions informelles ont eu lieu en Autriche, au cours desquelles certains membres de la Commission ont tenté de poursuivre le dialogue.
En 2020, les historiens russes membres de la Commission ont publié la monographie The History of Ukraine, qui a constitué la dernière tentative d’historiens russes sérieux de participer au dialogue scientifique entre Russes et Ukrainiens. Après le début de l’agression russe à grande échelle contre l’Ukraine, pratiquement aucun historien russe reconnu (Alexeï Miller3 et Nikita Lomaguine4 sont pratiquement les seules exceptions) n’a participé à la production des textes sur l’histoire, la culture et la politique de l’Ukraine qui reprennent la propagande officielle russe.
L’invasion à grande échelle a touché différemment les principaux chercheurs ukrainiens de Russie. Tatiana Tairova-Yakovleva, directrice du centre d’études ukrainiennes de l’Université d’État de Saint-Pétersbourg, a été licenciée pour ses déclarations anti-guerre dès juin 2022. Au même moment, en mars 2022, l’Université de Saint-Pétersbourg a lancé un cours en ligne intitulé « Ukraine : Morphologie et mythologie », qui proposait une discussion sur « la crise systémique qui avait affecté l’Ukraine depuis 2014 », avec des sujets tels que « l’histoire et les mythes dans la formation de l’État ukrainien », « les processus sociaux et les particularités de l’orientation de la politique étrangère et de la société ukrainienne », et « la guerre de l’information en Ukraine ». Il est assez révélateur qu’un tel cours, proposé par l’Université d’État de Saint-Pétersbourg, ait été élaboré non pas par la principale experte de l’université en matière d’histoire ukrainienne, Tairova-Yakovleva, mais par Nikolaï Mejevitch, connu pour son parti pris idéologique.
La situation du Centre d’études ukrainiennes de l’Institut d’études européennes de l’Académie russe des sciences est tout à fait différente. Malgré les pressions politiques évidentes, le directeur du centre, Viktor Mironenko, continue de publier des articles qui témoignent d’une position très équilibrée, quoique manifestement modérée, et ne diffuse pas de stéréotypes anti-ukrainiens flagrants ni de déclarations idéologiques ; ses publications respectent les principes académiques, font preuve d’un grand tact et sont neutres sur le plan stylistique.
La période qui a suivi 2014 a vu le renforcement du rôle de centres et initiatives officiellement non étatiques dans la production de divers types de projets et d’études idéologiques visant à légitimer l’agression militaire contre l’Ukraine, et à faire avancer les arguments sur le « néonazisme en Ukraine » et le « coup d’État de 2014 ». Par exemple, en 2023, l’Institut d’études et d’initiatives de politique étrangère dirigé par la politologue Veronika Kracheninnikova a publié un livre — coécrit avec le chercheur Dmitri Sourjik — intitulé Ukrainian Nationalism in the Service of the West, qui, en reproduisant les clichés soviétiques, parle de « l’idéologie nationaliste stimulée de l’extérieur et des représentants de la diaspora émigrée ayant des liens avec les services de renseignement étrangers importés dans l’élite [ukrainienne] »5.
Ces pratiques idéologiques ont également joué un rôle dans les décisions de financement de la Fondation scientifique russe (FSR), le principal instrument de subvention en Russie pour le développement des sciences humaines et sociales. Par exemple, une demande de subvention soutenue par la RSF en 2014 commence par affirmer que « la montée du nationalisme ukrainien est une conséquence de la profonde crise socio-économique et politique dans laquelle l’élite a plongé le pays au cours des dernières décennies, les origines de la crise étant enracinées dans le passé ». Ce texte affirme également que les « intérêts géopolitiques » sont au cœur du conflit, que les parties à la confrontation sont les États-Unis et la Russie, et que « la restitution de la Crimée a été une opération exemplaire ».
Un texte de demande de subvention de 2017 se concentre sur la façon dont l’Ukraine et l’Agence américaine pour le développement international (mieux connue sous le nom d’USAID) soutiennent des organisations nationalistes « extrémistes » pour saper la « stabilité » en Crimée. Une candidature de 2022 propose comme hypothèse de travail l’idée qu’« après la réunification de la Crimée avec la Russie, l’Occident et ses alliés […] ont mis en œuvre un programme qui aurait pu conduire à une situation analogue à la guerre de Crimée de 1853-1856 ». Un autre projet de 2022 envisage le développement d’« une méthode efficace d’évaluation des tensions sociales et du potentiel de protestation associé à la situation de transition étatique dans les territoires post-ukrainiens » — appellation des territoires ukrainiens occupés par la Russie par les auteurs de ce projet.
La recherche en Russie connaît deux tendances évidentes. Premièrement, les spécialistes russes de l’Ukraine sont de moins en moins impliqués dans l’expertise professionnelle — leur place est occupée par des technologues politiques, des politologues douteux ou d’autres représentants du monde académique russe qui n’ont pas d’expertise particulière sur l’Ukraine. Deuxièmement, les institutions de financement scientifique semblent préférer soutenir et développer des projets qui légitiment les politiques d’occupation russes et n’offrent ni critique ni perspectives alternatives sur les questions politiques ou historiques.
La publication de l’article de Poutine sur « l’unité historique des peuples frères », ainsi que toutes les discussions antérieures sur « l’absence de l’Ukraine » dans le processus historique, ont eu un effet significatif sur le système d’enseignement scolaire et supérieur russe. Cela se traduit notamment par une méconnaissance des événements historiques qui ont impliqué la nation ukrainienne en tant qu’objet de divers développements. Par exemple, les experts notent l’absence fréquente de toute mention du Holodomor, la famine organisée par le régime stalinien qui a tué des millions d’Ukrainiens dans l’Ukraine soviétique en 1932-1933, dans les programmes éducatifs russes.
Outre les cours idéologisés, les universités russes deviennent le lieu d’une propagande militariste active, d’apparitions publiques de « vétérans » de l’« Opération militaire spéciale », de projections de films de propagande et de diverses « activités bénévoles » telles que l’envoi de lettres aux « combattants de l’Opération militaire spéciale », le tissage de filets de camouflage et même l’assemblage de drones. Les universités collectent régulièrement des fonds pour les « besoins de l’Opération militaire spéciale ». Parallèlement, selon les rapports des services de renseignement britanniques, « le ministère russe de l’éducation et des sciences aurait donné pour instruction aux universités d’éviter toute discussion ouverte sur les “tendances politiques, économiques et sociales négatives” en Russie au cours des activités académiques ».
Dans ce contexte, les universités russes ont introduit trois cours obligatoires pour tous les étudiants, quelle que soit leur spécialisation, qui sont enseignés au cours de la première année d’études : « Fondements de l’État russe », « Histoire de la Russie » et « Religions traditionnelles de la Russie ». Cette triade, selon ses auteurs, introduit la « composante spirituelle et morale » dans le système d’enseignement supérieur et cherche effectivement à désubjectiver l’Ukraine et à justifier la « justice historique » de la guerre et de l’occupation.
Un manuel spécial a déjà été préparé pour le cours « Fondements de l’État russe ». Comme on pouvait s’y attendre, le manuel reprend les principales propositions de l’article de Poutine sur la « nation unie » et, d’une manière générale, brosse un tableau détaillé de l’agression de la Russie en matière de politique étrangère.
Dans la partie historique du manuel, les auteurs font une distinction entre l’« Ukraine » et la « Novorossia »6, classant ces entités comme distinctes et tentant ainsi de légitimer la « Novorossia » moderne. Naturellement, cette construction idéologique représente avec d’autres du même ordre des « faits historiques objectifs », selon les auteurs du manuel. Les auteurs sont convaincus qu’en Russie, la politique de la mémoire est « objective », alors qu’en Ukraine, elle est utilisée pour « former des mythes nationalistes », ce qui « sert les intérêts de certaines forces ». Décrivant la famine en Ukraine en 1932-1933, les auteurs du manuel affirment que « les régions de la Volga, du Kouban, du nord du Kazakhstan et de l’Ukraine (où ces événements ont été appelés “Holodomor” et sont considérés par les politiciens contemporains comme un génocide du peuple ukrainien) ont été également touchées », ce qui banalise la famine et minimise sa nature intentionnelle.
La « révolution orange » en Ukraine en 2004 (manifestations de masse contre la fraude électorale), est décrite dans le manuel comme un « changement de régime inconstitutionnel » qui était « un défi au système politique russe ». Les auteurs voient la réponse à ce défi dans la légitimité de l’ingérence directe de la Fédération de Russie dans les affaires d’États souverains. Les auteurs du manuel affirment explicitement le raisonnement suivant : « La Fédération de Russie est le successeur légal de l’Union soviétique ; l’Union soviétique est la Russie historique ; les fragments de l’ancienne Union soviétique qui expriment des attitudes anti-russes peuvent être rassemblés dans l’intérêt de la Fédération de Russie. »
Une brochure intitulée « Conception de l’enseignement de l’histoire de la Russie » — destinée aux enseignants —, décrit l’histoire de la Russie depuis la création de la Rous’ de Kyïv, mais toute référence à la Rous’ de Kyïv est pratiquement absente : il s’agit désormais simplement de la Rous’ ou de la « Terre russe » avec son centre à « Kiev ». Le « territoire de Kiev » apparaît dans la liste des territoires les plus importants de la Rous’ aux XIIe et XIIIe siècles.
La « Conception » décrit la « lutte pour l’indépendance » de la Russie non pas comme la défense du pays contre des agresseurs extérieurs, mais plutôt comme la mise en œuvre de la politique étrangère impériale de la Russie — une série interminable de guerres de conquête. Selon les auteurs, « la croissance du prestige international de la Russie » est le résultat de la « politique étrangère active » qui comprend, entre autres conquêtes, le « rattachement » de la côte nord de la mer Noire, « l’acquisition » de l’Alaska, « l’aménagement » de la Novorossia, l’« inclusion » de la rive droite de l’Ukraine, du Bélarus et de la Lituanie dans la Russie. Le texte de la « Conception » présente la croissance territoriale de l’empire, qui a été menée principalement par des moyens militaires, comme une action neutre qui se déroule dans un espace vide avant l’invasion : La Russie « avance vers l’est » (au lieu de « colonise des terres à l’est »), « acquiert », « rejoint » et « revendique » (au lieu d’« envahit » et d’« annexe ») des territoires.
En fait, selon le texte de la « Conception », la partie occidentale du Bélarus et de l’Ukraine a « rejoint » l’URSS en 1939 de la même manière, apparemment sans incident [en réalité, suite à l’invasion conjointe de ces territoires par l’Allemagne nazie et l’URSS, NDLR].
Cependant, c’est dans la partie consacrée aux événements postérieurs à l’effondrement de l’URSS que l’Ukraine devient, en quelque sorte, le « moteur » de l’histoire russe.
Tout d’abord, la « Conception » attire l’attention sur les « révolutions de couleur ». Comme indiqué plus haut, le régime russe considère l’ingérence dans les affaires de l’ex-URSS comme une atteinte à un espace considéré comme une zone d’intérêts géopolitiques pour la Russie. Ainsi, la « paranoïa orange »7 — la conviction que les États-Unis et leurs alliés sont à l’origine de tous les mécontentements publics dans les pays issus de l’URSS — est le principal moteur de la politique étrangère de la Russie à l’égard de ces pays, y compris et surtout, l’Ukraine et la Géorgie. En outre, ce cours est censé couvrir « l’entrée du monde dans une période de turbulences politiques », qui comprend « la proclamation par les dirigeants de la Géorgie et de l’Ukraine de leur volonté de rejoindre l’OTAN », ainsi que « l’avancée de l’infrastructure militaire de l’OTAN à nos frontières, qui est cruciale pour la sécurité nationale de la Russie », mentionnée séparément.
Globalement, le style du dernier chapitre de la « Conception », « La Russie au XXIe siècle », ressemble moins à un guide pédagogique qu’aux titres des médias propagandistes russes. Par exemple, les sous-thèmes suggérés par les auteurs pour l’enseignement comprennent « l’Ukraine dans le sillage de la politique anti-russe des États-Unis et de l’OTAN », « le coup d’État de 2014 en Ukraine et ses conséquences », « la réunification de la Crimée et de Sébastopol avec la Russie », « la création de la RPL et de la RPD », « la tension croissante dans les relations avec les États-Unis et ses alliés européens » dont les dirigeants ont transformé l’Ukraine en « anti-Russie ». Comme « ils ont préparé avec l’aide de l’OTAN le retour de la Crimée et du Donbass dans le sillon ukrainien, l’opération militaire spéciale de la Russie en 2022 est devenue inévitable ».
Ainsi, ces cours apportent chacun à leur manière un soutien idéologique à la politique officielle agressive du régime de Poutine, non seulement en justifiant l’agression actuelle contre l’Ukraine, mais aussi en niant effectivement la subjectivité historique de l’Ukraine. Ce type de récit exclut la pensée critique, le doute ou le débat : cette version de l’histoire, introduite à travers l’enseignement, est un exemple clair d’endoctrinement des étudiants et fait partie intégrante du projet idéologique du Kremlin.
Toutes les tendances mentionnées ci-dessus se manifestent de la manière la plus éclatante dans la politique scientifique et éducative des territoires ukrainiens occupés par la Russie.
Par exemple, en avril 2023, l’« Université nationale de Donetsk »8, a ouvert un « Centre de réhabilitation ethno-politique » visant à « développer des méthodes pour combattre les manifestations du néonazisme ukrainien ». Début novembre 2024, le « Centre » a annoncé une conférence intitulée « Dénazification : Histoire et modernité », dont l’un des objectifs était de « discuter des moyens de combattre l’idéologie nationaliste ukrainienne ».
En fait, tout récit national indépendant qui construit l’histoire ukrainienne indépendamment ou en opposition à l’histoire impériale de la Russie est déclaré « nationaliste », et toute critique des actions de la Russie dans l’histoire devient un signe de « discours nationaliste ukrainien ». Selon son directeur, le « Centre » étudie « des moyens intéressants de restaurer ou de réhabiliter l’identité russe dans notre région », formulant ainsi directement les principaux objectifs de cette politique : la désukrainisation et la russification de la région, en tant que prétendu rétablissement de la justice historique.
Une situation similaire peut être observée par rapport à l’étude de la langue ukrainienne dans les universités de la RPD et de la RPL. Le département de langue ukrainienne de l’Université de Donetsk, désormais dans la RPD, a connu des difficultés après 2014, lorsque nombre de ses enseignants ont quitté la RPD. Cependant, l’université a initialement conservé le département de langue ukrainienne. Toutefois, le bas-relief de Vassyl Stous, éminent poète et dissident ukrainien, a été retiré du bâtiment de l’université. Finalement, « faute de demande », ce département n’existe plus.
Les preuves dont on dispose montrent que les politiques russes en matière d’enseignement supérieur et de recherche scientifique dans les territoires ukrainiens occupés ont pour objectif direct une russification forcée9. Dans le même temps, la langue ukrainienne passe du statut de langue officiellement nationale à celui de langue nationale minoritaire, ce qui s’accompagne d’une diminution systématique de son rôle et de son importance, conformément à l’approche générale de la politique russe à l’égard des minorités10.
En Russie, la législation anti-extrémiste est depuis longtemps utilisée par le régime pour violer les libertés académiques. Les publications scientifiques sont souvent soumises à l’examen des forces de l’ordre et interdites en raison de leur caractère « extrémiste ». La liste des documents interdits en Russie depuis 2011 comprend des publications sur l’histoire du peuple ukrainien, la Seconde Guerre mondiale et le Holodomor.
Par exemple, en 2011, le livre en ukrainien de Vassyl Marotchko, The Holodomor of 1932-1933, a été déclaré extrémiste. Même un article de l’avocat polonais Rafael Lemkin, qui a inventé le terme « génocide » et considéré le Holodomor comme un exemple de génocide, a été interdit en Russie en 2015. Des documents d’archives allemands liés à l’Ukraine et publiés en ukrainien à Lviv ont également été interdits.
Plus récemment, des publications universitaires critiquant l’agression armée russe et les projets idéologiques du Kremlin (y compris le « monde russe ») ont également été interdites. Par exemple, en 2022, un tribunal de district de Saint-Pétersbourg a interdit une revue universitaire ukrainienne, Scientific Notes, publiée par l’Institut Kouras d’études politiques et ethniques de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine, visiblement parce qu’il contenait des articles universitaires sur l’idéologie du « monde russe » et l’agression militaire de la Russie.
Dans ce contexte, le cas de la bibliothèque de littérature ukrainienne à Moscou se distingue particulièrement. La première enquête criminelle contre la bibliothèque a commencé en 2011, lorsque sa directrice, Natalia Charina, a été accusée d’avoir abrité dans la bibliothèque un certain nombre de livres d’« orientation anti-russe ». Selon Charina, lorsque les enquêteurs sont arrivés à la bibliothèque, ils ont recherché le terme « nationalisme » dans le catalogue de la bibliothèque et ont ensuite saisi plus de 50 livres apparus dans les résultats de la recherche, dont des monographies historiques, considérées comme étant d’« orientation anti-russe ». La directrice de la bibliothèque a également souligné qu’au cours de la perquisition, des tentatives ont été faites pour introduire des publications pro-russes que la bibliothèque ne possédait pas.
Cette histoire s’est terminée de façon relativement discrète en 2013 et aucune procédure pénale n’a été engagée mais, en 2016, l’affaire a été rouverte. Cette fois, des livres sur le dirigeant nationaliste ukrainien Stepan Bandera et sur les activités de l’OUN et de l’UPA ont été saisis à la bibliothèque, même s’ils ne figuraient pas sur la liste officielle russe des documents extrémistes. Les enquêteurs ont également saisi des exemplaires du magazine pour enfants Barvinok, soupçonné d’avoir publié une image évoquant le drapeau de l’organisation Secteur droit, interdite en Russie.
L’examen des documents saisis dans la bibliothèque a été effectué par Evgeny Tarassov, chef du département de psycholinguistique de l’Institut de linguistique de l’Académie des sciences de Russie. Parmi les documents qu’il a analysés, il a identifié « des moyens particuliers qui pourraient constituer un motif d’incitation à la haine et à la discorde interethniques ». En particulier, il a fait valoir que l’Union soviétique étant qualifiée d’« empire », ce terme contenait « une évaluation négative » du pouvoir soviétique.
Au cours du procès, le procureur a qualifié la directrice de la bibliothèque de littérature ukrainienne, Natalia Charina, d’« élément d’un mécanisme complexe » dont le travail « visait à diffamer et à discréditer la culture russe en Ukraine ». Le tribunal a condamné Charina à quatre ans de prison avec sursis, notamment pour « incitation à la haine ou à l’hostilité, en utilisant sa position officielle ». La condamnation était basée sur les conclusions de l’expertise et la position de l’enquête concernant l’orientation « anti-russe » des textes examinés par l’expert.
L’interdiction des ouvrages universitaires sur l’histoire et la politique de l’Ukraine qui ne correspondent pas à la position officielle de la Fédération de Russie a des conséquences pratiques. L’une des principales conséquences est que cette littérature devient inaccessible aux lecteurs russes ; elle est retirée des bibliothèques, tandis que les références à cette littérature à des fins scientifiques et éducatives peuvent être considérées comme des références à la « littérature extrémiste » et, par conséquent, sanctionnées. En conséquence, les points de vue universitaires alternatifs sur l’histoire et la politique ukrainiennes ont disparu de l’environnement scientifique et éducatif de la Russie.
Il est difficile d’évaluer le degré d’efficacité de cette politique anti-ukrainienne dans l’enseignement supérieur et la recherche scientifique russes. De nombreux enseignants et étudiants russes sont bien conscients de la valeur et de l’importance réelles du matériel de propagande et d’endoctrinement, et il existe de nombreux exemples de « résistance cachée ». Des étudiants et des enseignants utilisent avec succès des tactiques et des stratégies de l’ère soviétique pour saper les récits officiels par l’ironie, le langage ésotérique et d’autres moyens.
Les programmes et les enseignements universitaires élaborés par les autorités russes révèlent que leur principal objectif, dans le contexte du tournant ultranationaliste, est de reproduire les principaux points de l’« essai historique » de Poutine : l’absence d’Ukraine historique, l’existence d’une « mauvaise Ukraine » et l’affirmation explicite du « droit de la Russie à reformater la mauvaise Ukraine » en une « bonne Ukraine ».
Les résultats d’une politique aussi agressive, tant dans la sphère publique que dans celle de la science et de l’éducation, commencent à se refléter dans les perceptions réelles des citoyens russes. Les auteurs de l’étude « Distant Close War », publiée par le Public Sociology Laboratory, concluent que les arguments du Kremlin, en particulier les arguments historiques, se reflètent fréquemment dans les réponses des personnes interrogées qui soutiennent l’agression militaire contre l’Ukraine. Ce type de propagande historique agressive fait clairement partie de la machine de guerre russe et vise à préparer les étudiants à la poursuite de la guerre en cours. Et plus largement, la tendance à remplacer l’enseignement des sciences humaines sociales par l’endoctrinement est évidente non seulement dans l’enseignement supérieur russe, mais aussi dans l’éducation scolaire, comme dans l’éducation civique informelle.
Traduit de l’anglais par Desk Russie. Version originale.
<p>Cet article L’Ukraine dans l’enseignement supérieur et la recherche en Russie a été publié par desk russie.</p>
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]]>L’acharnement et la cruauté de Poutine contre Alexeï Navalny ont fait de lui le symbole de l’opposition à son régime. La mort de Navalny, bien que voulue par Poutine, a mis le régime dans l’embarras. À quelques semaines de la parodie d’élection présidentielle, il ne savait pas quoi faire de ce cadavre. Il n’a pas osé le faire enterrer en catimini, grâce à l’action courageuse de la mère de Navalny et à la mobilisation de ses partisans en Russie. La tombe de Navalny dans un petit cimetière de Moscou est pour longtemps une épine dans le pied de Poutine. Ses obsèques ont donné lieu à une manifestation courageuse, la première de cette ampleur depuis le début de la guerre.
Qui est Navalny pour susciter un tel sursaut de conscience ? On a loué son courage, immense, jusqu’au sacrifice suprême : en rentrant en Russie en janvier 2021, il est allé au-devant de la mort, comme son ami Boris Nemtsov, assassiné devant le Kremlin en 2015 parce que Poutine ne lui pardonnait pas son engagement contre l’agression de l’Ukraine et, en particulier, l’annexion de la Crimée. Navalny, lui, a longtemps louvoyé sur la question ukrainienne. Il avait approuvé l’annexion sur le moment, puis était revenu sur cette position, mais sans exprimer clairement sa condamnation. Beaucoup de gens, surtout en Ukraine, ont été choqué par ce qui apparaissait comme un déni de la souveraineté de l’Ukraine ou, au mieux, un calcul politicien : Navalny avait en effet misé son action politique sur une campagne contre la corruption du régime ( « Russie Unie, parti d’escrocs et de voleurs ») et voulait rassembler le plus grand nombre possible de forces en Russie autour de ce mot d’ordre, et éviter pour cela les sujets qui divisent. Au crédit de Navalny, il faut ajouter qu’il savait écouter et a changé sur beaucoup de questions au cours de sa brève carrière. Il est injuste de le cataloguer ad vitam aeternam sous les traits du jeune homme qui fricotait à ses débuts en politique avec les milieux nationalistes et xénophobes. Navalny n’était pas alors un politicien professionnel mais un jeune avocat qui cherchait à se rapprocher de n’importe quel parti ou mouvement dès lors qu’il n’était pas à la solde du Kremlin. Je comprends que certains, notamment des Ukrainiens, reprochent amèrement à Navalny ses « fautes » sur l’Ukraine. Ils y voient une expression typique de la conscience impériale si profondément ancrée dans la mentalité russe. C’est cette conscience impériale qui pousse tant de Russes à préférer la force à la liberté et le cynisme à la vérité, au point de sombrer dans une effrayante apathie morale face aux crimes épouvantables commis en Ukraine1. Ceux-là ont donc du mal à accepter que le courage et le martyr de Navalny en aient fait l’étendard de l’opposition démocratique en Russie. D’autres excusent Navalny au nom des difficultés de l’opposition politique sous un régime de fer, et du choix tactique de tout miser sur la lutte contre la corruption.
Je pense que les uns et les autres sont injustes avec Navalny parce qu’ils ne le voient que comme un homme politique, qu’on doit juger sur ses propositions. En effet, Navalny aspirait à faire de la politique afin de changer le pays. En 2013, il a failli gagner la mairie de Moscou, et en 2018, il voulait se présenter à l’élection présidentielle, mais n’a pas été admis à participer au scrutin. Dès lors, il comprit que Poutine avait tué toute politique en Russie et qu’il fallait agir sur un autre plan. C’est sa grandeur et son génie. Par son activisme contre la corruption de Poutine et de sa clique, il visait à réveiller la conscience morale des Russes. Il y a d’ailleurs réussi en partie : sa Fondation contre la corruption mobilisait des dizaines de milliers de gens dans toute la Russie. Dans les dernières années de sa vie, Alexeï Navalny était en train de ressusciter la dissidence, c’est-à-dire une forme de protestation morale à la fois individuelle et collective.
La dissidence a joué un rôle clé dans l’effondrement de l’URSS, la protestation morale était devenue une force politique avec les « groupes d’Helsinki », créés dans les années 1970 pour surveiller le respect par l’URSS des accords d’Helsinki2 en matière de droits de l’Homme. Ces groupes ont mis le régime en difficulté en prenant, en quelque sorte, le mensonge soviétique au mot. Dans un régime normal, la politique qui se prend pour la morale est la pire des choses, synonyme d’hypocrisie et d’impuissance. Mais, sous un régime totalitaire, la morale devient une politique. C’est ce que Navalny avait compris et a incarné dans sa vie. Parmi les dissidents, il y avait des socialistes comme Piotr Grigorenko, des chrétiens slavophiles comme Soljenitsyne, des libéraux comme Boukovski, des refuzniks comme Sharanski, des nationalistes ukrainiens comme Ivan Dziuba etc., mais ces différences ne comptaient pas. Seuls importaient le courage, la solidarité dans l’action et l’intégrité morale.
La dissidence avait disparu dans la Russie de Poutine parce que l’opinion russe (comme l’opinion internationale) était prisonnière de l’illusion d’une vie démocratique en Russie — pluralisme des partis, élections périodiques —, illusion de normalité politique qui masquait la persistance et l’aggravation du totalitarisme. Navalny a su se libérer de cette illusion et retrouver l’esprit de la dissidence.
À la veille de sa mort, il avait entamé une correspondance avec une grande figure de la dissidence, le refuznik Natan Sharanski, (qui avait émigré en Israël en 1986, après 2 ans d’interrogatoires et 9 ans de goulag), dont il venait de lire les mémoires, Tu ne craindras point le mal3. D’emblée, les deux hommes se sont reconnus comme frères en dissidence. Navalny écrit :
« Votre livre donne de l’espoir parce que la similitude entre les deux systèmes — celui de l’Union soviétique et celui de la Russie de Poutine —, leur ressemblance idéologique, leur hypocrisie comme fondement du régime, et la continuité de l’un à l’autre, garantissent une chute aussi inévitable que celle à laquelle nous avons assisté.
[…] Vous écrivez que les dissidents politiques emprisonnés conservent “le virus de la liberté” et qu’il est important d’empêcher le KGB d’inventer un vaccin contre ce virus. Hélas, ils ont inventé ce vaccin. Pourtant, dans la situation actuelle, ce ne sont pas eux qui sont à blâmer, mais nous, nous qui pensions naïvement qu’il n’y aurait pas de retour en arrière possible. Et que, pour de bonnes causes, on pouvait truquer un brin les élections ici, influencer un peu les tribunaux là, étouffer un tantinet la presse ailleurs. Malgré tout, le “virus de la liberté” est loin d’être éradiqué. Ce ne sont plus des dizaines ou des centaines, comme autrefois, mais des dizaines et des centaines de milliers d’individus qui n’ont plus peur de se lever pour la liberté et contre la guerre, malgré les menaces auxquelles ils s’exposent.
Beaucoup d’entre eux puisent de la force et de l’inspiration dans votre histoire et votre héritage. Je suis certainement l’un d’eux. Je vous remercie.
J’ai recopié, pour moi-même, ces mots de votre livre : “Chana Haba’a B’Yerushalayim [L’an prochain à Jérusalem].” »
Sharanski lui répond :
« Mon cher et très respecté Alexeï,
J’ai été bouleversé en recevant votre lettre. La seule pensée qu’elle vient directement du ChIZO (le mitard), où vous avez déjà passé cent vingt-huit jours, me bouleverse — comme un vieil homme serait bouleversé en recevant une lettre de son “alma mater”, l’université où il a passé ses années de sa jeunesse.
Alexeï, vous n’êtes pas un simple dissident — vous êtes un dissident “avec du style”.
[…] Je vous souhaite — aussi dure que la détention puisse être physiquement — de conserver votre liberté intérieure.
En prison, j’ai découvert que, outre la loi de la gravitation universelle des particules, il existe aussi une loi universelle de la gravitation des âmes. En restant un homme libre en prison, Alexeï, vous touchez l’âme de millions de personnes dans le monde. »
Alors que beaucoup d’observateurs nous disaient qu’il ne fallait pas surestimer l’importance de Navalny, qu’il était aujourd’hui bien oublié en Russie, Sharanski a eu l’intuition prémonitoire de la secousse immense provoquée par la mort de Navalny et de la force morale qu’elle est en train de soulever.
Des slogans clamés lors des funérailles, je crois que le plus important était : « Pardonne-nous ! » Par son exemple, la figure de Navalny est en train de déchirer la déchéance morale dans laquelle la zombification poutinienne a enfermé les Russes, avec leur consentement. Consentement qu’il leur faut expier pour devenir libre, comme l’était Alexeï Navalny.
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]]>L’important est de mettre en scène une « campagne », des « candidats » et des bureaux de vote. Il faut convaincre les téléspectateurs russes ainsi que les publics étrangers, friands de politique spectacle, que le peuple applaudit la nouvelle « victoire écrasante » de son champion. L’agitprop bat son plein pour entretenir l’illusion d’une compétition que le meilleur, le seul et unique, va « remporter » haut la main.
Il est perturbant de voir des médias français et européens, des responsables politiques, élus, experts, reprendre ce récit kremlinesque d’une dictature où l’on voterait encore. Bachar al-Assad avait annoncé sa « victoire » au plébiscite de 2014, 90 % des « suffrages » face à deux « candidats » qui avaient appelé à voter pour… Assad ! Le tyran avait déjà commis de terribles massacres contre son peuple et poussé la moitié des Syriens à l’exil. Aucun média sérieux en France n’avait présenté cette mascarade comme une élection. Mais Poutine a droit à un traitement différent, même après deux ans de bombardements, de destructions et d’exactions en Ukraine, après l’élimination d’Alexeï Navalny en camp. Nous entendons depuis des semaines annoncer la victoire de Poutine : il est insubmersible ! Il va gagner chez lui, et gagner en Ukraine !
Cette attitude défaitiste résulte-t-elle d’une fascination morbide pour l’homme fort, d’un parti-pris anti-américain et anti-européen, d’un mépris pour les Russes, ou simplement de l’attrait d’une bonne histoire ? En février 2022, il n’y a eu aucune hésitation pour dénoncer le terme d’ « opération militaire spéciale » et rétablir la vérité : Poutine a lancé une guerre d’agression contre l’Ukraine. Pourquoi ne pas engager la même riposte contre la confiscation du droit de vote et des libertés civiques par la dictature ?
Rappelons les faits. Dès 1999, le suffrage universel en Russie est attaqué. Vladimir Poutine, chef du FSB, a été placé à la tête du gouvernement pour reprendre la guerre en Tchétchénie et monter les Russes contre les « terroristes ». Après avoir empêché la candidature de deux personnalités de poids, le maire de Moscou Loujkov et l’ancien premier ministre Primakov, le boulevard est ouvert pour donner à Poutine la victoire à la présidentielle de mars 2000, avec 52 % au premier tour. Il fallait éviter à tout prix un second tour.
En 2004, les lois et réglementations électorales sont révisées pour réduire encore le champ politique. Certains mouvements politiques d’opposition sont interdits. En 2008, Dmitri Medvedev, fidèle lieutenant, est installé au Kremlin pour quatre ans, afin de ne pas avoir à réviser la constitution qui interdit plus de deux mandats successifs. Il est déclaré élu avec un résultat éblouissant de 72 % ! Et c’est Medvedev qui fait passer la durée du mandat présidentiel de quatre à six ans.
En 2011, des millions d’électeurs contestent la fraude massive aux législatives. Le clan au pouvoir prend peur, et verrouille un plébiscite présidentiel en mars 2012. Plusieurs condamnations à des peines de prison sont prononcées contre les manifestants après l’investiture de Poutine. Depuis lors, les termes citoyens et électeurs sont inadéquats pour qualifier les quelque 108 millions de personnes inscrites sur les listes électorales.
Cela fait bien longtemps que le Kremlin ne laisse rien au hasard. Alexeï Navalny est interdit de candidature à la présidentielle de mars 2018. Cette année-là, il écope de plusieurs courtes peines de prison. Mais il mène campagne, envers et contre tout. Son mouvement politique prend de l’ampleur, avec des QG dans plus de quarante régions et républiques de la Fédération. Il est déjà suivi par l’équipe d’empoisonneurs du FSB. Il devenait populaire, il disait la vérité et défiait le pouvoir. Avec sa fondation, il continuait à enquêter sur la corruption des puissants.
En 2020, la constitution de 1993 est définitivement enterrée, avec des révisions en contradiction totale avec le préambule de la Loi fondamentale, notamment la supériorité du droit russe sur le droit international, et la possibilité pour « le président » de se présenter à deux autres mandats de six ans. La machine de la répression s’est emballée, même pendant la pandémie, pour atteindre une violence sans précédent depuis l’agression armée de l’Ukraine en 2022.
L’exercice imposé aux Russes les 15-17 mars 2024 est pire que tous les précédents exercices. La commission électorale a refusé d’enregistrer les candidats qui n’étaient pas des potiches, notamment Boris Nadejdine, après des semaines de suspense soigneusement entretenu. En effet, ce petit jeu a permis de laisser croire qu’une élection ouverte se préparait. Mais on a vite sonné la fin de la récréation. Quand on vise un résultat quasiment unanimiste, il vaut mieux éliminer les facteurs d’imprévisibilité.
Les listes électorales sont tenues secrètes. Un bon tiers des « suffrages » sera enregistré par vote électronique, sans aucun contrôle, donnant au pouvoir une grande marge de fraude, impossible à prouver. La liste des combattants tués en Ukraine depuis deux ans est soigneusement cachée. Les âmes mortes donneront sans doute leur voix à l’homme fort. Les adolescents ukrainiens déportés en Russie, privés de leur citoyenneté ukrainienne et « russisés », seront obligés à leur majorité de « voter » pour la dictature, si la dictature et son armée ne sont pas défaites d’ici là.
Plus grave encore est l’exercice imposé aux personnes subissant l’occupation russe en Ukraine. Ouvrir des bureaux de vote en zone « annexée », après avoir obligé les Ukrainiens à rendre leur passeport pour prendre un passeport russe, est un crime. Ajouter ces « suffrages » au décompte final de la participation et du « oui » à Poutine suffit à établir l’illégalité et l’iniquité de l’opération, avant même la proclamation de résultats fixés d’avance.
Vladimir Poutine ne peut pas se priver de la mise en scène plébiscitaire, non pour faire croire à une « popularité » qui lui donnerait une « légitimité » — ce temps est révolu — mais pour réaffirmer le diktat. Il peut tout. Lui seul a le droit, et la capacité, de transgresser les lois et règles qu’il a lui-même édictées. En revendiquant le monopole de la transgression totale, il s’accroche désespérément à un pouvoir absolu et sans limite.
Le clan finit par en faire trop. Il enferme et il tue. L’élimination de Navalny, l’homme politique le plus charismatique de Russie, a révélé la peur existentielle du Kremlin face à la colère et la résistance des Russes, au cimetière de Borissovo et devant les innombrables lieux de mémoire à Navalny, et les millions de messages sur Internet.
Une façon efficace de contrer la propagande et la subversion russe est de ne pas commenter une « élection » qui n’en est pas une, mieux encore de déconstruire le plébiscite fabriqué et d’analyser le fonctionnement de la dictature. Si nos médias ne font pas la une avec « Poutine a remporté une nouvelle victoire », ce sera déjà une petite victoire. Et si le projecteur éclaire les grands résistants russes prisonniers de la dictature, comme Vladimir Kara-Mourza, Ilia Iachine, Alexeï Gorinov, ce sera encore mieux.
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