Géorgie. Un couple d’expatriés s’engage pour la protection des dissidents politiques russes

Anastasia Bourakova et Egor Kouroptev. // Page Facebook d’Egor Kouroptev

Egor Kouroptev et Anastasia Bourakova forment un couple discret à Tbilissi, la capitale géorgienne, où ils se sont rencontrés au printemps 2021 avant de s’y marier l’année suivante. Tous deux jouent un rôle essentiel dans l’accueil et la protection des exilés politiques russes en Transcaucasie, via l’action des ONG qu’ils dirigent. L’afflux de citoyens russes depuis l’invasion du 24 février dernier et, plus récemment, l’annonce de la mobilisation partielle a rendu cet engagement indispensable.

Quinzième étage d’un immeuble du district de Vaké, sur les hauteurs de Tbilissi. Egor est accoudé au balcon, comme s’il surveillait la ville. Anastasia se met à parler : « Ma grand-mère est née en Ukraine. Victime de la dékoulakisation, elle a été déportée en Sibérie. C’est là que je suis née et que j’ai passé les vingt premières années de ma vie. » À 20 ans, Anastasia se rend à Saint-Pétersbourg afin de suivre des études de droit. À peine sortie de l’université, elle met ses compétences au service de la société civile. Elle travaille comme avocate des droits de l’homme au sein de l’ONG pro-démocratie Open Russia et participe en parallèle à la création de l’organisation Démocrates Unis, qui apporte son soutien aux candidats d’opposition à l’échelle locale. Ce projet est cependant banni dès 2020 par les autorités russes. Par ailleurs, l’année suivante, alors qu’une vague de répression frappe la société civile, Open Russia est déclarée « organisation indésirable ». Anastasia se rappelle avec douleur ses derniers mois en Russie : « Mon collègue le plus proche, Andreï Pivovarov, a été arrêté en mai 2021 et vient d’être condamné à quatre ans de prison. Après son arrestation, nous avons continué notre travail pendant deux mois encore. Subissant la pression des services de renseignements, j’ai décidé d’émigrer en Ukraine, et suis restée à Kyïv jusqu’au début de la guerre. »

La tête haute, chemise blanche et pantalon de tailleur, la jeune avocate ne laisse paraître aucun doute ni faiblesse. Elle évoque avec conviction les détails de son nouveau projet, une ONG, Kovtcheg (l’Arche), qui apporte son soutien aux réfugiés politiques russes, que ce soit sur des questions juridiques, psychologiques ou de logement et d’insertion. À ses débuts, l’organisation consistait simplement en un « bot » Telegram et deux appartements pour accueillir les réfugiés, à Istanbul et Erevan. Peu à peu, Kovtcheg a cependant renforcé son réseau, recrutant de nombreux volontaires et diversifiant son offre d’aide. L’organisation a également élaboré une page centralisant les initiatives démocratiques russes, afin de faciliter l’engagement des expatriés.

« Le 10 mars dernier, le jour où j’ai annoncé sur Telegram que l’on apporterait de l’aide aux expatriés opposés à la guerre, nous avons reçu plus de 5 000 demandes dans la journée. Aujourd’hui, plus de 70 000 personnes suivent notre fil d’actualité », raconte Anastasia.

La nature du soutien apporté par Kovtcheg dépend des lieux et des personnes concernées. Par exemple, en Géorgie, Kovtcheg ne propose pas de logement mais seulement des consultations en ligne, car la communauté de dissidents y est solidement implantée. En revanche, si l’Arménie et la Turquie accueillent de nombreux réfugiés politiques russes, ces derniers se trouvent dans une situation plus précaire qui nécessite l’organisation d’une aide matérielle sur place. Par ailleurs, si les consultations législatives sont ouvertes à tous, les places d’hébergement, limitées, obligent l’équipe de Kovtcheg à mener une étude poussée sur l’identité de l’éventuel bénéficiaire. Malgré ces limitations pratiques, Kovtcheg reste un réseau fondamentalement ouvert, basé sur l’entraide entre les exilés eux-mêmes. Ainsi que l’explique Anastasia : « Nous concentrons notre aide sur les personnes ayant pris position contre la guerre, ce qui ne signifie pas que l’on se contente de soutenir des membres d’organisations politiques. De nombreuses personnes subissent des pressions de la part des autorités après avoir signé une pétition anti-guerre ou transmis de l’argent à une organisation humanitaire. Ces personnes n’ont jamais participé à aucune organisation. Elles ne savent pas où trouver du soutien, des contacts… Nous venons également en aide aux individus dans cette situation. »

Egor en impose avec sa carrure athlétique et sa diction lente, choisissant méticuleusement ses mots et les sujets qu’il accepte de discuter. Car la position qu’il occupe aujourd’hui, en tant que coordonateur et figure publique de l’opposition, comporte de lourdes responsabilités. Dès l’âge de 17 ans, il s’engage dans différents médias et groupes dissidents. Débutant sa carrière au sein de la direction de la radio Écho de Moscou, il lance en 2007 son propre projet de start-up médiatique pour le compte de la chaîne de télévision VKT AKADO. À partir de 2012, ayant entre temps dirigé plusieurs programmes médiatiques, il collabore, de Géorgie, avec une figure d’opposition russe, Ksenia Sobtchak, dans le cadre d’une émission de débat politique. À l’origine, ce projet devait être porté par un groupe audiovisuel russe. Cependant, la pression croissante des autorités, rendant le travail d’Egor de plus en plus difficile en Russie, l’a poussé à se tourner vers l’étranger: « Certes, je n’ai pas été arrêté. Mais ces gens appelaient tout le monde, interdisant de collaborer avec nous et de porter nos projets à l’écran. Il était devenu impossible de faire quoi que ce soit depuis la Russie. » Son activité se recentre sur la Géorgie, où il s’établit dès lors. Il défend l’intégration européenne du pays et s’efforce de contrer la propagande du Kremlin dans la région, notamment via l’émission télévisée Border Zone qu’il a initiée.

À partir de 2019, la création par l’ONG Free Russia Foundation d’un bureau en Transcaucasie, dont Egor Kouroptev prend la tête, marque un pas décisif dans son engagement contre le régime. Selon ses propres mots : « Free Russia Foundation est la principale organisation portant assistance aux exilés politiques russes et s’opposant à l’influence maligne du régime en Transcaucasie et autour de la Russie. » Cet organisme a été fondé en 2014 à Washington par un groupe d’expatriés russes, peu après l’invasion de la Crimée. L’idée était de proposer aux partisans de la démocratie une analyse précise de la situation en Russie tout en établissant un réseau d’aide pour l’Ukraine.

Le bureau transcaucasien s’est révélé de plus en plus essentiel, alors que les pays de la région, offrant un asile relativement sûr aux exilés politiques, se sont trouvés confrontés à un nombre croissant d’arrivants. En coordination avec les autorités locales, Free Russia travaille à préserver cette paix fragile et à consolider la communauté de dissidents sur place.

Si Kovtcheg apporte un soutien légal et psychologique aux réfugiés politiques, Free Russia se concentre plutôt sur des questions de sécurité, soutenant les initiatives démocratiques contre l’influence du Kremlin et proposant aux différents acteurs ses services d’expertise géopolitique. « Nous surveillons tout dans la région, pour ce qui est des communautés d’exilés russes et bélarusses. Nous essayons si possible de prévenir plutôt que de guérir. »

La menace russe ignore les frontières. Selon Egor, des agents du FSB sont déployés dans l’ensemble de la région, collectant des informations et diffusant la propagande du régime. Si cela ne fait aucun doute pour l’Arménie, partenaire stratégique de la Russie dans la région (rappelons que les deux pays sont membres de l’Organisation du traité de sécurité collective, l’OTSC, créée en 2002), c’est aussi le cas dans une certaine mesure en Géorgie. Egor mentionne l’histoire du jeune Vsevolod Ossipov, membre du Parti libertarien, qui fut forcé par les services de renseignements russes de collecter des informations sur la communauté d’expatriés en Géorgie, avant d’être démasqué et de rompre tout échange avec les autorités russes. Il évoque également l’influence délétère du nationaliste extrémiste Vladislav Pozniakov qui, en collaboration avec le FSB, aurait organisé une campagne de haine visant à attiser les tensions entre Russes et Géorgiens. « Leur stratégie est toujours la même : créer le chaos. Et cela fonctionne. »

Egor Kouroptev apparaît ainsi comme une figure médiatrice entre les différents acteurs en jeu. Son expertise géopolitique et le réseau qu’il s’est constitué dans la région en font le dirigeant tout désigné pour la gestion de la situation actuelle. Après avoir passé dix ans dans le pays, en participant régulièrement à des missions humanitaires dans les zones occupées, il partage la souffrance des victimes du Kremlin : « Je comprends le ressentiment du peuple ukrainien et géorgien, car la Russie est un État terroriste gouverné par des criminels qui devraient être jugés et emprisonnés. Ce régime est un échec total. Il ruine l’avenir du peuple russe et la perception qu’a le reste du monde de cette communauté. Tout le monde est amené à croire que les Russes sont des tueurs. »

Anastasia insiste, quant à elle, sur la honte ressentie par les citoyens russes vis-à-vis des exactions de leur gouvernement : « Bien sûr, chacun se sent honteux et responsable de cette guerre. Nous appartenons au pays agresseur. Notre organisation organise de nombreux séminaires en ligne à ce sujet, en collaboration avec des psychologues. Chacun cherche à faire quelque chose en réaction à ce sentiment de honte. Moi-même, je me demande toujours si j’en ai assez fait lorsque j’étais encore en Russie, si j’ai assez combattu le régime. »

« Faire quelque chose » en réaction à la honte. Contre le système qui en est la cause. Le point commun entre Kovtcheg et Free Russia se trouve dans cette volonté de continuer la lutte, de permettre aux expatriés de continuer à résister depuis l’étranger. « Nous voulons créer une communauté qui maintienne le lien avec la Russie et continue de se battre contre le régime et sa propagande. Mais les personnes que nous aidons doivent d’abord organiser leur vie quotidienne et atteindre un état psychologique stable. Seulement alors elles pourront rechercher de nouvelles formes d’engagement. C’est un processus long et complexe », explique Anastasia.

Pendant plusieurs semaines, une banderole est restée accrochée sur un balcon de la capitale : « Poutine tue des gens en Ukraine pendant que les Russes mangent du khatchapouri [plat géorgien, NDLR] en Géorgie. » Face à ce genre de critiques, Egor insiste sur la différence entre « touristes » et dissidents: « Je partage la colère de la population géorgienne qui voit des milliers de Russes débarquer ici pour se baigner et boire du vin alors que la Russie occupe la Géorgie et attaque l’Ukraine en ce moment même. Ça n’a aucun sens. Mais il y a aussi ici une communauté forte de citoyens russes qui s’affairent vingt-deux heures par jour contre le régime, qui prennent part à cette lutte entre le monde civilisé et le régime de Poutine. Quant à retourner en Russie pour se battre, c’est peut-être un choix raisonnable pour certaines personnes, mais nous travaillons avec des journalistes, des activistes politiques, des personnes qui ne peuvent rien faire en Russie, car leur sécurité y est immédiatement compromise. Ces activistes sont bien plus utiles s’ils partent à l’étranger, s’ils reçoivent l’assistance d’un autre pays pour continuer de se battre. Nous savons que ce combat est notre responsabilité. Nous ne voulons pas échapper à notre responsabilité. Mais nous ne servons à rien si nous sommes arrêtés ou tués. De l’étranger, nous pouvons interpeller la société, nos amis, nos concitoyens, essayer d’expliquer ce qui se passe dans le pays, nous opposer aux récits de la propagande. Nous pouvons aider les communautés européennes à comprendre la Russie. Aider à rendre les sanctions plus efficaces. En somme, nous pouvons faire beaucoup, et nous le faisons. Il y a aujourd’hui plusieurs milliers de personnes engagées politiquement qui doivent recevoir une assistance, car sans elles rien ne peut changer. Et un jour elles formeront la nouvelle Russie libre. »

Auteur et journaliste indépendant issu de l’ENS Ulm, où il a suivi des études de Lettres Modernes. Il a notamment effectué un reportage de plusieurs mois au sein de la communauté d’expatriés russes en Géorgie, pays où il se rend depuis régulièrement.

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