Pascal Avot, publicitaire et catholique, s’insurge contre le mensonge systémique qui est la marque de fabrique de Moscou. Car ce mensonge infecte certains milieux en France et ailleurs, et notamment celui des catholiques intégristes, qui voient en Poutine le sauveur de la civilisation chrétienne se battant contre la « pourriture occidentale ».
Quiconque s’intéresse au conflit en cours en Ukraine est fondé à conclure que le régime poutinien ment. Et il ne ment pas beaucoup, comme on pourrait s’y attendre de la part d’un pays en guerre, ni énormément, comme s’y emploient en général les tyrannies, mais tout le temps. Depuis dix mois, a-t-on entendu le Kremlin énoncer une seule vérité claire et nette ? Jamais.
Depuis le déclenchement de sa guerre contre l’Ukraine, Moscou émet un flot ininterrompu de trucages, de désinformation et de contre-vérités, au point qu’elle semble incapable de reconnaître que deux et deux font quatre. Un phénomène quasi surnaturel, dont il convient de définir les motifs historiques.
La Russie tsariste mentait. Les fameux « villages Potemkine » sont devenus des cas d’école de l’illusionnisme étatique. Ce n’était qu’un début.
Au XXe siècle, la Russie a traversĂ© soixante-dix ans de communisme pur et dur. L’intensitĂ© du totalitarisme a variĂ© selon les Ă©poques, avec plus ou moins de terreur, de dĂ©portations de masse et d’exĂ©cutions sommaires, mais il est un Ă©lĂ©ment du système qui n’a jamais variĂ© d’un iota : la langue de bois. De la prise du pouvoir par LĂ©nine Ă l’effondrement du système sous Gorbatchev, le seul langage politique officiel, le seul autorisĂ© et obligatoire, a Ă©tĂ© cette langue glaciale, aveugle, mĂ©canique, d’une rigiditĂ© d’acier, d’oĂ¹ toute humanitĂ©, toute Ă©motion, toute ironie sont exclues. Innombrables, les innocents qui ont fini au Goulag ou se sont vus ficher une balle dans la nuque parce qu’ils refusaient de la parler.
La langue de bois est le langage de l’idĂ©ologie. Comme l’a parfaitement vu Orwell dans 1984, elle est lâ€™Ă¢me du totalitarisme, le dĂ©mon qui vous possède et fait de vous un mutant, un zombie. Alain Besançon a cette formule dĂ©cisive : « La langue de bois ne veut pas Ăªtre crue, elle veut Ăªtre parlĂ©e. » Peu importe que vous soyez sincère ou non, fidèle au rĂ©gime ou secrètement opposant : dès l’instant oĂ¹ elle sort de votre bouche, vous lui appartenez, vous participez Ă la fiction qui veut remplacer la rĂ©alitĂ©, vous prĂªtez main-forte Ă la destruction du monde. Les Russes ont vĂ©cu soixante-dix ans sous le joug de cette dictature linguistique. Leurs esprits ont Ă©tĂ© profondĂ©ment contaminĂ©s par le nĂ©ant.
Dans la vision métaphysique de Lénine, la vérité telle que nous la concevons n’existe pas : elle n’est qu’un reflet de la matière, laquelle est pur mouvement et auto-contradiction permanente. Ce qui est vrai un jour peut s’avérer faux le lendemain et redevenir vrai le surlendemain. L’histoire universelle mène inexorablement à la révolution, mais les chemins qui peuvent déclencher l’embrasement final et salvateur sont en nombre infini. Dans un tel contexte philosophique, le mensonge au sens chrétien — d’une participation au mal — n’existe pas non plus : le bolchevique qui ment au capitaliste participe à la vérité.
La langue de bois ne tente donc jamais d’entrer en contact avec la vĂ©ritĂ©, ni, Ă travers elle, avec la rĂ©alitĂ©. Elle est un espace autonome, abstrait, oĂ¹ ce qui est et ce qui n’est pas sont parfaitement interchangeables. RĂ©versibilitĂ© admirablement dĂ©crite par Orwell avec les guerres entre l’OcĂ©ania, l’Estasia et l’Eurasia, dont la combinaison change sans cesse, chacune devant Ăªtre acceptĂ©e comme la seule possible, immuable, par les esclaves de Big Brother. Mais revenons Ă Poutine.
Il ment tout le temps pour trois raisons majeures. D’abord, parce que, à l’instar de Lénine, il ne croit pas un seul instant à l’existence de la vérité. Il pense que le goût pour le vrai est la lubie des faibles, des idiots et des gogos. Il a été élevé dans l’étau brejnévien : la langue de bois est sa langue maternelle. Ensuite, élève très appliqué de l’école du KGB, il a appris toutes les techniques soviétiques de l’art de la désinformation. Il est bien plus qu’un simple vecteur du mensonge : il a appris à incarner la fausseté, elle est inscrite dans sa chair, dans son ego. Les fausses identités ont formé son modus vivendi. Enfin, il est entouré de spin doctors qui ont agrégé aux cours magistraux et aux travaux pratiques du KGB les découvertes de la psychologie et du marketing occidentaux. Le résultat est une usine à mensonges d’une prodigieuse efficacité.
Les Français les plus lucides sur le poutinisme ont tendance Ă considĂ©rer nos compatriotes poutinolĂ¢tres comme des fieffĂ©s imbĂ©ciles ou des traĂ®tres patentĂ©s. Pour la plupart, c’est les juger trop vite. Car, depuis vingt-deux ans qu’il est au pouvoir, Poutine a mis en place une campagne de communication politique aux dimensions du continent, extraordinairement performante. En matière publicitaire, on juge l’arbre Ă ses fruits et les faits sont lĂ : des millions d’EuropĂ©ens regardent Vladimir le Grand comme un sage, un maĂ®tre Ă penser, un glorieux conquĂ©rant. Il suffit de se pencher sur les couronnes de laurier que lui lancent, avec des yeux embuĂ©s, les milieux catholiques traditionalistes pour juger de la puissance de son emprise intellectuelle sur notre pays. Que cela plaise ou non, certains espèrent qu’il va les « sauver ». Ils ne voient mĂªme plus qu’ils plongent dans l’idolĂ¢trie que vomit leur Seigneur.
Ainsi, ce lecteur du site intĂ©griste Le Salon beige, qui Ă©crit : « Dieu bĂ©nisse Vladimir Poutine et l’accompagne dans son chemin de conversion. Puisse Dieu nous envoyer un homme de sa trempe, ici, en enfer libĂ©ral. » Ă€ quoi rĂ©pond un autre : « Que Dieu convertisse le cÅ“ur de Poutine et fortifie son bras. Hourra ! » Sur le mĂªme site, on parle du « sage Poutine » qui « assume avec fiertĂ© son hĂ©ritage et sa primautĂ© chrĂ©tienne » dans « ses discours empreints de spiritualitĂ©, car il ne veut pas de nos mÅ“urs sataniques ». Bref : « Un homme providentiel pour son pays, pour le monde et pour la chrĂ©tientĂ©, mĂªme si l’Occident dĂ©cadent et apostat le ne le comprend pas ! »
Comme le dit Alain Besançon, « ils croient qu’ils savent, ils ne savent pas qu’ils croient ». En divinisant inconsciemment Poutine, ils quittent l’orbite de la chrétienté : voilà de quoi est capable le mensonge russe. Ces pauvres gens ne sont pourtant pas des aliénés mentaux, mais Moscou est capable de les rendre momentanément fous à lier, comme il l’a fait avec les milieux communistes occidentaux tout le long de l’histoire soviétique.
Le pouvoir russe est addict au mensonge. Sans lui, la supercherie de la « puissance eurasienne qui va sauver la civilisation » se verrait Ă l’œil nu et les foules — pas seulement en Russie — lui montreraient les dents. Sans le mensonge systĂ©matique et systĂ©mique, Poutine serait perçu pour ce qu’il est : un mafieux XXL, membre Ă©mĂ©rite des services secrets les plus meurtriers du XXe siècle et prĂ©dateur insatiable de son propre peuple comme de ses voisins. Tout le contraire du patriote et de l’homme d’ordre devant lequel tant de droites europĂ©ennes mettent un genou Ă terre. Il ne survivrait sans doute pas Ă la chute de son masque. Il est celui qui ne peut plus Ăªtre lui-mĂªme.
Et puis, ultime raison, peut-Ăªtre la plus dĂ©cisive, Poutine ment tout le temps parce qu’il ignore dans quel univers il vit. Comme le signalent des experts, tels que Galia Ackerman et Françoise Thom, il ne lit pas les journaux, ne sait pas se servir d’un ordinateur ni d’un smartphone : il n’accède Ă l’information locale et mondiale que via la tĂ©lĂ©vision russe, qui rĂ©pète en boucle ce qu’il pense, et les rapports que lui remettent les officiers des services secrets, qui le craignent bien trop pour le confronter Ă l’exactitude des faits. Il ne dit jamais la vĂ©ritĂ© parce qu’il ne la voit pas, ne l’entend pas, ne la frĂ©quente en aucune manière. Et si d’aventure il l’entendait, il la punirait, car ce vieillard mĂ©galomane, paranoĂ¯aque, multimilliardaire sans mĂ©rite, enfermĂ© dans son bunker, au cÅ“ur d’une guerre absurde qu’il n’aurait jamais dĂ» dĂ©clencher et qui fait de lui un paria, n’est plus en mesure de dĂ©tecter l’écart chaque jour plus abyssal entre son dĂ©lire et le verbe Ăªtre.
Nous avons besoin de nous débarrasser du mensonge russe, bien plus encore que de Vladimir Poutine. Ce sera long et difficile : la douloureuse mission de toute une génération, au bas mot.
Conseil en stratégies de communication indépendant : communications grand public, RP, interne, et de crise. Il écrit régulièrement pour le journal en ligne Contrepoints.