En Europe, il ne saurait y avoir d’exceptionnalisme français

Face Ă  la guerre russe contre l’Ukraine, les ambiguĂŻtĂ©s stratĂ©giques de la France et de l’Allemagne sont inquiĂ©tantes. La rĂ©itĂ©ration des propos malavisĂ©s d’Emmanuel Macron Ă  propos d’une « humiliation Â» qu’il faudrait Ă©viter Ă  la Russie a notamment pour effet de conduire de plus en plus de pays europĂ©ens Ă  imaginer une autre voie que celle de l’UE et de l’OTAN sur les sujets de sĂ©curitĂ©.

Après l’importante confĂ©rence de Tallinn Ă  la mi-mai, Ă  laquelle nous faisons rĂ©fĂ©rence dans notre prĂ©cĂ©dent article, s’est tenue du 2 au 4 juin 2022 Ă  Bratislava le traditionnel Global Security Forum (Globsec) auquel participaient comme orateurs, cĂ´tĂ© français, Marie Mendras, autrice rĂ©gulière de Desk Russie, et l’auteur de ces lignes. Cette annĂ©e, pourtant particulièrement cruciale, aucun officiel français n’était prĂ©sent, alors que de nombreux prĂ©sidents, Premiers ministres, ministres des pays d’Europe centrale et orientale ainsi que des Balkans occidentaux, de l’Autriche et des pays nordiques, et la prĂ©sidente de la Commission europĂ©enne avaient fait le voyage. Outre l’adresse inaugurale du prĂ©sident Volodymyr Zelensky, l’Ukraine Ă©tait aussi très prĂ©sente au plus haut niveau lors des discussions, soit de manière physique, soit Ă  distance.

Si la France et l’Allemagne Ă©taient peu visibles, elles furent, comme deux semaines avant Ă  Tallinn, des sujets centraux de discussion. Le propos, Ă  leur Ă©gard, ne consistait plus seulement Ă  pointer leurs diffĂ©rences, jugĂ©es incomprĂ©hensibles, dans l’apprĂ©hension de la guerre en Ukraine, mais bien souvent Ă  se demander comment contourner leur position, souvent considĂ©rĂ©e comme un frein. On ne saurait certes dire que c’était une obsession : souvent aussi les diffĂ©rentes personnalitĂ©s, dans les discussions ouvertes comme dans les Ă©changes privĂ©s, prĂ©fĂ©raient dĂ©finir leurs propres positions comme si celles de la France et de l’Allemagne n’existaient pas. Peut-ĂŞtre d’ailleurs Ă©tait-ce le plus frappant. C’est d’ailleurs corroborĂ© par de nombreuses autres discussions que j’ai pu avoir au cours des dernières semaines : on considère soit que les positions françaises ou allemandes n’ont pas d’importance — on ne leur accorde aucun prix —, soit qu’en tout cas elles ne doivent pas en avoir. Dans les discussions avant la crise de la Covid-19 et après la rencontre d’aoĂ»t 2019 entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine Ă  BrĂ©gançon, ou encore dans la seconde moitiĂ© de 2021, le sujet Ă©tait plutĂ´t de savoir comment prĂ©venir l’attitude jugĂ©e complaisante de la France et de l’Allemagne envers la Russie. LĂ , il semblait surtout que la majoritĂ© des pays europĂ©ens, le cas Ă©chĂ©ant alliĂ©s aux États-Unis et au Royaume-Uni, seraient assez forts pour agir sans Paris et Berlin. L’agression russe contre l’Ukraine a eu finalement pour effet de contribuer Ă  changer le centre de gravitĂ© de l’Europe en renforçant l’alliance implicite des pays favorables Ă  une attitude sans compromis.

Ce front europĂ©en contre des positions jugĂ©es, Ă  tort ou Ă  raison, lĂ©nifiantes et peu cohĂ©rentes Ă  l’égard de Moscou se dessine prĂ©cisĂ©ment — ce qui est peu souvent relevĂ© — au moment oĂą la France prĂ©side pour six mois le Conseil de l’Union europĂ©enne. La guerre en Ukraine a largement oblitĂ©rĂ© les rĂ©alisations de cette prĂ©sidence sur d’autres sujets (GAFAM, salaire minimum, environnement, etc.). Il est vrai aussi que la menace russe n’avait Ă©tĂ© mentionnĂ©e que très allusivement et de manière vague dans le texte prĂ©paratoire de la prĂ©sidence française, alors que c’était le dossier structurant sur le plan stratĂ©gique. La France aurait pu largement ressouder une unitĂ© europĂ©enne large sur ce point en changeant de pied après la rebuffade du Conseil europĂ©en de juin 2021, oĂą le projet allemand, soutenu par la France et l’Autriche, d’un sommet Union europĂ©enne-Russie avait Ă©tĂ© rejetĂ©. Il n’était pas trop tard — peut-ĂŞtre d’ailleurs ne l’est-il toujours pas puisqu’il reste 21 jours de prĂ©sidence française — pour que la France se pose en leader dans le soutien militaire Ă  l’Ukraine afin que celle-ci se dĂ©fende et reconquière les territoires perdus depuis 2014. Une Ă©volution en ce sens et un soutien dĂ©cisif de Paris, lors du Conseil europĂ©en de juin, pour que le statut de candidat Ă  l’UE soit reconnu Ă  l’Ukraine permettraient assurĂ©ment Ă  la France de se positionner comme faiseuse d’unitĂ©.

Dans l’hypothèse contraire, c’est la France, plus encore que l’Allemagne, qui risquerait d’être blâmĂ©e et qui pourrait perdre pendant longtemps une capacitĂ© de leadership, au moins sur les questions stratĂ©giques. Cela pourrait d’ailleurs avoir des consĂ©quences induites dans d’autres domaines. L’Ukraine est devenue le sujet sur lequel des positions prĂ©tendument nuancĂ©es ou en demi-teinte sont perçues comme inacceptables. La première victime d’une telle Ă©volution pourrait ĂŞtre le dĂ©veloppement d’une politique de dĂ©fense europĂ©enne, poussĂ©e fortement par la France, dans le cadre de ce qui avait Ă©tĂ© peu judicieusement nommĂ© « autonomie stratĂ©gique Â». Le terme avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© fortement critiquĂ© il y a quelques annĂ©es, mais des progrès lents avaient Ă©tĂ© malgrĂ© tout accomplis. L’idĂ©e gĂ©nĂ©rale — mĂŞme si sa traduction opĂ©rationnelle et institutionnelle reste pour le moins obscure — d’une capacitĂ©, pour l’UE, d’agir seule si les États-Unis Ă©taient absents avait Ă©tĂ© comprise et souvent approuvĂ©e, en particulier au lendemain du retrait des troupes amĂ©ricaines d’Afghanistan. Mais alors que le test en grandeur nature Ă©tait l’Ukraine, la ligne jugĂ©e trop peu directe de la France risque de porter atteinte Ă  l’un des projets phares du prĂ©sident français.

La tentation se fait donc jour pour certains pays de forger de nouvelles formes d’alliances de sĂ©curitĂ© qui pourraient inclure l’Ukraine, la Moldavie, voire la GĂ©orgie — la situation politique rend toutefois difficile une telle Ă©volution pour ce dernier pays. D’ores et dĂ©jĂ , le Royaume-Uni, la Pologne et les pays Baltes, notamment, ont renforcĂ© leurs alliances avec l’Ukraine sur le plan sĂ©curitaire. Devant la division de l’UE, mais aussi le relatif retrait de l’OTAN sur le plan opĂ©rationnel de la guerre en Ukraine en raison, lĂ  aussi, des dĂ©saccords entre États membres — nul n’attend d’ailleurs des Ă©volutions significatives lors du sommet de Madrid de 28 au 30 juin 2022 —, certains envisagent des initiatives spĂ©cifiques qui, sans dĂ©truire les organisations existantes, permettraient de rĂ©unir des pays plus dĂ©terminĂ©s dans la rĂ©ponse aux agressions russes. Certes, il est trop tĂ´t pour discerner selon quel schĂ©ma elles pourraient se dessiner et prĂ©dire leurs chances de succès, mais le fait mĂŞme qu’elles soient Ă©voquĂ©es constitue pour le moins un signe. Il n’est certes pas fortuit que le Royaume-Uni paraisse très allant sur ce thème : il peut ĂŞtre tentant, pour le Premier ministre britannique, de s’appuyer lĂ -dessus pour faire oublier le dĂ©sastre du Brexit, rhabillĂ© aux couleurs du « Global Britain Â», et les scandales internes, et pour renforcer sa distance avec l’UE.

Pour la France en particulier, cela reprĂ©senterait une autre forme d’échec. D’un cĂ´tĂ©, alors qu’elle semble parfois craindre, avec les possibles nouveaux Ă©largissements, une Ă©volution dont le centre de gravitĂ© se dĂ©placerait en sa dĂ©faveur, une attitude trop peu enthousiaste Ă  leur Ă©gard et une position dĂ©finie maladroitement comme « conciliatrice Â» dans la guerre en Ukraine ne pourraient qu’encourager un tel mouvement, parfaitement Ă©vitable. D’un autre cĂ´tĂ©, alors que la France entend parfois jouer une certaine diffĂ©rence avec Washington tout en reconnaissant les États-Unis comme son « plus ancien alliĂ© Â», une forme de distanciation, mĂŞme tĂ©nue, avec l’engagement du prĂ©sident Biden dans le soutien Ă  l’Ukraine peut provoquer une attirance encore plus forte de la plupart des pays europĂ©ens pour la puissance amĂ©ricaine.

Certes, il faut le rappeler, la France soutient sans ambiguĂŻtĂ© l’Ukraine, lui fournit des armes, notamment les canons Caesar de haute prĂ©cision, et a pris l’initiative d’aider KyĂŻv dans les enquĂŞtes sur les crimes de guerre commis par les forces russes. Mais quelques expressions malvenues, la perception, vraie ou fausse, d’une tentation de mĂ©nager le rĂ©gime russe et d’une absence de volontĂ© de le faire perdre totalement, continuent de jeter un trouble rĂ©el parmi nos alliĂ©s et en Ukraine mĂŞme. Le soutien, dès fin juin 2022, et sans tentative de report, Ă  la candidature de l’Ukraine Ă  l’UE sera certainement ici un facteur dĂ©terminant.

Pour la France, comme d’ailleurs pour l’Allemagne, la guerre russe contre l’Ukraine oblige Ă  une nouvelle mise Ă  jour de notre « logiciel Â» stratĂ©gique — elle aurait sans doute dĂ» venir beaucoup plus tĂ´t. Cela devient vital pour garantir Ă  la France son caractère moteur, sur ce plan, au sein de l’Union europĂ©enne. Pendant longtemps, pour des raisons qu’on pouvait certes comprendre, la France a flirtĂ© avec l’idĂ©e d’une forme d’exceptionnalisme, qui se dessinait aussi dans d’autres domaines. EmballĂ©e par cette idĂ©e, elle n’a sans doute pas perçu assez rapidement les soubresauts du monde et notamment le danger mortel que reprĂ©sentait la Russie de Poutine. Paradoxalement d’ailleurs, elle a largement remisĂ© ce qui Ă©tait aussi la source de son exceptionnalisme, au moins en termes de discours ; sa dĂ©fense inconditionnelle des droits de l’homme et son devoir de poursuivre les rĂ©gimes qui les enfreignaient. Elle a aussi Ă©tĂ© parfois trop fascinĂ©e par les soi-disant « grands États Â», Ă©tablissant comme une hiĂ©rarchie implicite entre les pays selon leur taille et leur statut — cela explique largement son indulgence et son attirance pour Moscou (ou pour PĂ©kin) et son manque d’attention, d’intĂ©rĂŞt et de connaissance pour l’Ukraine et d’autres supposĂ©es « petites nations Â», pour reprendre les termes de Milan Kundera.

Le temps de la conversion du regard est venu.

tenzer

Non-resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogger sur Tenzer Strategics. Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 23 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011), avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019) et Notre Guerre. Le crime et l'oubli : pour une pensée stratégique (Ed. de l'Observatoire, 2024).

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