La mort d’Alexeï Navalny provoquée par le pouvoir russe a suscité une vague d’indignation à travers le monde. Philippe de Lara se penche sur cette figure à caractère héroïque, emblématique de la résistance au régime de Poutine, pour y déceler un lien entre le sort des prisonniers politiques d’aujourd’hui et les dissidents soviétiques de jadis.
L’acharnement et la cruauté de Poutine contre Alexeï Navalny ont fait de lui le symbole de l’opposition à son régime. La mort de Navalny, bien que voulue par Poutine, a mis le régime dans l’embarras. À quelques semaines de la parodie d’élection présidentielle, il ne savait pas quoi faire de ce cadavre. Il n’a pas osé le faire enterrer en catimini, grâce à l’action courageuse de la mère de Navalny et à la mobilisation de ses partisans en Russie. La tombe de Navalny dans un petit cimetière de Moscou est pour longtemps une épine dans le pied de Poutine. Ses obsèques ont donné lieu à une manifestation courageuse, la première de cette ampleur depuis le début de la guerre.
Qui est Navalny pour susciter un tel sursaut de conscience ? On a loué son courage, immense, jusqu’au sacrifice suprême : en rentrant en Russie en janvier 2021, il est allé au-devant de la mort, comme son ami Boris Nemtsov, assassiné devant le Kremlin en 2015 parce que Poutine ne lui pardonnait pas son engagement contre l’agression de l’Ukraine et, en particulier, l’annexion de la Crimée. Navalny, lui, a longtemps louvoyé sur la question ukrainienne. Il avait approuvé l’annexion sur le moment, puis était revenu sur cette position, mais sans exprimer clairement sa condamnation. Beaucoup de gens, surtout en Ukraine, ont été choqué par ce qui apparaissait comme un déni de la souveraineté de l’Ukraine ou, au mieux, un calcul politicien : Navalny avait en effet misé son action politique sur une campagne contre la corruption du régime ( « Russie Unie, parti d’escrocs et de voleurs ») et voulait rassembler le plus grand nombre possible de forces en Russie autour de ce mot d’ordre, et éviter pour cela les sujets qui divisent. Au crédit de Navalny, il faut ajouter qu’il savait écouter et a changé sur beaucoup de questions au cours de sa brève carrière. Il est injuste de le cataloguer ad vitam aeternam sous les traits du jeune homme qui fricotait à ses débuts en politique avec les milieux nationalistes et xénophobes. Navalny n’était pas alors un politicien professionnel mais un jeune avocat qui cherchait à se rapprocher de n’importe quel parti ou mouvement dès lors qu’il n’était pas à la solde du Kremlin. Je comprends que certains, notamment des Ukrainiens, reprochent amèrement à Navalny ses « fautes » sur l’Ukraine. Ils y voient une expression typique de la conscience impériale si profondément ancrée dans la mentalité russe. C’est cette conscience impériale qui pousse tant de Russes à préférer la force à la liberté et le cynisme à la vérité, au point de sombrer dans une effrayante apathie morale face aux crimes épouvantables commis en Ukraine1. Ceux-là ont donc du mal à accepter que le courage et le martyr de Navalny en aient fait l’étendard de l’opposition démocratique en Russie. D’autres excusent Navalny au nom des difficultés de l’opposition politique sous un régime de fer, et du choix tactique de tout miser sur la lutte contre la corruption.
Je pense que les uns et les autres sont injustes avec Navalny parce qu’ils ne le voient que comme un homme politique, qu’on doit juger sur ses propositions. En effet, Navalny aspirait à faire de la politique afin de changer le pays. En 2013, il a failli gagner la mairie de Moscou, et en 2018, il voulait se présenter à l’élection présidentielle, mais n’a pas été admis à participer au scrutin. Dès lors, il comprit que Poutine avait tué toute politique en Russie et qu’il fallait agir sur un autre plan. C’est sa grandeur et son génie. Par son activisme contre la corruption de Poutine et de sa clique, il visait à réveiller la conscience morale des Russes. Il y a d’ailleurs réussi en partie : sa Fondation contre la corruption mobilisait des dizaines de milliers de gens dans toute la Russie. Dans les dernières années de sa vie, Alexeï Navalny était en train de ressusciter la dissidence, c’est-à-dire une forme de protestation morale à la fois individuelle et collective.
La dissidence a joué un rôle clé dans l’effondrement de l’URSS, la protestation morale était devenue une force politique avec les « groupes d’Helsinki », créés dans les années 1970 pour surveiller le respect par l’URSS des accords d’Helsinki2 en matière de droits de l’Homme. Ces groupes ont mis le régime en difficulté en prenant, en quelque sorte, le mensonge soviétique au mot. Dans un régime normal, la politique qui se prend pour la morale est la pire des choses, synonyme d’hypocrisie et d’impuissance. Mais, sous un régime totalitaire, la morale devient une politique. C’est ce que Navalny avait compris et a incarné dans sa vie. Parmi les dissidents, il y avait des socialistes comme Piotr Grigorenko, des chrétiens slavophiles comme Soljenitsyne, des libéraux comme Boukovski, des refuzniks comme Sharanski, des nationalistes ukrainiens comme Ivan Dziuba etc., mais ces différences ne comptaient pas. Seuls importaient le courage, la solidarité dans l’action et l’intégrité morale.
La dissidence avait disparu dans la Russie de Poutine parce que l’opinion russe (comme l’opinion internationale) était prisonnière de l’illusion d’une vie démocratique en Russie — pluralisme des partis, élections périodiques —, illusion de normalité politique qui masquait la persistance et l’aggravation du totalitarisme. Navalny a su se libérer de cette illusion et retrouver l’esprit de la dissidence.
À la veille de sa mort, il avait entamé une correspondance avec une grande figure de la dissidence, le refuznik Natan Sharanski, (qui avait émigré en Israël en 1986, après 2 ans d’interrogatoires et 9 ans de goulag), dont il venait de lire les mémoires, Tu ne craindras point le mal3. D’emblée, les deux hommes se sont reconnus comme frères en dissidence. Navalny écrit :
« Votre livre donne de l’espoir parce que la similitude entre les deux systèmes — celui de l’Union soviétique et celui de la Russie de Poutine —, leur ressemblance idéologique, leur hypocrisie comme fondement du régime, et la continuité de l’un à l’autre, garantissent une chute aussi inévitable que celle à laquelle nous avons assisté.
[…] Vous écrivez que les dissidents politiques emprisonnés conservent “le virus de la liberté” et qu’il est important d’empêcher le KGB d’inventer un vaccin contre ce virus. Hélas, ils ont inventé ce vaccin. Pourtant, dans la situation actuelle, ce ne sont pas eux qui sont à blâmer, mais nous, nous qui pensions naïvement qu’il n’y aurait pas de retour en arrière possible. Et que, pour de bonnes causes, on pouvait truquer un brin les élections ici, influencer un peu les tribunaux là, étouffer un tantinet la presse ailleurs. Malgré tout, le “virus de la liberté” est loin d’être éradiqué. Ce ne sont plus des dizaines ou des centaines, comme autrefois, mais des dizaines et des centaines de milliers d’individus qui n’ont plus peur de se lever pour la liberté et contre la guerre, malgré les menaces auxquelles ils s’exposent.
Beaucoup d’entre eux puisent de la force et de l’inspiration dans votre histoire et votre héritage. Je suis certainement l’un d’eux. Je vous remercie.
J’ai recopié, pour moi-même, ces mots de votre livre : “Chana Haba’a B’Yerushalayim [L’an prochain à Jérusalem].” »
Sharanski lui répond :
« Mon cher et très respecté Alexeï,
J’ai été bouleversé en recevant votre lettre. La seule pensée qu’elle vient directement du ChIZO (le mitard), où vous avez déjà passé cent vingt-huit jours, me bouleverse — comme un vieil homme serait bouleversé en recevant une lettre de son “alma mater”, l’université où il a passé ses années de sa jeunesse.
Alexeï, vous n’êtes pas un simple dissident — vous êtes un dissident “avec du style”.
[…] Je vous souhaite — aussi dure que la détention puisse être physiquement — de conserver votre liberté intérieure.
En prison, j’ai découvert que, outre la loi de la gravitation universelle des particules, il existe aussi une loi universelle de la gravitation des âmes. En restant un homme libre en prison, Alexeï, vous touchez l’âme de millions de personnes dans le monde. »
Alors que beaucoup d’observateurs nous disaient qu’il ne fallait pas surestimer l’importance de Navalny, qu’il était aujourd’hui bien oublié en Russie, Sharanski a eu l’intuition prémonitoire de la secousse immense provoquée par la mort de Navalny et de la force morale qu’elle est en train de soulever.
Des slogans clamés lors des funérailles, je crois que le plus important était : « Pardonne-nous ! » Par son exemple, la figure de Navalny est en train de déchirer la déchéance morale dans laquelle la zombification poutinienne a enfermé les Russes, avec leur consentement. Consentement qu’il leur faut expier pour devenir libre, comme l’était Alexeï Navalny.
Maître de conférences à l’université Paris II Panthéon-Assas. Enseigne la philosophie et la science politique. Collaborateur régulier de Commentaire, chroniqueur au magazine Ukrainski Tyzhden. Ses travaux portent sur l’histoire du totalitarisme et les sorties du totalitarisme. A notamment publié: Naissances du totalitarisme (Paris, Cerf, 2011), Exercices d’humanité. Entretiens avec Vincent Descombes (Paris, Pocket Agora, 2020).
Notes
- Comme l’a si bien décrit Iegor Gran dans Z comme zombie.
- Du nom de la conférence pour la sécurité et la coopération en Europe qui avait abouti à un « Acte final » signé à Helsinki par 35 États, dont l’URSS et ses satellites, et qui comportait une « Déclaration finale sur les principes régissant les rapports entre les États signataires » en dix points, dont le 7e : le respect de droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
- Natan Sharanski, Fear No Evil, 1988, publié la même année en français chez Grasset. Benoît Vitkine a présenté et publié ces lettres du goulag dans Le Monde. Leur traduction anglaise est en libre accès sur The Free Press.