Pas de paix sans défaite du régime de Poutine

Il ne suffit pas que l’Ukraine ne perde pas, affirme l’essayiste. Il faut que les dirigeants occidentaux aient une vision claire : la défaite du régime de Poutine est nécessaire, car le monde occidental ne peut s’accommoder d’une Russie qui fait de la force et de la violence le principe des rapports internationaux.

« L’Ukraine ne peut pas perdre. » Par ces mots, le président français Emmanuel Macron exprimait, il y a quelques jours, sans doute moins une certitude qu’une inquiétude et une conviction : si jamais la Russie enfonçait dans les semaines ou les mois qui viennent les lignes de défense des troupes de Kyïv, la situation serait désastreuse non seulement pour l’Ukraine, mais pour l’Europe et, au-delà, pour tout l’Occident. Autrement dit : notre intérêt, c’est de faire en sorte que l’Ukraine ne soit pas défaite.

Mais quelle est la situation sur le terrain ? L’échec de la contre-offensive ukrainienne de cet été laisse le pays dans une situation de fragilité considérable. Les livraisons d’armes occidentales ne sont pas suffisantes pour contrebalancer la puissance de l’armée russe qui, dans bien des domaines, a tiré les leçons de ses échecs, progressant significativement en matière de drones et en matière de brouillage électronique. Sur les points les plus chauds de la ligne de front, dans la région de Koupiansk, le déséquilibre du rapport de force en matière d’artillerie est patent : 10 000 obus tirés par jour par les Russes contre 2 000 par les Ukrainiens ! Les derniers chiffres donnés pour la bataille d’Avdiivka à quelques kilomètres de Donetsk indiquaient même un rapport de 10 contre 1 en faveur des assaillants !

Moscou peut compter sur les abondantes livraisons d’armes nord-coréennes — dont les obus sont sans doute de piètre qualité, mais dont les missiles sont d’une efficacité bien plus redoutable —, comme sur celles de l’Iran — principalement des drones en quantité qui lui permettent d’essayer de saturer les défenses antiaériennes de Kyïv, pour dégager la voie à des Kinjal, des Iskander, des S300, des X-22 et autres engins dévastateurs. De surcroît, Washington a annoncé que les États-Unis ne seraient pas capables de livrer davantage de missiles Patriot. Les stocks disponibles pour l’Ukraine sont vides ou en voie d’épuisement, et la guerre en Israël déclenchée par le massacre commis par le Hamas le 7 octobre dernier — et ses suites, notamment le harcèlement des navires qui circulent aux abords du détroit de Bab el-Mandeb qui ferme la mer Rouge par des rebelles houthis depuis le Yémen — n’a rien arrangé.

Le retard occidental dans les livraisons d’armes se fait donc cruellement sentir, et il se dit déjà que l’équilibre ne pourra pas être rétabli au cours de l’année 2024. Avec beaucoup de retard, les Occidentaux entrent peu à peu sinon dans une véritable économie de guerre, mais dans une phase de forte réactivation de leur industrie militaire. Le 12 janvier, Thierry Breton, commissaire européen en charge de l’industrie de défense proposait la création d’un fonds de 100 milliards d’euros pour développer la défense de l’Union européenne — il faut encore que cette proposition soit validée et financée — et annonçait que l’UE serait capable d’ici mars ou avril prochain de produire « un million de munitions ». C’est ce qui avait été promis en mars 2023 à Kyïv, mais en novembre on avait seulement atteint le chiffre de 300 000 obus livrés. « Fin 2024, poursuivait-il, les usines européennes devraient pouvoir produire 1,3 à 1,4 million de munitions sur le sol européen. »

C’est bien entendu un tournant. Enfin. Il aura fallu que surgisse le spectre d’une possible victoire russe et qu’on en mesure les conséquences. Il aura fallu également que le lancement de la campagne électorale américaine rende plus perceptible le danger d’une victoire de Donald Trump, alors que depuis la fin de l’année dernière, la minorité MAGA (les trumpistes) des élus républicains à la chambre des représentants bloque le vote des crédits de l’assistance américaine à l’Ukraine. La peur d’être abandonnés par l’Amérique et la perspective que Moscou puisse avoir des velléités de frapper au-delà de l’Ukraine mobilisent désormais les Européens. Mais le temps perdu ne sera pas rattrapé : les obus, les missiles et les avions qui manquent aux Ukrainiens vont se payer en vies humaines sur la ligne de front et sous les bombardements russes. Qu’en sera-t-il dans les semaines et mois à venir, avant que l’effort européen porte ses fruits ?

Il y a certes d’incontestables succès ukrainiens : le trafic céréalier en mer Noire à partir d’Odessa et des ports voisins a pratiquement retrouvé le volume d’avant le début de la guerre et la marine russe a dû battre en retraite ; la Crimée, à portée de drones, de missiles Scalp et Storm Shadow est dans une situation d’insécurité majeure, il ne manque que les Taurus que l’Allemagne rechigne toujours à livrer pour rendre définitivement le pont de Kertch impraticable ; l’aviation russe a été, elle aussi, lourdement frappée, notamment avec la destruction le 12 janvier dernier d’un Iliouchine A-50M, appareil d’observation et de commandement comparable aux AWACS occidentaux ; les frappes de drones en profondeur dans le territoire russe se poursuivent, et des infrastructures gazières et pétrolières de la région de Saint-Pétersbourg ont été atteintes.

Pourtant ces succès n’allègent pas la pression sur la ligne de front. Et à ce sujet, les interprétations sont contradictoires et la lecture des événements jour après jour est cyclothymique. Les experts militaires disent que l’armée russe n’a plus les moyens de faire une véritable percée qui pourrait déterminer à court terme le sort de la guerre, mais les mêmes constatent que chaque jour elle grignote du terrain et que les troupes de Kyïv sont au bord de la rupture. Dans la population ukrainienne, l’enthousiasme de la première année de guerre pour rejoindre l’armée n’est plus de mise quand bien même personne n’est disposé à accepter une victoire russe… Sans doute cet enthousiasme a-t-il été largement refroidi par la déception qui a suivi l’échec de la contre-offensive de l’été dernier et par les limites visibles du soutien occidental, dont les buts politiques sont encore marqués par l’ambiguïté. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les hésitations du président Zelensky à signer une loi de mobilisation qui permettrait de recruter autour de 400 000 hommes.

La situation est donc difficile et complexe. Mais si l’on n’en est plus à dire qu’ « il ne faut pas humilier la Russie », dans les capitales ouest-européennes, comme à Washington, on ne souhaite pas non plus la défaite de Moscou. Comme au moment de l’effondrement de l’Union soviétique, les Occidentaux sont tétanisés par la question de savoir ce qu’il adviendra de la Russie et de son arsenal nucléaire. Pour certains, s’il faut montrer à Poutine que l’aventure militaire qu’il a lancée il y a bientôt deux ans en espérant une victoire rapide est vouée à l’échec, les Ukrainiens et nous devrons pour longtemps nous accommoder du régime russe actuel et de sa dangerosité. Il faudrait en quelque sorte en revenir à une nouvelle stratégie de « containment », comme à l’époque de la guerre froide. Cela signifierait une guerre qui se poursuivrait à petit feu en Ukraine et le maintien de la population russe sous le joug d’un régime dictatorial et criminel !

C’est aussi oublier que la situation est radicalement différente de celle de la guerre froide. L’objectif, annoncé par Poutine lors de la conférence de Munich en 2007, de mettre fin à l’ordre international hérité de l’après-guerre et des lendemains de la chute du mur de Berlin est aujourd’hui partagé par la Chine, la Corée du Nord, l’Iran. La Turquie, quoique membre encore fiable de l’OTAN, n’en pense guère moins. La Hongrie et la Slovaquie minent la cohésion de l’Union européenne en freinant l’aide à l’Ukraine. Et au cœur même des nations européennes, les partisans de régimes « souverainistes » ne cessent de progresser au point qu’il y a lieu d’être inquiet du résultat de l’élection du parlement de l’UE en juin prochain. Les lieux de conflits ouverts ou larvés se multiplient sur la planète, de sorte que l’on pourrait dire que Poutine et ses alliés ont désormais refermé la parenthèse naguère ouverte par Staline du « socialisme dans un seul pays ». Il n’est certes plus question d’étendre le communisme à toute la planète, mais ce qui est en cause, c’est l’idée même d’un ordre international réglé par le droit, l’idée d’un monde libéral, au sens politique qui vise une limitation des pouvoirs quels qu’ils soient. Pouvons-nous nous accommoder d’un régime à Moscou qui fait de la force et de la violence le principe des rapports internationaux ? Nous le pouvons d’autant moins que ce régime entretient des liens profonds avec les organisations criminelles transnationales dont on voit, aujourd’hui en Équateur, à quel point elles sont puissantes, à quel point leur présence mine la cohésion des sociétés, et comment elles œuvrent, elles aussi, à défaire tout ce qui s’oppose à leurs intérêts.

Sans nul doute, un tournant s’amorce en matière de renforcement des industries de défense en Europe et donc de notre capacité de production d’armement et de soutien militaire à l’Ukraine. On peut raisonnablement penser que celle-ci tiendra face à l’armée russe — difficilement et en payant le prix fort — le temps que nous atteignions les volumes nécessaires. Le temps aussi que les avions de combat, demandés depuis le début de la guerre et promis tardivement arrivent et produisent leur effet. Mais l’objectif doit être clarifié. Nous ne pouvons pas seulement vouloir éviter que l’Ukraine perde. Il s’agit non pas de détruire la Russie, mais de lui permettre de se délivrer du régime qui l’opprime. Le retour de la paix dans le monde n’est pas envisageable autrement. Une défaite de Poutine devrait ramener à la raison ses différents alliés. Lui laisser du temps, au contraire, ne peut que contribuer à rendre le monde plus dangereux. Les Occidentaux l’ont-ils vraiment compris ?

bouthors

Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.

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